antiquePérez-Reverte,ArturoUn jour de colèrefraPérez-Reverte,Arturocalibre 0.8.3813.2.201213cee945-f2da-4c88-9b15-c3a89c7114bd1.0

ARTURO PÉREZ-REVERTE

UN JOUR

DE

COLÈRE

Traduit de l’espagnol

par François Maspero

ÉDITIONS DU SEUIL

Titre original : Un dia de cólera

Ce récit n’est ni une fiction ni un livre d’Histoire. Il n’a pas non plus de personnage principal, car les hommes et les femmes qui participèrent aux événements du 2 mai 1808 à Madrid ont été innombrables. Héros et couards, victimes et bourreaux, l’Histoire a retenu le nom de beaucoup d’entre eux : le décompte des morts et des blessés, les rapports militaires, les Mémoires écrits par des acteurs de premier ou de second plan de la tragédie, fournissent des éléments précis à l’historien et limitent l’imagination du romancier. Tous les individus qui apparaissent ici sont authentiques, de même que les scènes décrites et une bonne part des paroles prononcées. L’auteur se borne à réunir dans une histoire collective un demi-millier d’histoires particulières consignées dans les archives et les livres. La part de l’imaginaire se réduit donc à l’humble tâche de cimenter entre elles les pièces du dossier. Avec cette liberté minimale qui justifie le mot « roman », ces pages prétendent redonner vie à ceux qui, deux cents ans durant, n’ont été que des personnages anonymes sur les gravures et les tableaux de l’époque, ou des victimes brièvement citées dans les documents officiels.

Ils dédaignèrent l’intérêt, pour ne s’occuper que de l’injure ; ils s’indignèrent à l’idée de l’offense, se révoltèrent à la vue de la force, tous coururent aux armes. Les Espagnols en masse se conduisirent comme un homme d’honneur.

Napoléon Bonaparte, cité par Las Cases,

Mémorial de Sainte-Hélène

J’ai pour ennemi une nation de douze millions d’âmes enragées jusqu’à l’indicible. Tout ce qui s’est fait ici le 2 mai est odieux. Non, Sire. Vous êtes dans l’erreur. Votre gloire se perdra en Espagne.

Lettre de Joseph Bonaparte

à son frère l’Empereur

Ceux qui relevèrent le défi n’appartenaient pas à l’élite. Celle-ci accepta totalement la plaie napoléonienne et, au nom des idées nouvelles, elle se laissa tondre et imposer l’uniforme impérial. Ceux qui sauvèrent l’Espagne furent les ignorants, ceux qui ne savaient ni lire ni écrire… L’honneur de l’Espagne a été uniquement représenté sur la scène politique européenne par ce peuple inculte qu’un artiste aussi inculte et génial que lui, Goya, a symbolisé dans cet homme qui, les bras écartés, la poitrine dénudée, les yeux étincelants, hurle devant les balles qui le menacent.

Ángel Ganivet, Granada la bella

À Étienne de Montety, gabacho

1

Sept heures du matin et huit degrés sur l’échelle de Réaumur aux thermomètres de Madrid. Cela fait deux heures que le soleil est monté de l’horizon et, de l’autre bout de la ville, découpant les tours et les clochers, il éclaire la façade de pierre blanche du Palais royal. Il a plu pendant la nuit et des flaques stagnent encore sur la place, sous les roues et les sabots des chevaux de trois berlines vides qui viennent de s’arrêter devant la porte du Prince. Le comte Selvático, gentilhomme florentin de la suite de la reine d’Étrurie – veuve, fille de l’ancien roi Charles IV et de la reine María Luisa –, sort un moment, grand-croix de Charles III sur son habit de cour, observe les voitures et rentre. Quelques Madrilènes oisifs, pour la plupart des femmes, regardent avec curiosité. Ils ne sont pas plus d’une douzaine et tous restent silencieux. Une des sentinelles qui gardent la porte s’appuie nonchalamment sur son fusil, baïonnette au canon, à côté de sa guérite. En réalité, cette baïonnette est sa seule arme : par ordre supérieur, sa cartouchière est vide. En entendant les cloches de l’église voisine de Santa María, le soldat lance un coup d’œil à son camarade et bâille : une heure encore, avant la relève.

Dans presque toute la ville le calme règne. Les commerces matinaux ouvrent, et les marchands installent leurs étals sur les places. Mais cette apparence de vie normale diminue aux approches de la Puerta del Sol : du côté de San Felipe et de la rue Postas, de la rue Montera, de l’église du Buen Suceso et des éventaires des librairies de la rue Carretas encore fermées, se forment des petits groupes de citadins qui convergent vers la porte de l’hôtel des Postes. Et à mesure que la ville s’éveille et s’anime, de plus en plus de personnes apparaissent aux fenêtres et aux balcons. Le bruit court que Murat, grand-duc de Berg et représentant de Napoléon en Espagne, veut conduire aujourd’hui la reine d’Étrurie et l’infant don Francisco de Paula en France, pour les réunir aux anciens rois et à leur fils Ferdinand II qui sont déjà à Bayonne. Ce qui inquiète le plus, c’est l’absence de nouvelles du jeune roi. Deux courriers que l’on attendait de là-bas ne sont toujours pas arrivés, et les gens murmurent. La rumeur dit qu’ils ont été interceptés. On dit aussi que l’Empereur veut garder tout ce monde ensemble pour le manœuvrer plus commodément et que le jeune Ferdinand VII, qui s’y oppose, a envoyé des instructions secrètes à la Junte de Gouvernement que préside son oncle, l’infant don Antonio. On rapporte qu’il a déclaré : « Ils ne m’ôteront la couronne qu’avec la vie. »

Tandis que les trois berlines vides stationnent devant le Palais, de l’autre côté de la Calle Mayor, à la Puerta del Sol, l’enseigne de frégate Manuel María Esquivel, accoudé à la balustrade de fer du balcon de l’hôtel des Postes, observe les attroupements qui se forment. Ils sont pour la plupart composés d’habitants des maisons voisines, domestiques envoyés aux nouvelles, vendeurs, artisans et employés, auxquels viennent se joindre les petites gens du Barquillo, de Lavapiés et des quartiers populaires du sud. L’œil exercé d’Esquivel a également repéré des groupes isolés de trois ou quatre individus qui n’ont pas l’allure de Madrilènes et se maintiennent silencieusement à distance. Ils affectent de ne pas se connaître entre eux, mais tous ont en commun leur jeunesse et leur vigueur. Ils font sûrement partie des hommes qui sont arrivés la veille, dimanche, d’Aranjuez et des localités voisines, et qui, pour une raison ou une autre – mais dont aucune ne peut être bonne, pense l’enseigne de frégate –, n’ont pas encore quitté la ville. Il y a aussi des femmes, car elles ont l’habitude de se lever tôt : beaucoup portent un panier, elles bavardent en répétant les rumeurs et les plaisanteries qui circulent depuis quelques jours, amplifiées encore par les incidents de la veille, quand Murat s’est fait conspuer en se rendant à une revue militaire au Prado. Son escorte malmenait la foule pour s’ouvrir un passage, et il lui a fallu au retour faire appel à la cavalerie et à quatre canons, tandis que le peuple chantait :

Par pragmatique sanction

Ordre est donné de publier

Que le pot de chambre désormais

S’appellera Napoléon.

Esquivel, qui commande le peloton de grenadiers de la Marine venu prendre position à l’hôtel des Postes la veille à midi, est un officier prudent. De plus, les traditions de discipline de la Flotte compensent sa jeunesse. Les ordres sont d’éviter les problèmes. Les Français sont sur le pied de guerre, et l’on craint qu’ils n’attendent qu’un prétexte sérieux pour frapper un grand coup qui ramènera la ville à la raison. C’est ce qu’a dit la nuit précédente, vers les onze heures, le lieutenant général don José de Sexti : un Italien au service de l’Espagne, personnage peu sympathique, qui préside pour la partie espagnole la commission mixte chargée de régler les incidents – de plus en plus fréquents – entre Madrilènes et soldats français.

— Sur le pied de guerre, comme je vous le dis, insistait Sexti. Les soldats de l’armée impériale font des difficultés pour me laisser passer devant la caserne du Prado Nuevo, sans tenir compte de mon uniforme… Tout cela sent très mauvais, je vous assure…

— Et il n’y a aucune instruction précise ?

— Précise ?… Ne divaguez pas, mon cher. La Junte de Gouvernement ressemble à un poulailler, et le renard est à l’intérieur.

Les deux militaires en étaient là de leur conversation quand ils ont entendu un bruit de chevaux qui les a fait sortir à temps pour voir un fort parti de Français qui se dirigeait au galop vers le Buen Retiro, sous la pluie, afin de rejoindre les deux mille hommes qui y campent avec de l’artillerie. À ce spectacle, Sexti a filé en grande hâte, sans prendre le temps de dire au revoir, et Esquivel a envoyé un nouveau messager à ses supérieurs pour demander des instructions, sans recevoir de réponse. En conséquence, il a mis ses hommes en état d’alerte et renforcé la vigilance durant le reste de la nuit, qui lui a paru longue. Il y a un moment, quand le peuple a commencé à se rassembler à la Puerta del Sol, il a donné l’ordre à un caporal et à quatre hommes de demander aux gens de se disperser ; mais personne n’obéit, et les groupes grossissent de minute en minute. Ne pouvant faire plus, l’enseigne de frégate a donc commandé au caporal et aux soldats de se retirer, et, dès le moindre incident, aux sentinelles de rentrer et de fermer les portes. Même si une altercation éclatait, les grenadiers ne pourraient pas réagir, ni dans un sens ni dans un autre. Ni eux ni personne. Par ordre de la Junte de Gouvernement et de don Francisco Javier Negrete, capitaine général de Madrid et de la Nouvelle-Castille, et pour complaire à Murat, les troupes espagnoles ont été privées de munitions. Avec dix mille soldats de l’armée impériale dans la ville, vingt mille disposés aux alentours et vingt mille encore à seulement une journée de marche, les trois mille cinq cents soldats de la garnison sont sans défense devant les Français.

« Autant la confiance et la générosité de ce peuple envers les étrangers sont sans bornes, autant sa vengeance est terrible quand on le trahit. »

Jean-Baptiste Antoine Marcellin Marbot, fils et frère de militaires, futur général, baron, pair de France et héros des guerres de l’Empire, pour l’heure simple capitaine de vingt-six ans affecté à l’état-major du grand-duc de Berg, referme le livre qu’il tient dans ses mains et consulte la montre posée sur la table de nuit. Aujourd’hui, il ne doit pas prendre son service au palais Grimaldi avant dix heures et demie, avec les autres officiers de Murat ; de sorte qu’il se lève sans hâte, termine le petit déjeuner qu’un domestique de la maison où il loge lui a servi dans sa chambre et se met en devoir de se raser près de la fenêtre en contemplant la rue déserte. Le soleil qui passe à travers les vitres éclaire, disposé sur un sofa et une chaise, son élégant uniforme d’aide de camp du grand-duc : pelisse blanche, pantalon écarlate, bottes à l’allemande et colback de fourrure à la hussarde. Malgré sa jeunesse, Marbot est un vétéran de Marengo, Austerlitz, Iéna, Eylau et Friedland. Il a donc de l’expérience. Et c’est, de plus, un militaire cultivé : il lit des livres. Cela lui donne une vision des événements plus large que celle de beaucoup de ses camarades, partisans de tout régler à coups de sabres.

Le jeune capitaine continue à se raser. Un ramassis de culs-terreux abrutis et ignares, gouvernés par des prêtres. C’est ainsi que, il y a peu, l’Empereur a qualifié les Espagnols qu’il méprise – et non sans motif – pour la veulerie de leurs rois, l’incompétence de leurs ministres et de leurs conseils, l’inculture du peuple et son absence d’intérêt pour les affaires publiques. Pourtant le capitaine Marbot, lui, après quatre mois passés en Espagne, est arrivé à la conclusion – c’est du moins ce qu’il affirmera quarante ans plus tard dans ses Mémoires – que l’entreprise n’est pas aussi facile que d’aucuns le croient. Les bruits qui circulent sur le projet de l’Empereur de mettre fin à la dynastie corrompue des Bourbons, de retenir toute la famille royale à Bayonne et de donner la couronne à l’un de ses frères, Lucien ou Joseph, ou au grand-duc de Berg, contribuent à rendre l’atmosphère irrespirable. D’après certains indices, Napoléon estime que le moment est favorable à l’exécution de ses plans. Il est convaincu que les Espagnols, las de l’Inquisition, des prêtres et de leur mauvais gouvernement, poussés par des compatriotes éclairés dont le regard est tourné vers la France, se jetteront dans ses bras ou dans ceux d’une nouvelle dynastie qui ouvrira les portes à la raison et au progrès. Mais, à part les conversations qu’il a pu avoir avec quelques officiers et notables favorables aux idées françaises – ceux que l’on appelle ici les afrancesados, ce qui n’est pas précisément un compliment –, à mesure que les troupes impériales descendent des Pyrénées et s’enfoncent à l’intérieur du pays, prétendument pour aider l’Espagne contre l’Angleterre au Portugal et en Andalousie, ce que Marcellin Marbot lit dans les yeux des habitants, ce n’est pas une aspiration à un avenir meilleur, c’est du ressentiment et de la méfiance. La sympathie avec laquelle les armées impériales ont été accueillies au début s’est changée en suspicion, surtout depuis l’occupation de la citadelle de Pampelune, des forts de Barcelone et du château de Figueras, sous des prétextes que même les Français qui se disent impartiaux, comme Marbot, estiment fallacieux. Des manœuvres que les Espagnols, qu’ils soient militaires ou civils, y compris les partisans d’une alliance étroite avec l’Empereur, ont ressenties comme un coup de pistolet.

« Sa vengeance est terrible quand on le trahit. »

Ces mots résonnent dans la tête du capitaine français, tandis qu’il se rase avec le soin qui doit être celui de tout élégant officier d’état-major. Le mot « vengeance », conclut-il sombrement, correspond bien à ces yeux noirs et hostiles qu’il sent rivés sur lui chaque fois qu’il sort dans la rue ; à ces navajas de deux empans dont le manche dépasse de chaque large ceinture, sous les capes qu’ils portent tous ; à ces hommes au visage basané, encadré de longs favoris, qui causent à voix basse et crachent par terre ; à ces femmes hargneuses qui insultent ouvertement ceux qu’elles appellent, haut et fort, franchutes, mosiús et gabachos, ou se promènent effrontément en s’éventant, enveloppées dans leurs mantilles, devant les bouches des canons français postés au Prado. Trahison et vengeance, se répète Marbot, mal à l’aise. Cette pensée lui donne un instant de distraction, et il se fait une estafilade à la joue droite, sous le savon qui la recouvre. Il lâche un juron, secoue la main, et une goutte rouge tombe du fil de son rasoir à manche d’ivoire sur la serviette blanche étalée sur la table, devant le miroir.

C’est le premier sang qui coule en ce 2 mai 1808.

— Rappelle-toi toujours que nous sommes nés espagnols.

Le lieutenant d’artillerie Rafael de Arango descend lentement les marches de sa maison, qui grincent sous ses bottes bien cirées, et s’arrête, songeur, devant le porche, en boutonnant son uniforme bleu turquoise à liserés rouge vif. Les mots que vient de lui adresser son frère José, intendant honoraire de l’armée, l’ont singulièrement troublé. Ou alors c’est la manière dont il lui a serré la main avec force et l’a embrassé avant de lui dire adieu dans le couloir de la demeure familiale, en le voyant partir prendre les ordres de la journée avant de gagner son poste dans le parc de Monteleón.

— Bonjour, mon lieutenant, le salue le portier qui balaye l’entrée. Comment vont les choses ?

— Je te le dirai quand je reviendrai, Tomás.

— Il y a des gabachos au bas de la rue, près de la boulangerie. Un piquet dans l’auberge, depuis cette nuit. Mais ils ne se montrent pas.

— Ne t’inquiète pas. Ils sont nos alliés.

— Si c’est vous qui le dites, mon lieutenant…

Inquiet, Arango se coiffe, un peu de travers, de son bicorne noir à cocarde rouge, assujettit son sabre et inspecte la rue, tout en tirant les dernières bouffées du cigare qui fume entre ses doigts. Il a beau n’avoir que vingt ans, fumer des cigares est déjà pour lui une vieille habitude. Né à La Havane d’une famille noble et d’origine basque, il a eu le temps, depuis son engagement comme cadet, de servir à Cuba, à El Ferrol, et aussi d’être prisonnier des Anglais qui l’ont échangé en septembre dernier. Sérieux, capable, le jeune officier dont les qualités militaires sont dûment consignées sur ses états de service est, depuis un mois, aide de camp du commandant de l’artillerie de Madrid, le colonel Navarro Falcón ; et, tandis qu’il va prendre les ordres, il se demande si les tensions des jours précédents – manifestations contre Murat et bruyants conciliabules aux coins des rues – vont s’amplifier, ou si les autorités pourront encore contrôler une situation qui, petit à petit, leur échappe. La Junte de Gouvernement est de plus en plus faible, alors que Murat et ses troupes sont de plus en plus arrogants. Hier soir, au moment où il allait rentrer chez lui, le bruit courait au Cercle militaire qu’à l’auberge de Genieys les capitaines d’artillerie Daoiz, Cónsul et Córdoba – Arango les connaît tous les trois et Daoiz est son supérieur direct – avaient été sur le point de se battre en duel avec trois officiers français, et que seule l’intervention énergique de leurs chefs et de leurs camarades respectifs avait empêché un malheur.

— Daoiz, dont vous connaissez pourtant le caractère mesuré, était comme fou – a raconté le lieutenant José Ontoria, en citant des témoins de l’affaire. – Cónsul et Pepe Córdoba faisaient chorus. Tous trois voulaient sortir dans la rue de la Reina et se battre à mort avec les Français, et il a fallu que tout le monde s’y mette pour les en empêcher, ce qui n’a pas été sans mal… Dieu sait à quelle impertinence s’étaient livrés les autres.

En évoquant le nom du capitaine Daoiz, Arango fronce les sourcils. Il s’agit, comme l’a dit Ontoria et de l’avis d’Arango lui-même, d’un militaire froid et intègre, qui ne se laisse pas facilement gagner par la colère ; très différent d’un exalté comme Pedro Velarde, un autre capitaine d’artillerie qui, depuis deux jours, partout où il passe, ne parle que de sang et de massacres. Luis Daoiz, lui, est un Sévillan distingué qui a fait ses preuves au feu, possède d’excellents états de service et jouit d’un très grand prestige auprès des artilleurs, lesquels, du fait de son humeur toujours égale, de son âge et de sa prudence, l’appellent familièrement « le Vieux ». Mais le commentaire définitif, la touche finale de l’affaire ont été donnés hier soir par Ontoria quand il l’a résumée ainsi :

— Si Daoiz perd patience avec les Français, ça veut dire que n’importe qui peut en faire autant.

En marchant vers les bureaux du gouverneur militaire de la place, Arango passe devant la boulangerie et l’hôtel dont a parlé le portier et jette un rapide coup d’œil, mais il n’aperçoit que la silhouette d’une sentinelle sous le porche. Les Français ont dû prendre position pendant la nuit, car, la veille, les lieux étaient vides. Ce n’est pas bon signe, et le jeune homme s’éloigne, préoccupé. Certaines rues sont désertes ; mais dans celles qui mènent au centre de la ville, des petits groupes se forment devant les débits de boissons et les échoppes où les commerçants sont plus attentifs aux propos des gens qu’à leurs affaires. La Fontaine d’Or, le café du cours San Jerónimo, hier encore fréquenté à toute heure par des militaires français et espagnols, est vide. En voyant l’uniforme d’Arango et son épaulette de lieutenant, des passants s’approchent pour l’interroger sur la situation ; il se borne à sourire, à toucher une pointe de bicorne et à poursuivre son chemin. Tout ça n’a pas bonne allure, aussi presse-t-il le pas. Les dernières heures ont été tendues, avec l’infant don Antonio et les membres de la Junte de Gouvernement discutant dans le vide, les Français sur le qui-vive, et Madrid bourdonnant comme un dangereux essaim. On dit que des gens ont été appelés pour soutenir le roi Ferdinand et que, hier, prenant le marché pour prétexte, beaucoup d’habitants des villages des alentours et des domaines royaux sont entrés dans la ville. Des individus jeunes et rudes qui ne venaient pas pour vendre. On sait aussi que certains artilleurs conspirent : l’inévitable Velarde et quelques-uns de ses intimes, dont Juan Cónsul, l’un des officiers de l’incident de la taverne de Genieys. D’aucuns citent également Daoiz ; mais si Arango est capable de comprendre que ce dernier puisse se quereller et vouloir se battre avec des officiers français, il n’imagine pas pour autant que ce capitaine froid, discipliné et sérieux jusqu’au bout des ongles, puisse aller plus loin en se mêlant à une authentique conspiration. Dans tous les cas, avec ou sans Daoiz, si Velarde et ses amis préparent quelque chose, il est évident qu’ils laissent à l’écart les officiers qui n’ont pas leur confiance, et Arango en fait partie. Quant à leur commandant à Madrid, le placide colonel Navarro Falcón, un honnête homme, mais obligé de naviguer entre deux eaux, les Français au-dessus et ses officiers au-dessous, il préfère ne rien savoir. Et chaque fois que, avec tact, Arango en sa qualité d’aide de camp, essaye de le sonder à ce sujet, l’autre détourne la conversation et se réfugie dans le règlement.

— De la discipline, jeune homme. Et ne vous laissez pas tourner la tête. Que ce soient les Français, les Anglais, le roi ou le pape… De la discipline. Gardez bouche cousue et les mouches n’y entreront pas.

Tandis que le lieutenant Arango va chercher l’ordre du jour pour son colonel, trois hommes en habits du dimanche bien que l’on soit lundi, chapeaux à large bord, vestes brodées, capotes à revers rouges et navajas passées dans leurs larges ceintures, le croisent à proximité du Gouvernement militaire. Deux sont frères : l’aîné se nomme Leandro Rejón et a trente-trois ans, et l’autre, Julián, vingt-quatre. Leandro a une femme – elle s’appelle Victoria Madrid – et deux enfants ; quant à Julián, il vient de se marier dans son village avec une jeune fille qui répond au nom de Pascuala Macías. Les deux hommes sont natifs de Leganés, dans les environs, et ils sont arrivés en ville hier, convoqués par un ami de confiance qu’ils ont déjà accompagné un mois et demi plus tôt au moment des événements qui, à Aranjuez, ont abouti à la destitution du ministre Godoy. Cet ami appartient à la maison du comte de Montijo, dont on dit que, par fidélité envers le jeune roi Ferdinand VII, il encourage un autre complot. Mais ce n’est qu’une rumeur et rien de plus. En revanche, ce que les Rejón savent avec certitude, c’est que, munis d’un viatique suffisant pour assurer leur séjour et leurs frais de taverne, ils ont pour instructions d’être prêts au cas où des désordres éclateraient. Ce qui n’est nullement pour déplaire aux deux frères, garçons turbulents et dans toute la force de leur jeunesse, las comme ils le sont de supporter les insolences des gabachos : il est grand temps, pour des hommes qui en ont dans le pantalon – selon la forte expression de Leandro, l’aîné –, de montrer à ces gens-là qui est le vrai roi d’Espagne, n’en déplaise à cet enfant de putain de Napoléon Bonaparte.

Le troisième homme, qui marche au côté des Rejón, s’appelle Mateo González Menéndez, et il est également arrivé hier à Madrid de Colmenar de Oreja, son village, obéissant aux consignes que des siens camarades ont fait circuler parmi les opposants à la présence française et les partisans du roi Ferdinand. Il est chasseur, c’est un homme de la campagne qui s’y connaît en armes, taciturne et solide, et, sous la capote qui le couvre jusqu’aux jarrets, il cache un pistolet chargé. Bien qu’il marche à côté des Rejón comme s’il ne les connaissait pas, tous trois ont fait partie de la petite troupe qui, avec guitares et mandolines, ont donné cette nuit, malgré la pluie, une bruyante sérénade avec force insultes et quolibets, à ce fat de Murat sous les balcons du palais qu’il habite, place Doña María de Aragón, disparaissant dès l’apparition d’une ronde et réapparaissant derechef pour continuer leur tapage. Et cela après avoir copieusement conspué Murat le matin précédent, à son retour de la revue du Prado :

Mosiú Murat, il paraît

Que vous étiez bon cuisinier

Eh bien, on verra si au feu

Vous êtes aussi courageux !

— Marchez sans crainte pour vos jolis petits pieds, ma toute belle, le trottoir est bien pavé, dit Leandro Rejón à une jeune femme qui, vêtue d’une basquine à franges et d’une mantille en laine, panier au bras, traverse un rectangle de soleil.

La femme passe son chemin, mi-dédaigneuse et mi-flattée du compliment – l’aîné des Rejón est un garçon bien planté –, et Mateo González qui a entendu le commentaire la suit du regard avant de se tourner vers les frères, de leur adresser un clin d’œil et de poursuivre au même pas qu’eux. Maintenant, tous trois sourient et se balancent en marchant avec un aplomb viril. Ils sont jeunes, forts, ils sont alertes et en bonne santé, et la vue d’une jolie femme leur réjouit le cœur. La journée commence bien, pense le cadet des Rejón. Pour célébrer ça, il sort de sous sa capote une gourde de rouge de Valdemoro, à moitié vide à l’issue de la longue nuit et du charivari en l’honneur de Murat.

— On se rince le gosier ?

— Quelle question ! – Leandro Rejón lance un regard faussement fortuit à Mateo González. – Hé, vous, l’homme, ça vous dirait de boire un coup ?

— C’est pas de refus.

— Alors allez-y, si le cœur vous en dit.

Ces trois hommes qui marchent sans hâte vers la Puerta del Sol en se passant la gourde et en s’arrêtant pour rejeter la tête en arrière et, d’un habile coup de poignet, faire gicler le vin qu’ils boivent à la régalade, sont loin d’imaginer que, dans trois jours, accusés de rébellion, deux d’entre eux, les frères Rejón, seront traînés hors de leur maison de Leganés et fusillés par les Français, et que Mateo González mourra quelques semaines plus tard des suites d’un coup de sabre, à l’hôpital du Buen Suceso. Pour le moment, gourde en main, ils ont bien d’autres chats à fouetter. Avant que ne se couche le soleil qui vient de se lever, les trois navajas d’Albacete qu’ils portent glissées dans leurs ceintures ruisselleront de sang français. Au cours de la journée qui commence – après la pluie, le beau temps, a dit l’aîné des Rejón en regardant le ciel, mais il pleuvra de nouveau la nuit prochaine –, ces trois futures morts, comme bien d’autres qui s’approchent, seront déjà largement vengées d’avance. Et après encore, pendant des années, une nation entière continuera de les venger.

En prenant son petit déjeuner, Leandro Fernández de Moratín se brûle la langue avec le chocolat, mais il réprime le blasphème qui lui vient aux lèvres. Non qu’il craigne Dieu : ce sont les hommes qui lui font peur, pas Dieu. Et il n’a aucune sympathie pour l’eau bénite et les sacristies. Le fait est que la réserve et la prudence sont des traits marquants de son caractère, avec une certaine timidité qui lui vient d’avoir été, à quatre ans, défiguré par la petite vérole. C’est peut-être pour cela qu’il est toujours célibataire, en dépit de ses quarante-huit ans passés. Pour le reste, c’est un homme de bonne éducation, cultivé et tranquille ; tout comme le sont les personnages des œuvres qui lui ont valu la réputation, contestée par ses nombreux adversaires, d’être le plus grand auteur de théâtre de son temps. La première de la pièce Le Oui des jeunes filles est encore considérée comme l’événement théâtral le plus important et le plus discuté du moment ; et ces choses-là, en Espagne, vous rapportent plus de fiel que de miel, tant elles suscitent de jalousies. Voilà pourquoi, dans les circonstances présentes, la crainte du monde et de ses méchancetés rôde dans l’esprit de l’homme qui, en robe de chambre et chaussons, est en train de boire son chocolat à petites gorgées. Être un auteur en renom, jouissant, de plus, des faveurs du Premier ministre Godoy, tombé ensuite en disgrâce, arrêté et finalement expédié en France par Napoléon, rend inconfortable la position de Moratín, qui a des ennemis mortels dans le microcosme des lettres. Surtout depuis qu’à cause de ses goûts personnels et de ses idées plus artistiques que politiques – de ces dernières, il est totalement dépourvu, à part celle d’être toujours l’ami du pouvoir constitué, quel qu’il soit – on lui colle, non sans raison, l’étiquette d’afrancesado, qui, dans ces temps troublés, est devenue dangereuse. Depuis l’algarade subie hier par Murat et les attroupements de citadins qui vocifèrent contre les Français, Moratín craint pour sa vie. Les amis qu’il fréquente à la taverne de San Esteban lui ont conseillé de ne pas sortir de sa maison – au numéro 6 de la rue Fuencarral entre les rues San Onofre et Desengaño –, mais même cela ne garantit rien. Aux disgrâces qui l’accablent ces derniers temps s’ajoute le voisinage d’une borgne qui vend du lait de chèvre sous le porche d’en face : cette femme bavarde à la langue venimeuse exhorte depuis plusieurs jours les voisins à donner une bonne leçon à ce Moratín, créature de Godoy – la chevrière appelle le ministre qui vient de tomber par son sobriquet populaire, El Choricero, « l’homme au chorizo » – et des « porteurs de guêtres » : c’est-à-dire des afrancesados qui ont vendu l’Espagne et le bon roi Ferdinand, que Dieu le garde, à ce maudit Napoléon.

Laissant sa tasse en porcelaine de Chine sur le plateau, Moratín se lève et fait quelques pas vers le balcon. Soulagé, sans écarter tout à fait les rideaux, il constate que l’échoppe de la laitière est fermée. Elle est peut-être partie rejoindre les gens qui se rassemblent à la Puerta del Sol. La confusion, les rumeurs et la haine font de Madrid entier un chaudron en ébullition, et ça ne peut que mal se terminer pour tout le monde. Fasse le Ciel, se dit le littérateur, que ni la Junte de Gouvernement ni les Français – auxquels, de toute manière, il fait plus confiance qu’à la Junte – ne perdent le contrôle de la situation. Le souvenir des horreurs populaires de 1792, qu’il a vécues de près à Paris, le fait frémir. Son caractère d’homme cultivé, formé par les voyages, policé et prudent, s’affole à l’idée des excès, qu’il craint pour bien les connaître, du peuple quand il se déchaîne : la calomnie jette le doute sur la réputation la plus solide, la cruauté revêt le masque de la vertu, la vengeance se substitue à la balance de la Justice, et la célébrité, quand elle est contestée, a souvent des conséquences funestes. Si tout cela a été possible dans une France façonnée par les idées des Lumières et par la Raison, Moratín s’effraye de ce que peut produire une explosion populaire en Espagne où la population analphabète et primitive obéit plus au cœur qu’à la tête. Déjà, dans la nuit du 19 mars, quand le soulèvement d’Aranjuez a fait tomber son protecteur Godoy, Moratín a eu l’occasion d’entendre, sous sa fenêtre, son nom crié par les mutins, et il a tremblé à la pensée d’être arraché de chez lui et traîné par les rues. Pour avoir vu comment la populace déchaînée exerce la souveraineté quand elle s’en empare, il est terrorisé. Et ce matin, le cauchemar semble être sur le point de se reproduire, tandis qu’il reste immobile derrière les rideaux, le front glacé et le cœur frémissant d’inquiétude. Dans l’attente.

Moratín, l’auteur de théâtre, n’est pas le seul qui se méfie du peuple et de ses passions. À la même heure, dans la salle des conseils de la Junte de Gouvernement qui donne sur l’esplanade du Palais, les hommes éminents chargés du bien-être de la nation espagnole en l’absence du roi Ferdinand VII, retenu à Bayonne par l’empereur Napoléon, continuent à discuter, abattus et désorientés, les traces d’une nuit blanche lisibles sur leurs visages aux yeux cernés, leurs habits froissés, leurs barbes qui réclament le rasoir. Seul l’infant don Antonio, président de la Junte, frère de l’ancien roi Charles IV et oncle du jeune Ferdinand VII, a usé du privilège que lui confère son sang royal pour aller dormir un peu, après la dernière entrevue avec l’ambassadeur de France, M. Laforest, et n’a pas réapparu. Les autres restent là, en tenant le coup comme ils peuvent, affalés sur les sofas et dans les fauteuils sous les lustres imposants, ou coudes posés sur la grande table couverte de tasses à café sales et de cendriers débordant de gros mégots de cigares, les poings sur les tempes.

— L’affaire d’hier a dépassé les bornes, messieurs, résume le comte de Casa Valencia, secrétaire de la Junte. Siffler Murat était déjà une insolence ; mais l’appeler ouvertement « tête de lard » et lui lancer ensuite des pierres jusqu’à ce que son cheval se cabre au milieu des huées générales, ça, il ne nous le pardonnera jamais… Et comme si ce n’était pas suffisant, la foule a acclamé ensuite l’infant don Antonio qui passait en voiture au même endroit… Le bas peuple va finir par tous nous passer la corde au cou.

— Détestable métaphore, fait remarquer Francisco Gil de Lemus, ministre de la Marine, entre deux bâillements. Je veux dire : celle de la corde au cou.

— Eh bien, appelez ça comme vous voudrez.

Outre Casa Valencia et Gil de Lemus, qui représente le peu de Flotte espagnole qui reste après Trafalgar, se trouvent entre autres dans la salle don Antonio Arias Mon, ancien gouverneur du Conseil ; Miguel José de Azanza, ministre des Finances inexistantes de l’Espagne ; Sébastian Piñuela, pour une Justice dont les Français se moquent et en laquelle les Espagnols ne croient pas ; le général Gonzalo O’Farril, falot représentant d’une armée en proie à la confusion, impuissante et irritée par l’invasion étrangère. Durant la nuit entière, avec les dignitaires des Conseils et des tribunaux suprêmes, tous ont discuté jusqu’à s’abîmer la voix, car ils ont sur la table l’ultimatum de Murat que l’incident de la veille a mis hors de lui : s’il n’obtient pas la collaboration de la Junte, dit-il, il en prendra lui-même le commandement, car il a les forces suffisantes pour traiter l’Espagne en pays conquis.

— Ce n’est pas toujours le nombre qui l’emporte, suggérait, au petit matin, le procureur Manuel Torres Cónsul. Souvenez-vous qu’Alexandre mit trois cent mille Perses en déroute avec vingt mille Macédoniens. Vous connaissez l’adage : Audaces fortuna juvat, et tout le reste.

À ce sursaut patriotique de Torres Cónsul, d’une énergie insolite à une telle heure, plusieurs conseillers qui somnolaient sur leurs sièges ont relevé la tête. Surtout ceux qui comprennent le latin.

— Oui, bien entendu, a répondu le gouverneur du Conseil, Arias Mon, résumant le sentiment général. Et lequel d’entre nous est Alexandre ?

Tous se sont tournés vers le ministre de la Guerre, qui, indifférent à tout, comme s’il n’entendait pas la conversation, allumait un cigare de Cuba.

— Qu’en pensez-vous, O’Farril ?

— Je pense que ce cigare tire affreusement mal.

Voilà où ils en sont, maintenant que le jour est levé. Apeurés, indécis – depuis longtemps, ils signent leurs timides arrêtés et décrets « au nom du roi », sans spécifier s’il s’agit de Charles IV ou de Ferdinand VII –, les membres de la Junte sont paralysés par l’absence d’informations. Les courriers de Bayonne ne sont pas arrivés, et les ministres et conseillers n’ont pas d’instructions du jeune monarque, dont ils ignorent s’il reste là-bas de son plein gré ou retenu prisonnier par l’Empereur. Mais un point est clair : l’ombre du changement de dynastie plane sur l’Espagne. Le peuple offensé rugit, et les troupes de l’Empire se renforcent et redoublent d’arrogance. Après s’être emparé de la famille royale et de Godoy, Murat prétend agir de même – et, en cet instant précis, la chose est en cours d’exécution – avec la reine veuve d’Étrurie et l’infant don Francisco de Paula, âgé seulement de quatorze ans. La reine d’Étrurie est une amie de la France, et elle part de bon cœur ; mais pour le petit infant, c’est une autre affaire. Quoi qu’il en soit, après avoir résisté avec une certaine décence à ce dernier diktat, la Junte a dû s’incliner devant Murat en acceptant l’inévitable. Avec les troupes espagnoles éloignées de la capitale, la maigre garnison enfermée dans ses casernes et sans moyens, la seule force qui peut faire barrage à de tels desseins est un soulèvement populaire. Mais, de l’avis de ceux qui sont réunis ici, cela justifierait la brutalité française en donnant au lieutenant de Napoléon un prétexte pour écraser Madrid par une facile victoire, en le mettant à sac et en le réduisant en esclavage.

— La seule solution est d’être patients, déclare finalement, prudent comme toujours, le général O’Farril. Nous ne pouvons rien faire d’autre que calmer les esprits, nous prémunir contre l’impatience du peuple et la contenir, au besoin avec nos propres forces.

En entendant cela, le ministre de la Marine, Gil de Lemus, se redresse dans son fauteuil.

— De quoi parlez-vous ?

— De nos troupes, monsieur. Je ne sais si je suis assez clair.

— Vous ne l’êtes que trop, je le crains.

Plusieurs conseillers se regardent d’un air entendu. Gonzalo O’Farril s’entend à merveille avec les Français – ce n’est pas un hasard s’il est ministre de la Guerre au moment où celle-ci menace –, un point que l’Histoire confirmera, au vu de son comportement dans la journée qui commence et de son ralliement ultérieur au roi Joseph Bonaparte. Peu nombreux, parmi les membres de la Junte, sont ceux qui partagent ses idées. Mais compte tenu de la situation, presque tous s’abstiennent de commentaires. Seul Gil de Lemus s’obstine et revient à la charge.

— Il ne nous manquait plus que ça, messieurs : faire la sale besogne pour les Français.

— Si ce sont eux qui la font, elle sera encore plus sale, rétorque O’Farril. Et sanglante.

— Et avec quelles forces comptez-vous contenir le peuple de Madrid ?… Ce sera encore une chance si les soldats ne s’unissent pas à la populace.

Le ministre de la Guerre lève un doigt doctoral, qu’il glisse dans un anneau de fumée havanaise.

— Soyez rassurés, je réponds de tout. Je vous rappelle que les troupes sont consignées dans leurs casernes avec des ordres stricts. Et sans munitions, comme vous le savez.

— Dans ce cas, comment comptez-vous faire pour qu’elles contiennent le peuple ? s’informe, narquois, Gil de Lemus. En lui donnant des gifles ?

Un silence gêné succède aux paroles du ministre de la Marine. Malgré les arrêtés publiés par la Junte et par le duc de Berg fixant l’heure de fermeture des tavernes, malgré les rondes de surveillance et la mise en cause de la responsabilité des patrons et des pères de famille dont les employés, les enfants et les domestiques molesteraient les Français, les incidents n’ont pas manqué au cours des six semaines qui se sont écoulées depuis le jour de l’arrivée de Murat à Madrid : dès le lendemain, le 24 mars, trois soldats français blessés étaient admis l’Hôpital général, mis à mal par des habitants à cause de leur arrogance et de leurs abus, lesquels ont vite dégénéré en vols, exactions diverses, viols, profanations d’églises, sans oublier le fameux assassinat du commerçant Manuel Vidal dans la rue du Candil par le général prince de Salm-Isembourg et deux de ses aides de camp. En réponse, la lutte sourde des navajas contre les baïonnettes s’avère impossible à arrêter : tavernes, quartiers populaires et maisons de prostitution fréquentés par les soldats français, avec leur dangereux mélange de femmes, de ruffians, d’eau-de-vie et de coups de couteaux, sont devenus des foyers d’affrontements ; mais des endroits respectables de la capitale, eux aussi, se réveillent avec des Français égorgés pour avoir outragé la fille, la sœur, la nièce ou la petite-fille d’un habitant. Sans oublier les présumés déserteurs, déclarés comme tels par l’état-major impérial, en réalité disparus au fond d’un puits ou discrètement enterrés dans une cour ou une cave. Le registre de l’Hôpital général, pour ne pas compter les autres établissements de la ville, suffit à donner un état de la situation : le 25 mars, on y relève le cas d’un mamelouk de la Garde impériale, blessé, d’un artilleur de la Garde, mort, et d’un soldat du bataillon de Westphalie, décédé peu après son admission. Les jours suivants, deux Français agressés et trois morts, l’un d’eux par balle. Et entre le 29 mars et le 4 avril, y est consignée la mort de trois soldats de la Garde, d’un soldat du bataillon d’Irlande, de deux grenadiers et d’un artilleur. Depuis, le nombre des militaires impériaux amenés blessés ou morts à l’Hôpital général se monte à quarante-cinq, et, pour tout Madrid, à cent soixante-quatorze. Les victimes espagnoles ne manquent pas non plus. La commission militaire franco-espagnole chargée de contrôler ces incidents comprend, outre le général Sexti, le général de division Emmanuel Grouchy ; mais Sexti a tendance à s’effacer devant son collègue français, avec ce résultat que presque tous les conflits provoqués par des Français demeurent impunis. En revanche, dans des affaires comme celle du curé de Carabanchel, don Andrés López, qui, il y a quatre jours, a tué d’une balle un capitaine français nommé Michel Moté, non seulement la Justice est rigoureuse, mais les soldats impériaux l’exercent eux-mêmes, en pillant, comme en cette occasion, la demeure du prêtre homicide et en maltraitant les domestiques et les voisins.

Quoi qu’il en soit, convaincue de son impuissance, la Junte militaire qui, nominalement, gouverne encore l’Espagne en ce matin du lundi 2 mai a pris, passant outre l’avis de ses membres les plus pusillanimes, une décision qui manifeste un certain courage et sauve pour l’Histoire quelques bribes de son honneur. En même temps qu’elle cède devant l’ultimatum du grand-duc de Berg, exigeant le transfert à Bayonne des derniers membres de la famille royale espagnole, et qu’elle donne l’ordre aux troupes de demeurer dans leurs casernes sans leur permettre de « se joindre à la population », elle institue, sur proposition du ministre de la Marine, une nouvelle Junte en dehors de Madrid, en prévision du cas ou l’actuelle « se trouverait privée de liberté dans l’exercice de ses fonctions ». Et cette Junte, composée exclusivement de militaires, reçoit tous pouvoirs pour s’établir librement là où cela lui sera possible, en précisant toutefois que le lieu de réunion recommandé est une ville espagnole encore libre de troupes françaises : Saragosse.

Sur le chemin qui le mène à la Puerta del Sol, don Ignacio Pérez Hernández, prêtre de la paroisse de Fuencarral, croise, en descendant la rue Montera, une estafette impériale. Le Français, un chasseur à cheval, semble pressé et s’éloigne au galop vers le haut de la rue sans se soucier des vendeurs en train d’installer leurs étals sur le carreau de San Luis, qu’il manque de renverser. Cris et insultes fusent à son passage, mais don Ignacio ne desserre pas les dents, ce qui n’empêche pas de laisser vrillés ses yeux noirs et vifs – il a vingt-sept ans – sur le cavalier comme s’il souhaitait que la colère de Dieu le foudroie sur place avec sa monture et les ordres qu’il porte dans sa sabretache. Le prêtre crispe ses poings dans les larges poches de sa soutane. Du droit, il froisse un libelle fraîchement imprimé qu’un ami, curé de San Ildefonso, chez qui il a passé la nuit lui a donné ce matin : Lettre d’un officier en retraite à un ancien camarade. Dans le gauche – don Ignacio est gaucher –, il serre le manche d’un couteau que, malgré son état sacerdotal, il porte sur lui depuis que, la veille, il est arrivé à Madrid en compagnie d’un groupe de paroissiens venu grossir le nombre des opposants aux Français et des partisans de Ferdinand VII. Le couteau est celui dont tout Espagnol des classes populaires se sert pour trancher le pain, manger ou hacher le tabac. Telle est du moins l’excuse que le prêtre, dans un débat intérieur qui, par moments, l’angoisse un peu, donne à sa conscience. Mais il faut bien dire que, jusqu’à ce jour, il ne s’était jamais promené avec un couteau dans sa poche.

Don Ignacio n’est pas un fanatique : jusqu’à hier, comme la plupart des ecclésiastiques espagnols, il a gardé un silence prudent, suivant en cela les instructions de son curé, lequel les tenait lui-même de son évêque, sur la conduite à tenir à propos des troubles affaires de la famille royale et de la présence française en Espagne. Même au moment de la chute de Godoy et des événements de l’Escurial, le jeune prêtre n’a pas ouvert la bouche. Mais un mois d’humiliations subies de la part des troupes impériales cantonnées à Fuencarral a eu raison de sa patience chrétienne. La dernière goutte de fiel, celle qui a fait déborder la coupe, a été l’agression devant son église d’un pauvre gardien de chèvres par des soldats français qui lui ont volé ses bêtes : et quand don Ignacio est accouru pour les en empêcher, il s’est retrouvé face à une baïonnette. Pour couronner leur exploit, les Français se sont amusés à uriner sur les marches du sanctuaire en riant aux éclats. Aussi, quand, la veille, le bruit a circulé qu’un grand hourvari se préparait à Madrid, le sang de don Ignacio n’a fait qu’un tour. Après la messe de huit heures, sans rien en dire à son curé, il est venu en ville, entraînant avec lui une douzaine de paroissiens décidés à en découdre. Et après avoir passé toute la journée ensemble à huer Murat, à applaudir l’infant don Antonio et à crier « Vive le roi ! » jusqu’à s’en abîmer les cordes vocales, chacun a dormi où il pouvait, avant de se retrouver au petit matin pour savoir si les messagers de Bayonne étaient enfin arrivés.

Couteau à part, le contenu de l’autre poche de la soutane n’est pas non plus de nature à mettre de bonne humeur le jeune prêtre qui ne cesse de se répéter, de mémoire, un de ses passages les plus infâmes : « La nation a tout avantage à changer la vieille dynastie des Bourbons dégénérés pour celle des Napoléon, autrement énergiques. » L’ire de don Ignacio serait plus grande encore, s’il savait – comme on l’apprendra plus tard – que l’auteur de cet écrit n’est nullement un officier en retraite, mais l’abbé José Marchena, personnage équivoque et célèbre dans les milieux cultivés espagnols : un prêtre défroqué qui a renié sa religion et sa patrie, à la solde de la France. Ex-jacobin, familier de Marat, Robespierre et Mme de Staël, redouté des afrancesados eux-mêmes, Marchena met son talent opportuniste, sa plume acerbe et sa bile abondante au service de la propagande impériale. Dans l’effervescence de ces journées madrilènes, face à des classes supérieures méfiantes ou hésitantes et à un peuple indigné jusqu’à l’exaspération, une cascade d’écrits, pamphlets, libelles, feuilles volantes et journaux, lus dans les cafés, les gargotes, les buvettes et les marchés à l’intention d’un public inculte et souvent analphabète, constitue aussi une arme efficace, tant dans les mains de Napoléon et du duc de Berg – qui a installé sa propre imprimerie dans le palais Grimaldi – que dans celles de la Junte de Gouvernement, des partisans de Ferdinand VII et, depuis Bayonne, de celui-ci en personne.

— Voilà don Ignacio.

— Bonjour, mes fils.

— Vive le roi Ferdinand !

— Oui, mes enfants, oui. Vive le roi et que Dieu le bénisse. Mais restons calmes, attendons les événements.

La petite troupe des natifs de Fuencarral – capes molletonnées, bâtons noueux dans des mains jeunes et rugueuses, bonnets froissés et chapeaux à bord tombant – attend son curé près de la fontaine de la Mariblanca. D’ici peu l’aiguille de l’horloge du Buen Suceso marquera huit heures, et un millier de personnes se pressent à la Puerta del Sol. L’atmosphère est lourde, mais les attitudes sont pacifiques. Les bruits les plus fantaisistes circulent : on affirme que Ferdinand VII est sur le point d’arriver à Madrid et même que, pour duper les Français, il va épouser une sœur de Bonaparte. Il y a des femmes qui vont et viennent pour exciter les attroupements, des étrangers à la ville et des gens des divers quartiers, mais c’est le petit peuple qui prédomine : ouvriers du Barquillo, du Rastro et de Lavapiés, employés, artisans, apprentis, petits fonctionnaires, portefaix, domestiques et mendiants. On voit peu de messieurs bien habillés, et aucune dame n’a osé se compromettre : la bonne société n’aime pas le désordre et préfère rester chez elle. Il y a aussi quelques étudiants et des enfants, presque tous des gamins des rues. Beaucoup d’habitants de la place et des rues voisines se tiennent aux portes, aux balcons et aux fenêtres. Nul militaire en vue, pas plus français qu’espagnol, à part les sentinelles à la porte de l’hôtel des Postes et un officier au balcon grillagé de l’édifice. Rumeurs sans fondements et affabulations courent de groupe en groupe.

— Est-ce qu’on a des nouvelles de Bayonne ?

— Toujours rien. Mais on dit que le roi Ferdinand s’est enfui en Angleterre.

— Pas du tout. Il est parti pour Saragosse.

— Ne dites pas de bêtises.

— Des bêtises ?… Je le sais de bonne source. Mon beau-frère est concierge aux Conseils.

Au loin, dans la foule, don Ignacio parvient à distinguer un autre prêtre portant soutane et tonsure. Tous deux, conclut-il, doivent être les seuls ecclésiastiques présents en ce moment à la Puerta del Sol. Cela le fait sourire : deux, c’est déjà trop, si l’on se réfère à l’ambiguïté très calculée de l’Église espagnole dans cette crise de la patrie. Si les nobles et les gens cultivés, qu’ils soient opposés aux Français ou partisans de leur présence, se rejoignent tous pour mépriser la colère et l’ignorance du peuple, l’Église, elle aussi, s’efforce, depuis la guerre avec la Convention, de continuer à nager entre deux eaux, combinant la méfiance des idées révolutionnaires avec sa traditionnelle habileté – ces journées en sont la preuve – pour rester du côté du pouvoir constitué quel qu’il soit. Ces dernières semaines, les évêques ont multiplié les exhortations au calme et à l’obéissance, redoutant une anarchie qui leur fait plus peur que l’occupation française. À l’exception de quelques patriotes irréductibles et de quelques fanatiques qui voient le diable sous chaque aigle impériale, l’épiscopat espagnol et la quasi-totalité du clergé sont disposés à asperger n’importe qui d’eau bénite pourvu qu’il respecte les biens ecclésiastiques, favorise le culte et garantisse l’ordre public. Croyant sentir d’où souffle le vent, certains évêques se mettent déjà ouvertement au service des nouveaux maîtres français, en justifiant leur position par des pirouettes théologiques. Et il faudra attendre que se confirme l’insurrection générale dans toute l’Espagne comme un ouragan de sang, de règlements de comptes et de brutalités, pour que la majorité des évêques déclarent être du côté de la rébellion, que les curés prêchent en chaire la lutte contre les Français et que le poète Bernardo López García puisse écrire, en simplifiant pour la postérité :

La Guerre ! a clamé le curé

Devant l’autel dans son ire.

La Guerre ! a chanté la lyre,

Et rien ne pourra la dompter.

Mais de tout cela – futurs poèmes et mythes patriotiques mis à part –, le jeune prêtre don Ignacio ne peut encore rien soupçonner. Et moins encore aux premières heures de cette journée. Il sait seulement qu’il a dans une poche le libelle froissé – œuvre d’un traître ou d’un gabacho, qu’importe –, dont le contact fait bouillir son sang, et dans l’autre le couteau, même s’il tente de chasser le mot « violence » de son esprit chaque fois qu’il le palpe. Et il éprouve une singulière chaleur qui confine au péché d’orgueil : il faudra régler ça à confesse, se dit-il, quand tout sera fini. Une sensation agréable, aiguë, totalement neuve, qui le fait se redresser fièrement, au milieu de ses paroissiens, quand il entend autour de lui les gens murmurer : « Regardez, vous vous rendez compte, ils ont un prêtre pour les mener ! » En tout cas, conclut-il, si les choses tournent mal aujourd’hui, personne ne pourra dire que tous les ecclésiastiques de Madrid sont restés à l’abri derrière leurs autels et dans leurs cloîtres.

Les oiseaux en émoi tournent autour des tours et des clochers de la ville. Huit heures sonnent, et les cloches des églises répondent aux tambours des gardes qui donnent le signal de la relève dans les casernes. Au même moment, dans sa maison du numéro 12 de la rue de la Ternera, le capitaine d’artillerie Luis Daoiz y Torres finit d’endosser son uniforme et s’apprête à rejoindre son poste à l’état-major de l’Artillerie, situé dans la rue San Bernardo. Officier doté d’un caractère placide, d’un grand prestige professionnel et d’une compétence hors du commun, parlant français, anglais et italien, intelligent et cultivé, Daoiz est en poste à Madrid depuis quatre mois. Né à Séville il y a quarante et un ans, récemment fiancé à une demoiselle andalouse de bonne famille, le capitaine est un homme d’aspect soigné et agréable, bien que de petite taille, car il mesure moins de cinq pieds. Son visage est légèrement basané, il porte des favoris à la mode, et il vient tout juste de se mettre aux oreilles, pour sortir dans la rue, les deux petits anneaux d’or que, par coquetterie militaire, il porte depuis le temps où il a servi comme artilleur sur les navires de la Flotte. Les appréciations élogieuses figurant sur ses états de service sont le fidèle reflet de vingt et un ans d’histoire militaire de sa patrie et de son époque : défense de Ceuta et Oran, campagne du Roussillon contre la République française, défense de Cadix contre l’amiral Nelson, et deux voyages aux Amériques sur le vaisseau San Ildefonso.

En prenant son sabre, le souvenir de l’altercation de la veille à l’auberge de Genieys lui revient à l’esprit comme un sombre nuage : trois officiers français arrogants et obtus, vociférant des grossièretés sur l’Espagne et les Espagnols sans se rendre compte que les militaires de la table voisine comprenaient leur langue. De toute manière, il ne veut plus y penser. Il déteste perdre son sang-froid, lui qui a la réputation d’avoir la tête sur les épaules ; mais c’est bien ce qui a failli se passer hier. Il est difficile de ne pas se laisser gagner par le climat général. Tout le monde a les nerfs à vif, la rue est inquiète, et la présente journée ne s’annonce pas plus facile que les précédentes. Aussi vaut-il mieux garder sa lucidité, le bon sens à sa place et le sabre au fourreau.

Tandis qu’il descend les deux étages, Daoiz pense à son camarade Pedro Velarde. Il y a quelques jours, lors de la dernière réunion qu’ils ont tenue avec le lieutenant-colonel Francisco Novella et d’autres officiers chez Manuel Almira, officier d’intendance de l’artillerie, Velarde continuait contre toute logique à se montrer partisan de prendre les armes contre les Français.

— Ils sont déjà maîtres de toutes les places fortes en Catalogne et dans le Nord, argumentait-il, exaspéré. Ils accaparent les approvisionnements et les munitions, les casernes, les transports, les chevaux et les fournitures… Ils nous imposent une humiliation continuelle, intolérable. Ils nous traitent comme des bêtes et nous méprisent comme des sauvages.

— Ils changeront peut-être de manières avec le temps, a objecté Novella sans guère de conviction.

— Ces gens-là, changer ? Je les connais bien. J’ai trop fréquenté, à Buitrago, Murat et les bellâtres de son état-major… Rien que de la canaille !

— Il faut pourtant bien reconnaître leur supériorité.

— C’est un mythe. La Révolution leur a fait perdre la théorie, et seules leurs campagnes continuelles ont accru leur pratique. Ils n’ont pas d’autre supériorité que leur arrogance.

— Tu exagères, Pedro, l’a contredit Daoiz. Ils ont la meilleure armée du monde. Admets-le.

— La meilleure armée du monde, c’est un Espagnol en colère et avec un fusil.

Une discussion de plus, après tant d’autres inutiles et interminables. Cela n’a servi à rien de rappeler à cet exalté de Velarde que la conspiration préparée par les artilleurs – dix-neuf mille fusils pour commencer, et l’Espagne en armes – avait échoué, que tout le monde les laissait seuls, et que Velarde lui-même avait coulé leur projet en en exposant les détails au général O’Farril. D’ailleurs, même les intentions du roi Ferdinand ne sont pas claires. Pour les uns, ce jeune homme n’est qu’ambiguïté et indécision ; pour d’autres, il hésite entre un soulèvement en son nom et une agitation modérée dans une attente prudente.

— L’attente de quoi ? insistait Velarde impatient, en criant presque. Il ne s’agit plus de se soulever pour le roi ou pour n’importe quoi de pareil. Il s’agit de nous ! De notre dignité et de notre honneur !

Les arguments employés par Daoiz et par d’autres ont été inutiles. Velarde ne voulait pas en démordre.

— Nous devons nous battre ! répétait-il. Nous battre, nous battre, et nous battre !

Il était comme fou. Et, sans cesser son incantation, il a fini par se lever et a disparu dans l’escalier pour rentrer chez lui ou Dieu sait où, tandis que les autres échangeaient des regards mélancoliques et haussaient les épaules avant de se séparer, chacun retournant à ses affaires.

— Il n’y a rien à faire, a dit en partant le brave Almira en hochant tristement la tête.

Daoiz, le cœur brisé, a été d’accord. Et il l’est toujours ce matin. Pourtant, le plan n’était pas mauvais. On avait passé en revue les tentatives précédentes, comme celle de José Palafox entre Bayonne et Saragosse, et l’idée de former dans les montagnes de Santander une armée de résistance composée de troupes légères ; mais Palafox avait été découvert, et il avait dû se cacher – il prépare maintenant un soulèvement en Aragón –, et l’autre projet avait abouti dans les mains du ministre de la Guerre pour être classé sans autre forme de procès.

« Ayez la bonté de ne pas me compliquer la vie. » Tel avait été le commentaire avec lequel le général O’Farril, fidèle à son style, avait enterré l’affaire.

Pourtant, malgré les difficultés et l’absence d’intérêt de la Junte de Gouvernement, une troisième conspiration, celle des artilleurs, a été discutée jusqu’à ces derniers jours. Le plan, élaboré au cours de réunions secrètes dans la chocolaterie de la voûte de San Ginés, à la Fontaine d’Or et chez Almira, 31 rue Preciados, ne visait pas à remporter une victoire militaire, impossible contre les Français, mais à être l’étincelle qui déclencherait une vaste insurrection nationale. Cela faisait un certain temps que, grâce au colonel Navarro Falcón qui, tout en feignant de ne pas être au courant, protégeait les conspirateurs, on travaillait en secret dans le parc d’artillerie de Monteleón à la fabrication de cartouches pour les fusils, de boulets et de mitraille pour les canons, en réhabilitant des pièces d’artillerie et en dissimulant la dernière livraison de fusils expédiée de Plasencia pour éviter que les Français ne mettent la main dessus, comme les fois précédentes ; ces derniers jours, cependant, le quartier général de Murat a été alerté et le ministère de la Guerre a donné des ordres pour que ces activités soient suspendues ; les artilleurs ont donc dû transférer l’atelier de fabrication des cartouches dans une maison privée. Ils ont également établi des liaisons avec toutes les régions militaires d’Espagne et ont fixé, convaincus par Pedro Velarde, les lieux de concentration des troupes et des futures milices, les commandements respectifs, les dépôts de matériel et les points où intercepter les courriers français et couper leurs communications. Mais tout cela exigeait des moyens qui dépassaient ceux de leur seul corps ; c’est pourquoi Velarde, toujours impétueux, a décidé de son propre chef et à ses risques et périls de demander l’aide de la Junte de Gouvernement. Et donc, sans consulter personne, il est allé voir le général O’Farril et lui a révélé le plan.

Tandis qu’il traverse la place Santo Domingo en direction de la rue San Bernardo, Luis Daoiz revit l’effroi qu’il a ressenti en entendant son camarade lui raconter les détails de sa conversation avec le ministre de la Guerre. Velarde était excité, naïf et plein d’optimisme, convaincu de l’adhésion du ministre. Mais, en écoutant son récit, Daoiz qui en sait long sur la nature humaine a compris que la conspiration était condamnée. C’est pourquoi, s’épargnant des reproches qui n’auraient servi à rien, il s’est borné à observer un silence attristé, puis à hocher la tête à la fin.

— C’est fichu, a-t-il dit.

Velarde avait pâli.

— Comment, fichu ?

— Oui, fichu. Oublie tout ça… Nous avons perdu.

— Tu es fou ? – Son ami, impulsif comme toujours, le tirait par la manche de sa tunique. – O’Farril a promis de nous aider !

— Lui ?… Nous aurons de la chance s’il ne nous met pas tous aux arrêts de forteresse.

Daoiz n’avait que trop raison, et les conséquences de cette indiscrétion n’avaient pas tardé à venir : changements d’affectation pour les artilleurs, mouvements tactiques des troupes impériales, et un détachement de Français à l’intérieur du parc d’artillerie. Le souvenir de la visite du roi Ferdinand à Monteleón début avril, quatre jours avant de partir pour Bayonne sans autre escorte qu’un aide de camp à cheval, et celui des acclamations des artilleurs qui l’avaient suivi pendant qu’il parcourait l’intérieur, accroît maintenant la tristesse du capitaine. « Vous êtes à moi. Je peux me fier à vous, parce que vous défendrez ma couronne », avait dit à la fin le jeune roi d’une voix forte, en les félicitant, lui et ses camarades. Mais en ce premier lundi de mai, ligotés par les ordres, la méfiance ou la prudence de leurs supérieurs, les artilleurs ne sont ni au roi ni à personne. Ils ne peuvent même pas se faire confiance entre eux. Le conjuré le plus élevé en grade est Francisco Novella qui n’est que lieutenant-colonel et qui, de plus, est en mauvaise santé ; les autres sont quelques capitaines et lieutenants. Les efforts personnels de Daoiz pour rallier le corps des Hallebardiers, les Volontaires de l’État de la caserne de Mejorada et les Carabiniers royaux de la place de la Cebada n’ont pas non plus donné de résultats ; à part les Gardes du Corps et un nombre restreint d’officiers de rang inférieur, personne, en dehors du petit groupe d’amis, n’ose se rebeller contre l’autorité. C’est pourquoi, par prudence, et malgré les réticences de Pedro Velarde, de Juan Cónsul et de quelques autres, les conspirateurs ont reporté leur projet à des jours meilleurs. Ceux qui les suivraient sont trop peu nombreux, surtout après les dernières dispositions qui confinent les militaires dans leurs quartiers et les privent de munitions. Ça ne sert à rien – comme l’a exposé Daoiz à la dernière réunion, avant que Velarde parte en claquant la porte – de se faire mitrailler comme des culs-terreux, pendant que toute l’armée restera les bras croisés à les regarder, sans espoir et sans gloire, ou de finir dans le cachot d’une prison militaire.

Tels sont, en résumé, les souvenirs les plus récents et les pensées amères que le capitaine Luis Daoiz rumine ce matin, en suivant comme tous les jours le trajet qui le mène à l’état-major de l’Artillerie ; ignorant qu’avant la fin du jour une accumulation de hasards et de coïncidences – dont même lui ne sera pas conscient – va inscrire son nom pour toujours dans l’histoire de son siècle et de sa patrie. Et, tandis que cet obscur officier marche sur le trottoir de gauche de la rue San Bernardo en observant avec inquiétude les attroupements qui se forment çà et là et s’ébranlent en direction de la Puerta del Sol, il se demande, préoccupé, ce que peut bien faire en ce moment Pedro Velarde.

Comme chaque matin avant de prendre son service à l’état-major de l’Artillerie, le capitaine Pedro Velarde y Santillán, natif de Santander et âgé de vingt-huit ans – dont la moitié passée sous l’uniforme, car il est entré dans l’armée comme cadet à quatorze ans –, fait un tour et, au lieu d’aller directement de chez lui, rue Jacometrezo, à la rue San Bernardo, emprunte l’allée de San Pedro, puis la rue de l’Escurial. Aujourd’hui, il a dans sa poche une lettre pour sa fiancée Concha, qu’il enverra plus tard, à l’hôtel des Postes. Cela n’empêche pas que, comme chaque matin également, en passant sous certain balcon d’un quatrième étage de la rue de l’Escurial, où une femme en deuil et encore belle arrose ses fleurs, Velarde soulève son chapeau pour la saluer tandis qu’elle reste immobile en le suivant des yeux jusqu’au moment où il disparaît au coin de la rue. Cette femme, dont le nom restera enregistré parmi bien d’autres dans la journée qui commence, est et sera toujours un mystère dans la biographie de Velarde. Elle se nomme María Beano, est mère de quatre enfants mineurs, un garçon et trois filles, et veuve d’un capitaine d’artillerie. « Ne donnant lieu à aucune critique », selon ce que déclareront plus tard ses voisins, elle vit de sa pension de veuve. Mais tous les matins, sans y manquer une seule fois, l’officier passe sous son balcon, et, tous les soirs, il lui rend visite.

Pedro Velarde porte la veste verte de l’état-major de l’Artillerie, au lieu de la traditionnelle tunique bleue. Il mesure cinq pieds deux pouces, il est svelte et séduisant. C’est un officier impatient, ambitieux, intelligent, qui possède une solide formation scientifique et jouit de l’estime de ses camarades ; il a réalisé des travaux techniques de qualité, des études sur la balistique et des missions diplomatiques importantes, même si, à part une intervention dans la guerre avec le Portugal où son rôle a plutôt été celui d’un témoin, il n’a guère été au feu, ce qui fait qu’à la rubrique « Comportement au combat » de ses états de service figurent les mots « sans expérience ». Mais il connaît bien les Français. Mandaté par le ministre Godoy aujourd’hui destitué, il a figuré dans la commission envoyée complimenter Murat lors de l’entrée des troupes impériales en Espagne. Cela lui a donné une connaissance exacte de la situation, renforcée par la fréquentation à Madrid, en raison de son poste de secrétaire de l’état-major de son arme, du duc de Berg et de son entourage, en particulier le général Lariboisière, commandant l’artillerie française, et ses aides de camp. C’est ainsi qu’en observant, de cette place privilégiée, les intentions des Français, Velarde, avec des sentiments identiques à ceux de son ami Luis Daoiz, a vu l’ancienne admiration quasi fraternelle que, d’artilleur à artilleur, il portait à Napoléon Bonaparte se muer en haine, celle d’un homme qui sait sa patrie livrée sans défense aux mains d’un tyran et de ses armées.

Au coin de la rue San Bernardo, Velarde s’arrête pour observer de loin les quatre soldats français qui déjeunent autour d’une table installée à la porte d’une taverne. À leur uniforme, il voit qu’ils appartiennent à la 3e division d’infanterie cantonnée entre Chamartín et Fuencarral avec des éléments du 9e régiment provisoire établis dans ce quartier. Les soldats sont très jeunes et ne portent pas d’autres armes que leurs baïonnettes dans leurs fourreaux de cuir : des garçons d’à peine dix-neuf ans que l’impitoyable conscription impériale, avide de sang neuf pour les guerres d’Europe, arrache à leurs foyers et à leurs familles ; mais, quand même, des envahisseurs. Madrid en est plein, logés dans des casernes, des auberges et des maisons particulières ; et leur attitude varie ; il y a ceux qui se comportent avec la timidité de voyageurs en terrain inconnu, faisant des efforts pour prononcer quelques mots dans la langue locale et sourire poliment aux femmes, et ceux qui se conduisent avec l’arrogance de ce qu’ils sont : des troupes dans un pays conquis sans avoir eu à tirer un seul coup de feu. Les hommes attablés ont dégrafé leurs vestes et l’un d’eux, habitué sans doute aux climats du Nord, est en manches de chemise pour profiter du doux soleil qui chauffe ce coin de rue. Ils rient fort, en plaisantant avec la fille qui les sert. Ils ont bien l’allure de conscrits, constate Velarde. Avec le gros de ses armées employées aux dures campagnes européennes, Napoléon ne croit pas nécessaire d’envoyer en Espagne, soumise d’avance et dont il n’attend pas qu’elle se rebiffe, davantage que quelques unités d’élite accompagnées d’hommes inexpérimentés et de recrues des classes 1807 et 1808, ces dernières comptant tout juste deux mois de service. À Madrid, néanmoins, se trouvent des forces d’une qualité suffisante pour garantir le travail de Murat. Sur les dix mille Français qui occupent la ville et les vingt mille cantonnés aux alentours, un quart est constitué de troupes aguerries commandées par d’excellents officiers, et chaque division compte au moins un bataillon sûr – ceux de Westphalie, d’Irlande et de Prusse – qui l’encadre et lui donne sa consistance. Sans compter les grenadiers, les marins et les cavaliers de la Garde impériale, et les deux mille dragons et cuirassiers qui campent au Buen Retiro, à la Casa del Campo et à Carabanchel.

— Cochons de gabachos, dit une voix près de Velarde.

Le capitaine se tourne vers l’homme qui est à côté de lui. C’est un cordonnier, tablier autour de la taille, qui finit de démonter les planches qui protègent la porte de son échoppe, dans l’entrée de l’immeuble qui fait le coin.

— Regardez-les, ajoute le cordonnier. Ils se croient chez eux.

Velarde l’observe. Il doit avoir dans les cinquante ans, chauve, la barbe rare, les yeux clairs et aqueux distillant le mépris. Il fixe les Français comme s’il souhaitait que la maison s’écroule sur leurs têtes.

— Qu’est-ce que vous avez contre eux ? lui demande-t-il.

L’expression de l’autre se transforme. S’il s’est approché de l’officier et lui a dévoilé ce qu’il pense, c’est sans doute parce que l’uniforme espagnol lui inspirait confiance. Maintenant, il semble vouloir reculer, tout en le surveillant d’un air soupçonneux.

— J’ai ce que j’ai raison d’avoir, lâche-t-il finalement entre ses dents, l’air sombre.

Velarde, malgré la mauvaise humeur qui le tient depuis des jours, ne peut s’empêcher de sourire.

— Et pourquoi n’allez-vous pas le leur dire ?

Le cordonnier l’étudie de bas en haut avec méfiance, en s’arrêtant sur les galons de capitaine et les insignes de l’artillerie sur le col de la veste d’état-major. De quel côté peut-il bien être, ce militaire de malheur ? semble-t-il se demander.

— Peut-être bien que je le ferai, murmure-t-il.

Velarde acquiesce distraitement et n’en dit pas plus. Il demeure encore quelques instants auprès du cordonnier en contemplant les soldats. Puis, sans un mot, il reprend sa route en remontant la rue.

— Bande de lâches, entend-il derrière son dos, et il devine que ça ne s’adresse pas aux Français.

Alors il fait volte-face. Le cordonnier est toujours au coin, les poings sur les hanches, et le regarde.

— Qu’est-ce que vous avez dit ?

L’autre détourne le regard et va se réfugier sous le porche, sans répondre, effrayé d’avoir parlé ainsi. Le capitaine ouvre la bouche pour l’insulter. Il a porté machinalement la main à la poignée de son sabre et lutte contre la tentation de punir l’insolence. Mais finalement le bon sens reprend le dessus, il serre les dents et reste immobile, sans rien dire, pris dans un labyrinthe de fureur, jusqu’à ce que le cordonnier baisse la tête et rentre dans son échoppe. Velarde lui tourne le dos et s’éloigne, défait, à longues enjambées.

Coiffé d’un chapeau à l’anglaise, vêtu d’une redingote à larges revers sur un gilet qui lui serre étroitement la taille, José Mor de Fuentes, homme de lettres distingué, ingénieur et ancien militaire, se promène dans la Calle Mayor, parapluie sous le bras. Il séjourne à Madrid avec des lettres de recommandation du duc de Frías pour obtenir la direction du canal d’Aragón, dans son pays. Comme beaucoup de badauds, il vient de passer à l’hôtel des Postes en quête de nouvelles de la famille royale reléguée à Bayonne ; mais personne ne sait rien. Et donc, après avoir pris un rafraîchissement dans un café du cours San Jerónimo, il décide d’aller voir du côté de l’esplanade du Palais. Les gens qu’il croise semblent agités, ils se dirigent par groupes vers la Puerta del Sol. Un orfèvre qui est en train d’ouvrir sa boutique lui demande s’il est vrai que l’on prévoit des troubles.

— Ça ne sera pas grand-chose, répond Mor de Fuentes très tranquille. Vous savez : le peuple aboie et ne mord guère.

Les orfèvres de la porte de Guadalajara ne semblent pas partager cet optimisme : beaucoup restent fermés et d’autres se tiennent sur le pas de leur porte en surveillant les allées et venues. Du côté de la Plaza Mayor et de San Miguel, des marchandes des quatre saisons et des femmes, panier au bras, bavardent avec excitation, tandis que des quartiers de Lavapiés et de La Paloma monte par vagues une populace vociférante qui réclame du foie de gabachos pour son petit déjeuner. Cela ne trouble pas Mor de Fuentes – il a parfois lui-même ses moments de fanfaronnade –, cela l’amuse plutôt. Dans un bref mémoire où il évoque sa vie, qu’il publiera des années plus tard, il mentionne, en évoquant la journée qui commence, un plan de défense de l’Espagne qu’il aurait proposé à la Junte, des conversations patriotiques avec le capitaine d’artillerie Pedro Velarde, et même une ou deux tentatives de prendre les armes contre les Français, dont, ce jour-là – et ce ne sont pas pourtant les occasions qui manqueront à Madrid –, il se tiendra néanmoins le plus éloigné possible.

— Où allez-vous donc de ce pas, Mor de Fuentes, au milieu de tout ce désordre ?

L’Aragonais soulève son chapeau. Au coin des Conseils, il vient de se trouver nez à nez avec la comtesse de Giraldeli, une dame du Palais qu’il connaît.

— Je vois bien le désordre. Mais je doute que ça aille plus loin.

— Ah oui ? Eh bien, sachez qu’au Palais les Français veulent enlever l’infant don Francisco.

— Que me dites-vous là ?

— La vérité, Mor.

Mme de Giraldeli passe son chemin, l’air affligé, en proie à l’inquiétude, et l’ingénieur hâte le pas pour gagner le porche du Palais. Une de ses connaissances, le capitaine des Gardes espagnoles, Manuel Jáuregui, y est de service aujourd’hui, et il souhaite en obtenir des informations. La journée qui vient, pense-t-il, s’annonce intéressante. Et peut-être vengeresse. Les cris proférés contre la France, les afrancesados et les amis de Godoy suscitent chez Mor de Fuentes un plaisir secret et très particulier. Son ambition artistique – il vient de publier la troisième édition de sa médiocre Serafina – et les cercles d’amitiés littéraires dans lesquels il se meut, avec Cienfuegos et les autres, le portent à détester de toute son âme Leandro Fernández de Moratín, protégé de l’ancien ministre Godoy, dit le Prince de la Paix. Mor de Fuentes n’est pas peu mortifié de voir le public des théâtres louer servilement, à la manière d’un troupeau de moutons ou de gorets, les répliques, les bons mots ou supposés tels, la niaiserie, la tartufferie et les goûts de celui que l’on qualifie de Génie des Génies, et autres incongruités, s’ajoutant à ce que tous les autres – Mor de Fuentes compris – considèrent comme de la médiocrité étrangère au talent, à la prose et au vers castillans. Voilà pourquoi l’Aragonais se réjouit des cris qui, mêlés à ceux qui s’élèvent contre les Français, s’en prennent à Godoy et à sa cour, Moratín inclus. À la faveur de ce tumulte, il ne lui déplairait pas que le nouveau Molière, l’enfant chéri des muses, reçoive aujourd’hui une bonne correction.

Lorsque Blas Molina Soriano, serrurier de son métier, arrive sur l’esplanade du Palais, il ne reste qu’une berline sur les trois qui attendaient devant la porte du Prince. Les autres s’éloignent dans la rue Tesoro. À côté de celle qui demeure immobile et vide, il n’y a presque personne, à part le cocher et le postillon : trois femmes, portant un fichu sur les épaules et un cabas pour les commissions, et cinq voisins. Sur la grande place, quelques curieux observent la scène de loin. Pour savoir qui sont les voyageurs des berlines, Molina serre les plis de sa cape de serge grossière et court derrière celles-ci, mais il ne parvient pas à les rejoindre.

— Qui était dans ces voitures ? demande-t-il, une fois revenu.

— La reine d’Étrurie, répond une des femmes, grande et avenante.

Encore essoufflé, le serrurier en reste bouche bée.

— Vous en êtes sûre ?

— Oh, que oui ! Je l’ai vue sortir avec ses enfants, accompagnée d’un ministre, ou d’un général… Quelqu’un qui portait un chapeau avec beaucoup de plumes et lui donnait le bras. Elle est montée aussitôt et a filé en un clin d’œil… Pas vrai, madame ?

Une autre femme confirme :

— Elle se cachait derrière une mantille. Mais je veux bien être damnée si ce n’était pas María Luisa.

— Est-ce que quelqu’un d’autre est sorti ?

— Pas que je sache. On dit que l’infant don Francisco de Paula, le petit garçon, part aussi. Mais nous n’avons vu que la sœur.

Sombre, plein de funestes pressentiments, Molina interpelle le cocher :

— C’est pour qui, cette voiture ?

L’autre, assis sur son siège, hausse les épaules sans répondre. Soupçonneux, Molina inspecte les alentours. Sauf les sentinelles – ce sont aujourd’hui des Gardes espagnoles à la porte du Prince et des Gardes wallonnes à celle du Trésor –, il ne voit aucun piquet. C’est inimaginable, se dit-il, que l’on puisse organiser un déplacement de cette importance sans prendre de précautions. À moins, peut-être, que ce ne soit dans l’idée de ne pas attirer l’attention.

— Est-ce qu’il est venu des gabachos ? demande-t-il à l’un des curieux.

— Je n’ai vu personne. Rien qu’une sentinelle, là-bas, à San Nicolás.

Songeur, Molina se gratte le menton qu’il n’a pas eu le temps de raser ce matin. San Nicolás, à côté de l’église du même nom, est le casernement de Français le plus proche, et il est rare que ceux-ci soient aussi tranquilles. Ou semblent l’être. Il passe par la Puerta del Sol et, là non plus, il ne voit pas trace de Français, bien que l’endroit fourmille de gens fort échauffés. Personne, pourtant, devant le Palais. Les berlines qui sont parties et cette autre, vide, qui attend n’augurent rien de bon. Il entend comme un clairon sonner l’alarme dans sa tête.

— Ils sont en train, conclut-il, de nous posséder jusqu’au trognon.

Ces mots font se retourner José Mor de Fuentes. L’écrivain aragonais se trouve là après avoir marché depuis la place du Palais. On ne l’a pas laissé voir son ami le capitaine Jáuregui. Blas Molina le connaît de vue, car, voilà quinze jours, il a réparé la serrure de sa maison.

— Et pendant ce temps, nous sommes quatre chats et sans armes, commente Molina exaspéré.

— Pardi ! Mais l’Arsenal royal est là, répond ironiquement Mor de Fuentes, en désignant le bâtiment.

Le serrurier se caresse pensivement le cou. Il a pris la boutade au pied de la lettre.

— Inutile de me le dire deux fois. Suffit que les gens se décident, et moi je force la serrure. C’est mon métier.

L’autre l’observe attentivement pour vérifier s’il parle sérieusement. Puis il regarde autour de lui d’un air gêné, hoche la tête et s’en va, parapluie sous le bras, tandis que le serrurier reste sur place en continuant à penser à l’Arsenal royal. Mieux vaut l’oublier pour le moment, conclut-il. De toute manière, Blas Molina Soriano, présentement dans sa quarante-neuvième année, est le plus fervent partisan que le roi d’Espagne puisse avoir à Madrid. Les raisons du culte exalté qu’il professe pour la monarchie sont embrouillées, et lui-même s’y perd. Plus tard, en adressant au roi un mémoire détaillé sur sa participation aux événements du 2 mai, il se définira comme « nourrissant une passion aveugle pour Votre Majesté et sa famille ». Fils d’un ancien soldat de la cavalerie au service de l’infant don Gabriel, la Maison royale lui a payé son examen de serrurier. Depuis lors, la gratitude de Molina est sans limites et le conduit à s’exhiber avec tous les signes d’une extrême dévotion à chaque apparition publique des Bourbons. Particulièrement auprès de Ferdinand VII, qu’il adore avec une fidélité canine : on l’a vu courir à côté de son cheval au Prado, à la Casa del Campo et au Buen Retiro, tenant un petit tonneau d’eau fraîche, au cas où le jeune roi aurait envie de se désaltérer. Le moment le plus heureux de son existence, Molina l’a vécu au début d’avril, quand il a eu la chance d’indiquer le chemin de Monteleón à Ferdinand VII qui le cherchait sans autre escorte qu’un valet. Un fois arrivé, le serrurier, faisant preuve d’un aplomb remarquable, a profité de l’occasion pour rester avec lui et pouvoir admirer ainsi le dépôt de canons, d’armes et de munitions du parc ; sans se douter que le souvenir de cette visite inopinée aurait plus tard une importance décisive – littéralement de vie ou de mort – dans l’histoire de Blas Molina et de beaucoup d’autres Madrilènes.

Avec de tels antécédents, quiconque connaît ce serrurier passionné ne peut être surpris de le trouver ce matin sur la place du Palais, tout comme on l’a vu durant les manifestations d’Aranjuez à la tête d’un groupe de séditieux qui réclamaient la tête de Godoy, ou, durant les événements de la veille, conspuant Murat à la sortie de la messe et à la revue du Prado, et acclamant ensuite, avec dix mille autres Madrilènes, l’infant don Antonio à son passage par la Puerta del Sol. Molina l’a dit à ses amis : il n’aura pas de repos tant que ces gabachos de l’enfer seront dans Madrid, et il est prêt à faire tout ce qui est en son pouvoir pour préserver la famille royale des manigances françaises. C’est ainsi qu’il a passé une bonne partie de la nuit posté à un carrefour de la rue Nueva, surveillant pour son compte les courriers qui entraient et sortaient de la résidence de Murat sur la place Doña María de Aragón, et courant ensuite communiquer ces informations à la Junte de Gouvernement, sans se laisser décourager de ce que nul n’en tienne compte et que le concierge l’envoie chaque fois promener.

Maintenant, après avoir piqué un bref somme chez lui et laissé sa femme en larmes, affolée de le voir se démener ainsi, le serrurier constate que ses appréhensions sont confirmées. Pour ce qui le concerne, la reine douairière d’Étrurie peut bien aller là où ça lui chante : tout le monde sait que c’est une afrancesada et qu’elle veut rejoindre ses parents à Bayonne ; et donc, si ça lui plaît de manger le pain des gabachos, grand bien lui fasse. En revanche, enlever le petit infant, le dernier de la famille à rester en Espagne avec son oncle don Antonio, c’est un crime contre la patrie. De sorte que, planté à côté de cette berline vide arrêtée devant la porte du Prince et qui ne lui dit rien qui vaille, l’humble serrurier, champion spontané de la monarchie espagnole, décide de l’empêcher de partir, même s’il est seul et les mains nues – il n’a même pas sa navaja, car sa femme, avec beaucoup de bon sens, la lui a prise avant qu’il s’en aille –, et cela tant qu’il lui restera une goutte de sang dans les veines.

Et donc, sans y réfléchir à deux fois, Blas Molina avale sa salive, s’éclaircit la gorge, fait quelques pas vers le centre de la place et se met à crier :

— Trahison ! On enlève l’infant ! Trahison ! – de toute la force de ses poumons.

2

Neuf heures n’ont pas encore sonné quand le lieutenant Rafael de Arango arrive au parc de Monteleón avec, dans la poche de sa veste, les deux instructions pour la journée. Il a pris la première au Gouvernement militaire et la seconde à l’état-major supérieur de l’Artillerie, et l’une et l’autre ordonnent aux troupes de rester dans leurs casernes et d’éviter à tout prix de fraterniser avec la population. Au texte écrit de la dernière, le colonel Navarro Falcón a ajouté oralement quelques recommandations complémentaires :

— Ménagez les Français, pour l’amour du Ciel… Et ne prenez surtout pas de décision de votre propre initiative. Au moindre problème, avisez-moi d’urgence, et je vous enverrai quelqu’un.

La cinquantaine d’individus assemblés devant le parc d’artillerie ne constitue pas encore un problème, mais elle peut en devenir un. Cette idée tracasse le jeune lieutenant, car, malgré son grade peu élevé, il doit assumer, en attendant l’arrivée d’un supérieur – Arango a été le premier officier à se présenter ce matin à l’état-major –, la responsabilité du principal dépôt d’artillerie de Madrid. C’est pourquoi il s’efforce de prendre un air impassible quand, dissimulant son inquiétude, il traverse les groupes qui s’écartent sur son passage. Par chance, ils se comportent raisonnablement. Ce sont pour la plupart des habitants du quartier de Las Maravillas, artisans, boutiquiers et domestiques des maisons voisines, ainsi que quelques femmes et parents de soldats du parc, ancien palais des ducs de Monteleón cédé à l’armée. Autour de l’officier les commentaires exaltés ou impatients vont bon train, on entend crier « Vive l’artillerie ! » et quelques vivats, plus forts, pour le roi Ferdinand VII. Les insultes à l’adresse des Français ne manquent pas non plus. Quelques-uns réclament des armes, mais personne ne les suit. Pas encore.

— Bonjour, Mosié le capitaine.

— Bonjour, lieutenant[1].

Il vient tout juste de passer le portail de briques et les grilles en fer forgé de l’entrée principale quand il se heurte au capitaine français qui commande le détachement de soixante-quinze soldats du train de l’artillerie impériale, plus un tambour et quatre sous-officiers, qui gardent la porte, la caserne, les quartiers, le pavillon de garde et l’armurerie. L’Espagnol porte la main à son chapeau, et l’autre lui répond d’un air irrité et comme à contrecœur : il est nerveux, et ses hommes encore plus. Ces gens dehors, dit-il à Arango, n’en finissent pas de les insulter et, si ça continue, il va les disperser à coups de fusils.

— Si eux pas partir, je donne l’ordre de tirer… Pan, pan !… Compris ?

Arango comprend trop bien. Voilà qui déborde les instructions reçues de son colonel. Désolé, il regarde autour de lui et observe les expressions préoccupées sur les visages de la maigre troupe d’Espagnols qu’il a sous ses ordres : seize hommes, soldats, sergents et caporaux. Ils ne sont pas armés, et même les fusils entreposés dans la salle d’armes n’ont ni munitions, ni pierres, ni platines. Ils sont tous sans défense, face à ces Français irascibles et armés jusqu’aux dents.

— Je vais voir ce que je peux faire, dit-il au capitaine de l’armée impériale.

— Je vous donne quinze minutes. Pas une de plus.

Quittant le Français, Arango prend ses hommes à part. Ils sont alarmés, et il tente de les tranquilliser. Par chance, le caporal Eusebio Alonso se trouve parmi eux, il le connaît, c’est un vétéran posé, discipliné, à qui il peut faire confiance. Il l’envoie donc à la porte avec pour instructions de calmer les gens et d’essayer que les sentinelles françaises ne fassent pas une folie. Sinon, il ne pourra plus répondre des civils qui sont dehors ni de ses hommes.

Devant le Palais, les choses se sont compliquées. Un gentilhomme de la Cour que, d’en bas, personne ne peut identifier vient d’apparaître au balcon pour joindre ses cris à ceux du serrurier Molina. « On enlève l’infant ! » a-t-il vociféré, confirmant les craintes des gens qui s’attroupent autour de la berline vide et sont désormais soixante ou soixante-dix. Il n’en faut pas plus à Molina pour franchir le pas. Hors de lui, suivi par les plus exaltés et par la grande femme avenante qui agite un foulard blanc pour que les sentinelles ne tirent pas, le serrurier se précipite vers la porte la plus proche, celle du Prince, où les soldats des Gardes espagnoles, perplexes, ne leur barrent pas le passage. Surpris par le succès de son initiative, Molina exhorte ceux qui l’accompagnent à poursuivre plus avant, lance quelques vivats pour la famille royale, répète « Trahison, trahison ! » d’une voix tonitruante, et, encouragé par les cris de ceux qui lui font chorus, s’élance dans le premier escalier qu’il trouve sans rencontrer d’autre opposition que celle d’un militaire, Pedro de Toisos, exempt des Gardes du Corps, qui vient à sa rencontre.

— Au nom du Ciel !… Calmez-vous, nous sommes déjà sous bonne garde !

— La garde, c’est nous qui nous en occupons !… hurle Molina en l’écartant. À mort les Français !

Tout d’un coup, alors que le serrurier et les inconditionnels qui le suivent continuent de monter, apparaît sur le palier un enfant de quatorze ans en habit de cour et accompagné d’un gentilhomme et de quatre Gardes du Corps. La grande femme, qui se tient derrière Molina, s’écrie : « C’est l’infant don Francisco ! », et le serrurier s’arrête net, décontenancé, en se voyant devant le garçon. Puis, retrouvant son audace habituelle, il s’agenouille sur les marches de l’escalier et lance un « Vive l’infant ! Vive la famille royale ! » que ses compagnons reprennent en chœur. L’enfant, qui avait pâli au spectacle de ce tumulte, recouvre ses couleurs et sourit un peu, ce qui renforce l’enthousiasme de Molina et des siens.

— Montons ! Montons ! crient-ils. Allons voir l’infant don Antonio !… Personne ne sortira d’ici !

Aussitôt, alternant les vivats et les « À mort ! », la troupe de Molina se précipite pour baiser les mains de l’enfant et le porte quasiment en triomphe, avec son escorte, jusqu’au seuil du cabinet de son oncle don Antonio. Une fois là, répondant à quelques mots que le gentilhomme qui l’accompagne lui glisse à l’oreille, le garçon, avec un calme admirable pour son âge, remercie Molina et les autres pour leur dévouement, leur garantit qu’il ne part pas pour Bayonne, les prie de redescendre sur la place et leur promet que, d’ici peu, il se montrera au balcon pour les rassurer tous. Le serrurier hésite un instant, mais il comprend que ce serait risqué d’aller plus avant, d’autant que dans l’escalier résonnent les pas d’un piquet des Gardes espagnoles qui montent en hâte pour dégager l’infant. Et donc, satisfait et décidé à ne pas défier davantage le sort, il persuade ceux qui le suivent que c’est la chose la plus raisonnable à faire, prend congé de l’infant avec force vivats et révérences, descend l’escalier quatre à quatre et retourne sur la place, triomphant et heureux comme s’il portait l’écharpe de capitaine général, juste au moment où le jeune don Francisco de Paula, en gentilhomme accompli, sort sur le balcon situé à l’angle de la place en saluant de la tête en signe de gratitude et en adressant, de la main, beaucoup de baisers au peuple rassemblé là, qui dépasse maintenant les trois cents personnes, parmi lesquelles quelques soldats isolés du régiment des Volontaires d’Aragón, tandis que d’autres arrivent des maisons voisines ou se mettent à leurs balcons.

À cet instant, tout se complique. À quelques pas du serrurier Molina, José Lueco, habitant de Madrid et fabricant de chocolat, se trouve près de la voiture qui attend toujours à la porte du Prince avec pour seuls occupants le cocher et le postillon. Dans le tumulte, et tandis que l’infant se montre au balcon, Lueco, aidé par Juan Velázquez, Silvestre Álvarez et Toribio Rodríguez – le premier muletier et les deux autres garçons d’écurie du comte d’Altamira et de l’ambassadeur du Portugal –, vient de couper avec son couteau les traits de l’attelage.

— Comme ça, clame Lueco, ils ne l’enlèveront pas !

— Plutôt la mort… ajoute Velázquez.

— … que l’esclavage ! complète Rodríguez.

Les gens les applaudissent comme des héros. Il en est même qui tentent de couper les jarrets des mules. Au même instant, alors que les couteaux ne sont pas encore refermés, apparaissent dans la foule deux uniformes français, l’un de l’infanterie légère et l’autre, blanc et rouge avec beaucoup de cordons et de galons, porté par le chef d’escadron Armand La Grange, aide de camp du duc de Berg ; lequel, en voyant l’attroupement du haut de la terrasse de sa résidence voisine du palais Grimaldi, l’a envoyé avec son interprète voir ce qui se passait. Or La Grange, soldat aguerri malgré sa jeunesse et aristocrate jusqu’au bout des ongles, déteste viscéralement la populace : il se fraye sans ménagements un chemin en direction de la porte du Prince, avec autant de témérité que de mépris. Se conduisant, en somme, avec la grossière arrogance d’un homme qui se croit chez lui. Jusqu’à ce que, pour son malheur, il se heurte à José Lueco et ses camarades.

— Va foutre ta salope de mère, gabacho ! lui lance celui-ci.

L’aide de camp de Murat ne sait pas un mot d’espagnol, mais l’interprète lui traduit. D’ailleurs les navajas ouvertes et les visages de ceux qui le bousculent sont suffisamment éloquents. Il recule donc d’un pas et met la main au sabre de cavalerie qu’il porte au côté. Le soldat l’imite, les gens font cercle en flairant la bagarre, et là-dessus apparaît le serrurier Molina qui, à la vue des uniformes, se remet à crier :

— Tuez-les ! Tuez-les !… Ne laissons passer aucun Français !

En moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, tous se précipitent sur La Grange et l’interprète, les malmènent, lacèrent leurs habits, et seule l’intervention de l’exempt des Gardes du Corps Pedro de Toisos empêche qu’ils ne soient taillés en pièces sur-le-champ. Faisant preuve d’une grande présence d’esprit, Toisos arrive en courant et parvient à extraire l’aide de camp de Murat et le soldat de la foule en leur faisant rengainer leurs sabres, tout en ordonnant à Lueco et aux autres de ranger leurs couteaux.

— Ne versons pas de sang !… Pensez à l’infant don Francisco, pour l’amour de Dieu !… Ne déshonorons pas ce lieu !

Son uniforme et son autorité calment un peu les esprits, donnant ainsi le temps à la vingtaine de soldats français qui débouchent de la rue Nueva de permettre à leurs compatriotes de se retirer sous la protection de leurs baïonnettes. Furieux de voir ses proies lui échapper, Molina vocifère en exhortant les gens à ne pas les laisser partir. À ce moment apparaît à la porte du Palais le ministre de la Guerre, O’Farril, qui vient jeter un coup d’œil. Et comme le serrurier lui crie au nez sans le moindre respect, le ministre, visage décomposé, le pousse pour l’écarter.

— Que ces trublions rentrent chez eux, personne n’a besoin d’eux !

— Ce sont les coquins comme vous, monsieur, qui vendent l’Espagne et qui nous perdent tous ! se rebiffe le serrurier sans se laisser intimider.

— Partez, ou j’ordonne d’ouvrir le feu !

— Le feu ?… Contre le peuple ?

La foule se presse, menaçante, pour soutenir Molina. Un jeune soldat des Volontaires d’Aragón met la main à la poignée de son sabre en injuriant O’Farril qui, prudent, retourne à l’intérieur. À cet instant, on entend de nouveaux cris. « Un Français ! Un Français ! » hurlent des gens qui se précipitent vers le coin de la rue Tesoro. Molina, qui cherche aveuglément sur quoi décharger sa colère, joue des coudes et arrive à temps pour voir un marin de la Garde impériale affolé – un messager qui tentait de s’échapper en direction de San Gil – se faire désarmer devant le poste de garde par le capitaine des Gardes wallonnes Alejandro Coupigny, fils du général Coupigny, qui lui enlève son sabre et le fait entrer pour le sauver de la populace déchaînée. Molina, dépité par la perte de cette nouvelle proie, arrache des mains d’un voisin un gros bâton noueux et le brandit.

— Allons tous chercher des Français ! braille-t-il à s’en décrocher la mâchoire. Tuons-les ! Tuons-les !

Et, donnant l’exemple, suivi du soldat des Volontaires d’Aragón, du chocolatier Lueco, des garçons d’écurie et de quelques autres, il se lance en courant vers les rues attenantes à la place du Palais, en quête de quelqu’un pour assouvir sa soif de sang ; ce qui ne tarde guère, car, à peine passé le carrefour, ils découvrent un militaire impérial, sans doute un autre messager, qui se dirige vers le casernement de San Nicolás. Avec des hurlements de joie, le serrurier et le soldat se jettent à la poursuite du Français, qui fuit désespérément mais est rattrapé par le gourdin de Molina dans le renfoncement de l’école située en face de San Juan. Celui-ci lui assène une volée de coups sur la tête, sans pitié, et le malheureux s’écroule à terre, où le soldat le perce de son sabre.

Joaquín Fernández de Córdoba, marquis de Malpica et grand d’Espagne, est au balcon de sa maison, près du Palais royal et en face de l’église Santa María, d’où il observe les allées et venues des gens. Les derniers cris et les mouvements de la foule ont inquiété le marquis et, la curiosité aidant, il décide d’aller y voir de plus près. Pour ne pas se compromettre – il est capitaine du régiment d’infanterie de Málaga, mais actuellement en disponibilité –, il écarte l’uniforme et s’habille d’un chapeau à bord étroit, d’une redingote brune et de bottes à la polonaise. Puis il se munit d’une canne-épée, d’un gros pistolet à canon court, chargé, qu’il glisse dans sa poche, et sort, accompagné d’un serviteur de confiance. Le marquis de Malpica n’est pas homme à éprouver de la sympathie pour les révoltes populaires ; mais, en tant que militaire et Espagnol, la présence française lui est pénible. Partisan au début, à l’instar de tant d’autres membres de la noblesse, de l’autorité napoléonienne parce qu’elle a mis le pays à l’abri des débordements révolutionnaires qui ont ensanglanté son voisin, et admirateur, en bon militaire, des exploits guerriers de Bonaparte, cette complaisance a cédé ces derniers temps la place à l’irritation d’un homme qui voit sa terre livrée à des mains étrangères. Il fait aussi partie de ceux qui ont applaudi à la chute de Godoy, à l’abdication du vieux roi et à l’accession de Ferdinand VII au trône. Le caractère du jeune monarque suscite en lui de grandes espérances ; encore que, militaire et homme discret, il ne se soit jamais prononcé ouvertement pour ou contre la situation que vit sa patrie, et qu’il réserve ses opinions pour sa famille et le cercle de ses intimes.

En compagnie de son serviteur, répondant au nom d’Olmos, un ancien soldat qui fut son ordonnance à Málaga, le marquis entend jeter un œil sur cette partie du quartier et monter ensuite vers le Palais. Aussi, passant derrière Santa María, il suit la rue de l’Almudena jusqu’à la place des Conseils et, après avoir échangé quelques impressions avec un relieur qu’il connaît – l’homme, inquiet, ne sait s’il doit ouvrir sa boutique ou non –, il oblique à gauche par la rue du Factor pour se diriger vers l’esplanade du Palais. Cette rue est déserte. Pas une âme, et balcons et fenêtres sont vides. Cet étrange silence alerte l’instinct militaire du marquis.

— Ça ne me plaît pas du tout, Olmos.

— Moi non plus.

— Dans ce cas, rentrons. Nous passerons par l’arc du Palais. Custos rerum prudentia, et cetera. Tu ne crois pas ?

— Je crois ce que dit Monsieur.

Un roulement de tambour les fige sur place. Le bruit se rapproche, venant du coin de la rue du Biombo, accompagné d’un martèlement de bottes sur le pavé : des pas nombreux qui avancent avec rapidité. Le marquis et son domestique se collent contre le mur de la maison la plus proche et cherchent un abri sous le porche. De là, ils voient apparaître une compagnie d’infanterie au complet, fusils prêts à tirer, officiers en tête et sabre à la main, qui se dirige vers la place du Palais.

Les troupes françaises sortent de San Nicolás.

La première force française qui débouche sur l’esplanade, un peu avant dix heures du matin, comprend quatre-vingt-sept hommes du bataillon de grenadiers de la Garde impériale affecté à la résidence du duc de Berg, le palais Grimaldi. Blas Molina, revenu sur la place après avoir tué le soldat français devant San Juan, voit arriver la colonne compacte d’uniformes bleus, avec plastrons blancs et shakos noirs. Il comprend tout de suite que ceux-là ne sont pas des conscrits mais font partie des troupes d’élite. Comme tous ceux qui l’entourent, le serrurier est partagé entre la stupeur et la colère, face à l’attitude menaçante des nouveaux venus. Les Français ont fait en quelques minutes le trajet entre la place voisine Doña María de Aragón et l’esplanade et, à leur arrivée, ils se voient renforcés par deux attelages de chevaux tirant des canons de vingt-quatre livres et par le reste de l’infanterie qui abandonne San Nicolás. Ces forces convergent vers la porte du Prince et exécutent une manœuvre impeccable pour se déployer. L’officier qui les commande tient directement ses ordres de Murat : répéter l’opération punitive qui a permis à Napoléon d’obtenir d’excellents résultats au Caire, à Milan et à Rome, et dernièrement à Lisbonne, sous les ordres du général Junot. Et donc, avec l’efficacité professionnelle qui est celle de la meilleure armée du monde, les ordres se succèdent avec une inflexibilité militaire, les artilleurs détachent les affûts de canons de leurs attelages, les placent en batterie en les chargeant à mitraille, et les grenadiers s’alignent en mettant en joue le demi-millier de personnes attroupées devant l’édifice.

— Ça va pleuvoir dru, dit quelqu’un près de Molina.

Aucun avertissement ni sommation préalable. À peine les canons prêts à tirer et les grenadiers disposés sur deux rangs, le premier agenouillé et le second debout, fusils pointés, un officier lève son sabre et commande immédiatement le feu : une première décharge en l’air, au-dessus des têtes des gens qui tournoient, affolés, et une deuxième directe, pour tuer, avec la mitraille des canons dont retentit le double coup de tonnerre, crachant fumée et éclairs, et balayant en un instant l’esplanade de leurs balles et de leurs éclats. Cette fois, pas de cris patriotiques ni d’insultes contre les Français, rien d’autre que le hurlement de panique qui jaillit de centaines de gorges, tandis que la foule, surprise par la sauvagerie de l’attaque, se disperse en courant dans toutes les directions, piétinant les blessés qui se tordent dans des flaques de sang, les femmes qui trébuchent, ceux qui, atteints par les décharges de mousqueterie que les Français répètent maintenant à une cadence implacable, tombent de tous côtés tandis que les balles et la mitraille vrombissent, frappent, brisent, mutilent et tuent.

L’efficacité du feu français contre des gens désarmés et épouvantés est mortelle. Impossible de connaître le nombre exact de victimes devant le Palais royal. L’Histoire retiendra, parmi d’autres, les noms d’Antonio García, Blasa Grimaldo Iglesias, Esteban Milán, Rosa Ramírez et Tomás Castillón. Il y a aussi des morts dans le personnel du Palais : le médecin de Sa Majesté Manuel Pereira, le cireur du roi Cosme Miel, le valet de chambre Francisco Merlo, le cocher royal José Méndez Álvarez, le laquais des Écuries royales Luis Román et le lanternier du Palais Matías Rodríguez. Parmi ceux qui pourront en faire le récit, le plus vieux portier de l’édifice, José Rodrigo de Porras, reçoit une blessure de mitraille au visage et une autre, d’une balle qui a ricoché, au crâne ; Joaquín María de Mártola, maréchal des logis honoraire du roi, qui se trouve dans la voiture dont José Lueco et ses camarades ont coupé les traits de l’attelage, est touché par un impact qui lui brise le bras ; et le majordome de semaine Rodrigo López de Ayala, qui se tenait à une fenêtre du Palais, reçoit en pleine figure les éclats de ses verres de lunette, cassés par une balle qui l’atteint à la poitrine et dont il mourra deux mois plus tard.

Tandis que crépite la fusillade et que la place se remplit de fumée et de sang, Blas Molina court, terrifié, tête baissée. Au milieu du tumulte, alors qu’il cherche sa cape qu’il a perdue, il voit tomber, blessé, un autre serrurier qu’il connaît, l’Asturien Manuel Armayor. Il croit également identifier une femme qui gît à terre, la tête ouverte : la grande femme avenante qui est entrée derrière lui dans le Palais en agitant un foulard blanc. Molina s’arrête un instant pour tenter de secourir son collègue, mais le feu français est intense, et il finit par renoncer et court comme tout le monde pour essayer de se mettre à l’abri. Quant à Manuel Armayor, atteint par les premières décharges, il parvient finalement à se relever et, en vacillant, il va s’évanouir dans les bras d’un groupe de fuyards. Ceux-ci le traînent jusqu’à sa maison de la rue Segovia, se vidant de son sang, car, au cours du trajet, il a reçu trois blessures de plus.

— Ça, ce sont des coups de feu, dit le caporal José Montaño.

Dans le parc d’artillerie de Monteleón, le lieutenant Rafael de Arango demeure, comme ses hommes, immobile et aux aguets. Les artilleurs se dévisagent. Les Français ont entendu, eux aussi, car le capitaine discute avec ses sous-officiers et se tourne vers lui, comme pour demander des explications.

— On dirait que ça va chauffer, dit quelqu’un.

— Ou ça chauffe déjà, dit un autre.

— Silence ! ordonne Arango.

Il éprouve une immense envie de s’asseoir dans un coin, de fermer les yeux et de ne plus s’occuper de rien. Mais cela lui est interdit. Après avoir un peu réfléchi, il charge le caporal Montaño et trois autres artilleurs de se glisser discrètement dans la salle d’armes et de mettre des pierres aux fusils.

— Mieux vaut prendre nos précautions, ajoute-t-il d’un air faussement détaché. On ne sait jamais.

— Et les cartouches, mon lieutenant ?

Arango hésite un peu. Les ordres stipulent que la troupe doit être sans munitions. Mais il ignore ce qui se passe. L’expression désorientée de ses hommes qui le regardent avec une confiance respectueuse, bien que certains aient l’âge d’être son père – son épaulette ressemble à un mensonge –, finit par le décider. Il en est responsable, conclut-il, et il ne peut les laisser sans défense au milieu des Français. Plus maintenant.

— Cachées sous le râtelier de la salle d’armes, vous trouverez huit caisses. Ouvrez-les sans attirer l’attention, et que chaque homme en prenne une poignée et la glisse dans ses poches… Mais je ne veux pas de fusil chargé. Compris ?

Tandis que Montaño et ses hommes vont exécuter son ordre, Arango prend plusieurs dispositions complémentaires, comme de poster deux autres artilleurs à la porte afin de renforcer le caporal Alonso, car, dehors, les gens, qui entendent sûrement les détonations, redoublent de cris et réclament des armes. Il charge aussi le sergent Rosendo de la Lastra de ne pas quitter les Français des yeux et de l’informer de leurs moindres mouvements, même si c’est pour aller aux latrines. Dernière disposition, il expédie le soldat José Portales à l’état-major de l’Artillerie, rue San Bernardo, avec un message oral pour le colonel Navarro Falcón, lui demandant d’envoyer d’urgence un officier de rang plus élevé pour prendre la situation en main. Après quoi, il respire profondément, remplit ses poumons d’air jusqu’à se les faire éclater et part à la recherche du capitaine français pour le convaincre que tout est en ordre.

— Des armes ! Des armes !… Nous voulons des armes !

Ivres de rage, les gens parcourent en hurlant les rues voisines de la place du Palais, montrant leurs mains nues et leurs vêtements tachés de sang, déposant les blessés sous les porches des maisons. Aux balcons, les femmes crient et pleurent. Certains habitants courent se cacher, d’autres sortent, surexcités, et réclament vengeance et mort, tandis qu’un vent de folie collective enflamme les rues. « À mort les gabachos ! », telle est la clameur générale. Et en réponse à ceux qui objectent l’absence d’armes, la consigne circule : « Nous avons des gourdins et des couteaux. » Sur la place de la Cruz Verde, un sergent de la cavalerie polonaise qui loge là est assailli par une meute de gamins au moment où il sort pour se rendre à son poste : il est tué à coups de pierres et de navajas, et pendu par les pieds, nu, à une lanterne du coin de la rue du Rollo. Et à mesure que se répand la nouvelle du massacre de la place du Palais, de quartier en quartier, commence la chasse au Français.

— On cherche les gabachos dans tout Madrid. Aux armes !… Aux armes !

La multitude court de tous côtés, exaltée, en quête de vengeance. Le centre de la ville est une fournaise de haine. Du balcon de l’hôtel des Postes, l’enseigne de frégate Esquivel voit la foule de la Puerta del Sol lapider un dragon qui passe au galop, la tête collée à la crinière de son cheval, en direction du cours San Jerónimo. Partout retentissent les appels aux armes et à la traque des Français, et la populace commence à se jeter sur ceux-ci quand elle les rencontre isolés, surpris à la porte de leurs logements ou en route pour leurs casernes. Beaucoup d’officiers et de sous-officiers perdent ainsi la vie, poignardés dès qu’ils sortent dans la rue. Dans les premiers moments, outre le sergent de la cavalerie polonaise, deux militaires de l’armée impériale sont assassinés face au théâtre de Los Caños del Peral, trois meurent égorgés sur la place Conde de Barajas, et deux périssent sous des coups de ciseaux de tailleur près de la taverne de la voûte de Botoneras. Un autre Polonais, parmi ceux qui montent la garde sur la petite place de l’Ángel, devant le palais Ariza, reçoit une décharge d’escopette dans le dos. Nombre d’individus, familiers de la rapine et de la navaja, sont venus là pour pêcher en eau trouble et dépouillent les cadavres français de leurs bourses, bagues, habits, et de tout ce qui présente de la valeur.

Nombreuses sont les femmes qui se mêlent au désordre. Après s’être précipitée dans la rue au bruit du tumulte, Ramona Esquilino Oñate, vingt ans, célibataire, habitant au 5 de la rue de la Flor, va avec sa mère jusqu’à l’angle de la rue San Bernardo en exhortant le voisinage à attaquer les Français.

— Hérétiques sans Dieu et sans vergogne ! clame la mère.

Là, elles se heurtent à un officier de l’armée impériale qui sort de son logement, elles l’agressent, lui arrachent son épée, lui infligent avec celle-ci plusieurs blessures ; elles sont sur le point de l’achever, quand des soldats français accourent à son secours et, à coups de crosses et de baïonnettes, laissent les deux femmes ensanglantées et inanimées.

Des quartiers les plus mal famés, où les nouvelles arrivent en passant de balcon en balcon, de bouche à oreille, convergent vers les rues du centre, pour attaquer tous les Français qu’elles rencontrent, des troupes de gens du peuple, toute une populace en colère encouragée par de nombreuses femmes qui l’accompagnent et hurlent. Tout soldat de l’armée impériale à pied ou à cheval est frappé à coups de gourdins, de couteaux, de pierres, de ciseaux, de briques ou de pots de fleurs. Un pot lancé d’un balcon de la rue du Barquillo tue le fils du général Legrand – ancien page personnel de l’Empereur – en le faisant tomber de cheval, à la consternation de ses camarades. Non loin de là, José Muñiz Cueto, un Asturien de vingt-huit ans qui travaille comme valet à l’hôtellerie de la place Matute et revient de l’esplanade du Palais épouvanté par ce qu’il vient de vivre, se joint à d’autres jeunes gens pour traquer un Français qu’ils découvrent en train de fuir et qui finit par se réfugier dans le collège de Loreto, où les sœurs l’accueillent après être sorties pour le protéger. De retour à l’hôtellerie, l’Asturien rencontre son frère Miguel et trois autres valets – ils se nomment Salvador Martínez, Antonio Arango et Luis López – qui s’arment avec leur patron, José Fernández Villamil, pour partir à la recherche de Français. On entend l’hôtelière et les servantes pleurer dans la cuisine.

— Tu viens avec nous ? l’interroge le patron.

— Votre question est une insulte. Si mon frère y va, j’y vais !

Les six hommes sortent, en gilet et manches de chemise, graves, déterminés. Ils portent tous leurs navajas, auxquelles ils ont ajouté de grands couteaux de cuisine, une hache à fendre le bois, une pique rouillée, une broche à rôtir et un fusil de chasse que l’hôtelier a décroché du mur. Dans la rue de Las Huertas, où ils sont rejoints par un apprenti tailleur d’un atelier voisin et un orfèvre de la rue de la Gorguera, une énorme flaque de sang s’étale sur la chaussée, mais ils ne voient personne, Espagnol ou Français, de blessé ou de mort. D’une fenêtre, quelqu’un leur dit qu’un mosiú s’est défendu : ce sang est madrilène. Aux balcons, des femmes crient et se lamentent ; d’autres, à la vue de l’hôtelier et de ses valets, applaudissent et réclament vengeance. En chemin, leur groupe grossit encore, il reçoit le renfort d’un commis de boutique, d’un plâtrier, d’un portefaix et d’un mendiant qui fait ordinairement la manche place Antón Martín ; des commerçants ferment leurs boutiques et posent des planches sur les devantures. Quelques-uns encouragent la troupe armée, et les gamins de la rue abandonnent osselets et toupies pour courir derrière eux.

— Au Palais ! Au Palais !… crie le mendiant. Pas de quartier pour les franchutes !

Dans toute la ville commencent ainsi à se former spontanément des groupes qui joueront dans peu de temps un rôle capital, quand les troubles se transformeront en insurrection générale et que des ruisseaux de sang couleront dans les rues. L’Histoire enregistrera au moins quinze de ces bandes organisées, dont cinq seulement dirigées par des individus possédant une expérience militaire. À l’image de celle qui vient de la place Matute avec à sa tête l’hôtelier Fernández Villamil, où figurent le valet José Muñiz et son frère Miguel, presque toutes sont composées de gens du petit peuple, ouvriers, artisans, humbles fonctionnaires et boutiquiers, sans guère de représentants de la classe aisée et, dans un seul cas, conduites par quelqu’un qui appartient à la noblesse. Un de ces groupes se forme dans un débit de boissons du cours San Jerónimo, un autre dans la rue de la Bola, composé de laquais du comte d’Altamira et de l’ambassadeur du Portugal ; un autre part du cours San Pablo, dirigé par le marchand de charbon Cosme de Mora ; l’orfèvre Julián Tejedor de la Torre et son ami le bourrelier Lorenzo Domínguez en organisent un dans la rue Atocha avec leurs commis et leurs apprentis ; le plus célèbre des groupes qui vont combattre aujourd’hui dans les rues de Madrid est levé par l’architecte et professeur de San Fernando don Alfonso Sánchez dans sa maison du quartier San Ginés, où il arme ses domestiques, des voisins et ses collègues Bartolomé Tejada, qui enseigne l’architecture, et José Alarcón, professeur de sciences à l’académie des cadets des Gardes espagnoles : des messieurs, qui, d’après tous les témoins, se battront durant cette journée, faisant fi de leur position sociale, de leur âge et de leurs intérêts, avec beaucoup de courage et fort décemment.

Tout le monde ne fait pas la chasse au Français. Certes, dans les quartiers les plus pauvres, les plus populaires, et dans les environs de l’esplanade du Palais, embrasés par le massacre qu’a commis la Garde impériale, les habitants s’acharnent sur tous ceux qui leur tombent sous la main, mais beaucoup de familles protègent les militaires qui sont logés chez elles et les sauvent de ceux qui veulent les assassiner. Ce n’est pas toujours par charité chrétienne : pour beaucoup de Madrilènes, surtout parmi les gens qui ont une situation, employés de l’État, hauts fonctionnaires et nobles, les choses ne semblent pas claires. La famille royale est à Bayonne, le peuple révolté n’est pas fiable dans ses affections comme dans ses haines, et les Français – unique pouvoir incontestable pour le moment, en l’absence d’un vrai gouvernement espagnol et avec l’armée paralysée – représentent une certaine garantie contre les désordres de la rue qui peuvent devenir, aux mains de bandes d’insurgés, incontrôlables et terribles. Dans tous les cas et quelle qu’en soit la raison, ce qui est sûr, c’est que l’on voit dans les rues des gens qui s’interposent entre le peuple et les Français seuls ou désarmés, comme cet habitant qui, sur la place de la Leña, sauve un caporal en criant à ses agresseurs : « Les Espagnols ne tuent pas des hommes sans défense ! » Ou ces femmes qui, devant San Justo, tiennent tête à ceux qui veulent achever un soldat blessé et le font entrer dans l’église.

Ce ne sont pas les seuls exemples de pitié. Durant toute la journée, y compris dans les heures terribles qui sont à venir, nombreux sont les cas où l’on respecte la vie de ceux qui jettent leurs armes et implorent clémence, en les enfermant dans des caves et des greniers, ou en les guidant en lieu sûr ; mais on est sans miséricorde pour ceux qui tentent de gagner en groupe leurs casernes ou qui ouvrent le feu. Malgré les innombrables morts qui jonchent les rues, l’historien français Adolphe Thiers écrira plus tard que nombre de soldats français, ce jour-là, doivent d’avoir eu la vie sauve « à l’humanité de la classe moyenne, qui les a cachés dans ses maisons ». Beaucoup de témoignages le confirment. L’un d’eux sera consigné, des années après dans ses Mémoires, par un jeune homme de dix-neuf ans qui, en ce moment, observe les événements depuis la porte de sa maison, située rue du Barco, face à celle de la Puebla : il se nomme Antonio Alcalá Galiano et est le fils du capitaine de frégate Dionisio Alcalá Galiano, mort il y a trois ans au commandement du navire Bahama, à la bataille navale de Trafalgar. En descendant par la rue du Pez, le jeune homme a vu trois Français qui, se tenant par le bras, marchent au centre du ruisseau en évitant les trottoirs, « d’un pas ferme et régulier, voire serein, digne, menacés d’une mort cruelle et contraints d’être la cible d’atroces insultes ». Ils se dirigent sans doute vers leur caserne, suivis par une vingtaine de Madrilènes qui les houspillent, sans que personne se décide encore à les toucher. Et, au dernier moment, alors que la foule va se jeter sur eux, un individu bien habillé sauve les Français en s’interposant et en persuadant les gens de les laisser aller, expliquant que « la colère espagnole ne doit pas s’employer contre des hommes ainsi désarmés et isolés ».

Il y a aussi des manifestations d’humanité de la part de militaires. Près de la porte de Fuencarral, les capitaines Labloisière et Legriel, qui portent des ordres du général Moncey à la caserne du Conde-Duque, sont tirés des griffes d’un groupe d’habitants qui veulent les mettre en pièces par l’intervention de deux officiers des Volontaires de l’État qui les font entrer dans leur caserne. Et à la Puerta del Sol l’enseigne de frégate Esquivel, qui a mis ses grenadiers de la Marine sous les armes, bien que toujours sans cartouches, voit huit ou dix soldats de l’armée impériale qui, au coin de la rue du Correo, veulent traverser la foule qui les insulte. Avant que le pire ne se produise, il descend en vitesse avec quelques hommes, parvient à désarmer les Français et les enferme dans les cellules de l’hôtel des Postes.

Le commandant Vantil de Carrère, attaché au corps d’observation du général Dupont, est l’un des deux mille quatre-vingt-dix-huit malades français – pour la plupart souffrant de maladies vénériennes ou de la gale qui ravage l’armée impériale – internés à l’Hôpital général, situé au carrefour de la rue Atocha et de la promenade du Prado. En entendant les cris et les coups de feu, Carrère se lève de son lit du pavillon des officiers, s’habille comme il peut et court voir ce qui se passe. À la porte, dont la grille vient d’être fermée devant une multitude de Madrilènes en furie qui lancent des pierres et veulent entrer pour massacrer les Français, un capitaine des Gardes espagnoles et quelques soldats tentent de contenir la populace au péril de leur vie. Le commandant demande au gradé de tenir encore quelques instants et organise en grande hâte la défense, mobilisant trente-six officiers hospitalisés et tous les soldats qui peuvent tenir debout. Après avoir barricadé la porte avec des lits métalliques et ouvert le dépôt d’armes installé dans une salle de l’hôpital, Carrère rassemble un bataillon de neuf cents hommes portant pour tout vêtement leurs chemises de malades souillées et noires, qu’il répartit dans le bâtiment pour défendre les entrées de la rue Atocha et du Prado. Cela fait, le capitaine des Gardes espagnoles n’en doit pas moins se démener pour mater une tentative des cuisiniers de l’hôpital qui veulent s’emparer d’armes et tuer les malades. Dans le tumulte des couloirs où éclatent quelques coups de feu, un marmiton espagnol solidement bâti, deux cuisiniers et deux malades sont enfermés dans les cuisines, mais aucun Français n’est blessé. La situation est rétablie par une compagnie de l’infanterie impériale qui arrive au pas de course, disperse les gens dans la rue et forme un cordon autour du bâtiment. Lorsque le commandant Carrère cherche le capitaine espagnol pour le remercier et connaître son nom, celui-ci est déjà parti avec ses hommes pour rejoindre sa caserne.

D’autres n’ont pas la chance des malades de l’Hôpital général. Une ordonnance française de dix-neuf ans qui porte un message au détachement de la Plaza Mayor est assassinée par les habitants de la rue Cofreros ; et un peloton qui, ne prenant pas garde au tumulte, passe par la ruelle de la Zarza en transportant du bois, est attaqué à coups de pierres et de bâtons jusqu’à ce qu’il ne reste plus que des blessés et des morts et que leurs agresseurs puissent s’emparer de leurs armes. À peu près à la même heure, le prêtre don Ignacio Pérez Hernández, qui est resté à la Puerta del Sol avec son groupe de paroissiens, voit déboucher de la rue d’Alcalá, devant l’église et l’hôpital du Buen Suceso, deux mamelouks de la Garde qui galopent à bride abattue, porteurs de plis – on en saura bientôt le contenu, puisqu’ils tomberont dans les mains mêmes du prêtre – du général Grouchy pour le duc de Berg.

— Des Maures !… Ce sont des Maures ! crient les gens en voyant leurs turbans, leurs féroces moustaches et leurs vêtements bigarrés. Ne les laissez pas s’échapper !

Les deux cavaliers égyptiens jettent les plis pour sauver leur vie et tentent de s’ouvrir un passage dans la foule qui agrippe les rênes de leurs chevaux. À la hauteur de la rue Montera, ils éperonnent leurs montures et se lancent au milieu des gens, en tirant à droite et à gauche avec leurs pistolets d’arçon. Ivre de rage, la multitude court derrière eux, en rattrape un sur le carreau de San Luis et l’abat d’une balle, et l’autre dans la rue de la Luna, où elle le traîne par terre et s’acharne sur lui jusqu’à ce que mort s’ensuive.

À l’hôtel des Postes, l’enseigne de frégate Esquivel, qui a tout suivi du haut de son balcon, envoie un message urgent au Gouvernement militaire, pour faire savoir au gouverneur don Fernando de la Vera y Pantoja que la situation ne cesse d’empirer, que la Puerta del Sol est pleine de gens surexcités, qu’il y a des morts et qu’il ne peut rien faire, car ses hommes sont toujours sans munitions et sans ordres de leurs supérieurs. La réponse du gouverneur arrive rapidement : qu’il se débrouille comme il peut et, s’il n’a pas de cartouches, qu’il en demande à sa caserne. Sans grand espoir, Esquivel envoie un autre messager pour en obtenir, mais les cartouches n’arriveront jamais. Découragé, il finit par dire à ses hommes de barricader l’entrée ; et, dans le cas où la foule arriverait à la forcer et à pénétrer dans le bâtiment, d’ouvrir les cellules où sont enfermés les prisonniers français et de leur permettre de s’échapper par la porte de derrière. Puis il retourne au balcon et constate que beaucoup de ceux qui remplissaient la place et l’avaient quittée par les rues Mayor et Arenal pour se diriger vers l’esplanade du Palais reviennent en courant, dans un grand désordre. Ils crient que les gabachos mitraillent sans pitié tous les gens qui s’en approchent.

Préoccupé par les détonations qu’il entend retentir vers le quartier du Palais, le capitaine Marcellin Marbot achève hâtivement de s’habiller, prend son sabre, se précipite dans l’escalier et demande au majordome espagnol de la maison où il loge – un petit hôtel particulier de la place Santo Domingo – de faire seller le cheval qui est à l’écurie et de le faire sortir dans la cour intérieure. Il s’apprête à le monter et à partir au galop rejoindre son poste auprès du duc de Berg, au palais Grimaldi voisin, quand apparaît don Antonio Hernández, conseiller au tribunal des Indes et maître des lieux. L’Espagnol est vêtu à l’ancienne, gilet ajusté et ample veste, mais ses cheveux gris ne sont pas poudrés. En voyant le trouble du jeune officier qui veut se précipiter dans la rue sans prendre la moindre précaution, il le retient par le bras avec une amicale sollicitude.

— Si vous sortez, ils vont vous tuer… Les vôtres ont tiré sur la foule. Les factieux sont dans la rue et attaquent tous les Français qu’ils trouvent.

Ému, Marbot pense aux soldats malades et sans défense, aux officiers logés chez l’habitant dans tout Madrid.

— Ils attaquent des hommes désarmés ?

— Je crains que oui.

— Les lâches !

— Ne dites pas cela. Chacun a ses raisons, ou croit les avoir, pour faire ce qu’il fait.

Marbot n’est pas d’humeur à peser les raisons des uns et des autres. Et il ne se laisse pas convaincre de rester. Sa place est près de Murat et son honneur d’officier en jeu. Il le dit d’un air résolu à don Antonio. Il ne peut demeurer caché comme un rat et va donc tenter de s’ouvrir un passage à coups de sabre. Le conseiller hoche la tête et l’invite à le suivre jusqu’à la grille, d’où l’on voit la rue.

— Voyez. Ils sont au moins trente excités avec des escopettes, des gourdins et des couteaux… Vous n’avez aucune issue.

Le capitaine, désespéré, se tord les mains. Il sait que don Antonio a raison. Pourtant, sa jeunesse et son courage le poussent à sortir. Le regard égaré, il dit adieu à son hôte en le remerciant de son hospitalité et de ses bons soins. Après quoi, il réclame de nouveau son cheval et empoigne son sabre.

— Laissez là votre cheval, rengainez-moi ça et venez avec moi, dit don Antonio après un instant de réflexion. Vous avez plus de chances à pied qu’à cheval.

Et discrètement, en le priant de mettre sa capote pour dissimuler l’uniforme trop voyant, il conduit Marbot dans le jardin, le fait passer par une petite porte dans le mur, sous la roseraie, et le guide lui-même à travers des ruelles étroites en marchant à quelques pas devant lui pour vérifier que tout est bien dégagé, jusqu’au coin de la rue du Reloj, tout près du palais Grimaldi, où il le laisse sain et sauf dans un poste de garde français.

— L’Espagne est un pays dangereux, lui dit-il en lui tendant la main. Et aujourd’hui plus que jamais.

Cinq minutes plus tard, le capitaine Marbot entre dans le palais Grimaldi. Le quartier général de Son Altesse impériale le grand-duc de Berg est en ébullition ; il y règne un vacarme d’enfer, les salons sont pleins de chefs et d’officiers, et de tous côtés entrent et sortent des estafettes portant des ordres, dans une atmosphère de nervosité et d’agitation extrêmes. Au rez-de-chaussée, dans la bibliothèque dont les meubles et les livres ont été poussés dans un coin pour laisser tout l’espace aux cartes et aux papiers militaires, Marbot trouve Murat, tout de blanc vêtu, bottes à l’allemande, dolman de hussard avec brandebourgs, broderies et boucles en abondance, resplendissant comme à son habitude, mais le sourcil froncé, entouré de son état-major au grand complet : Moncey, Lefebvre, Harispe, Belliard, et leurs aides de camp. La fine fleur de l’armée. Ce n’est pas en vain que la République et la guerre ont donné à l’Empire les généraux les plus capables, les officiers les plus loyaux et les soldats les plus courageux de toute l’Europe. Murat lui-même – sergent en 1792, général de division sept ans plus tard – en est un magnifique exemple. Mais s’il est efficace et courageux à l’extrême, le grand-duc n’est pas pour autant un prodige d’habileté diplomatique ni de courtoisie.

— Il était temps, Marbot !… Où diable étiez-vous donc ?

Le jeune capitaine se met au garde-à-vous, il balbutie une excuse vague et incompréhensible avant de serrer les dents, refoulant des explications qui, à vrai dire, n’intéressent personne. Dès le premier coup d’œil, il a vu que Son Altesse est d’une humeur massacrante.

— Quelqu’un sait-il où se trouve Friederichs ?

Le colonel Friederichs, commandant le 1er régiment de grenadiers de la Garde impériale, entre à cet instant, presque sur les talons de Marbot qu’il manque de bousculer. Il est en civil, veste de ville et chapeau rond, car le tumulte l’a surpris dans son bain et il n’a pas eu le temps d’endosser son uniforme. Il brandit à la main le sabre d’un cornette de chasseur à cheval tué par la populace devant la porte de la maison où il loge. La fureur de Murat redouble tandis qu’il écoute son rapport.

— Que fait Grouchy, par tous les diables ? Il devrait être déjà en train d’amener la cavalerie du Buen Retiro.

— Nous ne savons pas où se trouve Grouchy, Votre Altesse.

— Eh bien, cherchez-moi Privé.

— Il est introuvable, lui aussi.

— Alors Daumesnil !… Ou n’importe qui !

Le duc de Berg est hors de lui. Ce qu’il voyait comme une répression brutale, rapide et efficace, est en train de lui échapper. À chaque instant entrent des messagers avec des rapports sur les incidents dans la ville et sur les Français attaqués par les habitants. La liste des pertes augmente sans cesse. On vient de confirmer la mort du fils du général Legrand – un jeune et prometteur lieutenant de cuirassiers tué par le pot de fleurs qu’il a reçu sur la tête, commente-t-on avec stupeur –, la blessure grave du colonel Jacquin, de la gendarmerie impériale, et l’on apprend que, comme une demi-centaine de chefs et d’officiers, le général Lariboisière, commandant l’artillerie de l’état-major, se trouve bloqué par la populace dans son logement, sans pouvoir sortir.

— Je veux que les marins de la Garde protègent cette maison, et que mes chasseurs basques occupent la place Santo Domingo. Vous, Friederichs, tenez la place du Palais et l’entrée des rues de l’Almudena et de la Platería… Que la troupe tire sans états d’âme. Sans faire grâce à personne, sans distinction d’âge ni de sexe. Suis-je clair ?… À personne.

Sur le plan de Madrid déployé sur la table – un plan espagnol, constate le jeune Marbot, levé il y a vingt-trois ans par Tomás López –, Murat répète ses ordres pour les derniers arrivés. Le dispositif, établi depuis longtemps, consiste à faire entrer dans la ville les vingt mille hommes qui campent autour ; et, avec les dix mille qui sont à l’intérieur, à prendre toutes les grandes artères et contrôler les principales places et les points-clefs, pour empêcher les mouvements et les communications d’un quartier à un autre.

— Six axes de progression, compris ?… Une colonne d’infanterie viendra du Pardo par San Bernardino, une autre de la Casa del Campo par le pont et la rue Segovia en passant par Puerta Cerrada, une autre par la rue Embajadores et une autre par la rue Atocha… Les dragons, les mamelouks, les chasseurs à cheval et les grenadiers à cheval du Buen Retiro avanceront par la rue d’Alcalá et le cours San Jerónimo, tandis que la cavalerie lourde, avec le général Rigaud, montera de Carabanchel par la porte de Tolède et la rue du même nom… Ces forces couperont les avenues en isolant les casernes, et convergeront vers la Plaza Mayor et la Puerta del Sol… Si nécessaire, pour contrôler le nord de la ville, nous mettrons deux colonnes supplémentaires : le reste de l’infanterie, venant de la caserne du Conde-Duque, et celle qui est cantonnée entre Chamartín, Fuencarral et Fuente de la Reina… Suis-je clair ? Eh bien, exécution ! Mais, auparavant, messieurs, regardez cette pendule. D’ici une heure, c’est-à-dire à onze heures et demie, midi au plus tard, tout doit être terminé. Dépêchez-vous. Et vous, Marbot, restez. J’ai quelque chose pour vous.

— Je n’ai pas de cheval, Votre Altesse.

— Qu’est-ce que vous dites ?… Hors de ma vue, misérable ! Belliard, occupez-vous de cet inutile.

Consterné, apeuré à l’idée d’être tombé en disgrâce, Marbot se met au garde-à-vous devant le général Belliard, chef de l’état-major, qui lui donne l’ordre de se procurer immédiatement un cheval, le sien ou celui de n’importe qui, ou sinon de se tirer une balle dans la tête. Il lui enjoint également de distribuer un certain nombre de grenadiers autour du palais Grimaldi afin d’éliminer les tireurs ennemis qui commencent à faire feu depuis les terrasses et les toits voisins.

— Ils tirent mal, mon général, rétorque Marbot qui croit bon de plaisanter.

Belliard le foudroie du regard et indique la vitre brisée d’une fenêtre et, au-dessous, la flaque de sang sur le parquet.

— Ils tirent si mal qu’ils nous ont blessé deux hommes ici même.

Ce n’est décidément pas mon jour, pense Marbot qui se voit déjà dégradé pour incompétence et légèreté. Afin de se réhabiliter, il exécute avec beaucoup de zèle la mission qui lui a été confiée. Profitant de l’occasion, il met un peloton à sa disposition personnelle, fait fuir les maraudeurs par des décharges répétées et nettoie la rue jusqu’à l’hôtel particulier de don Antonio Hernández. Où il finit par arriver, pour le plus grand bien de sa réputation écornée, et par récupérer son cheval.

Tandis que le capitaine Marbot avance avec ses hommes entre la place Doña María de Aragón et celle de Santo Domingo, des Madrilènes armés d’escopettes, de mousquets et de fusils de chasse tentent de revenir au Palais royal ou de descendre vers celui-ci depuis la Puerta del Sol ; mais ils trouvent la voie occupée par les canons et les grenadiers du colonel Friederichs, qui établit des postes avancés dans les rues voisines. De sorte que ces groupes sont mitraillés sans pitié dès qu’ils apparaissent par l’Almudena et la rue San Gil, pris en enfilade par les canons de l’armée impériale. C’est ainsi que meurt Francisco Sánchez Rodríguez, âgé de cinquante-deux ans et employé de maître Alpedrete, marchand de voitures : il est atteint de plein fouet par une salve française au moment où il passe le coin de la rue du Factor en compagnie des soldats des Volontaires d’Aragón Manuel Agrela et Manuel López Esteban – tous deux tombent aussi, gravement blessés, et décéderont au bout de quelques jours – et du facteur José García Somano, qui échappe à la décharge mais trouvera la mort une demi-heure plus tard, frappé par une balle sur la place San Martín. Du haut des fenêtres du Palais, où hallebardiers et gardes se sont approvisionnés en munitions et ont fermé les portes, résolus à en défendre l’enceinte au cas où les Français tenteraient d’y pénétrer, le capitaine des Gardes wallonnes Alejandro Coupigny voit, impuissant, les habitants se faire repousser et courir devant la charge des cavaliers polonais venus du palais Grimaldi, qui les massacrent à coups de sabres.

Ceux qui fuient les balles françaises se fragmentent en petits groupes. Beaucoup parcourent la ville en réclamant des armes à grands cris, et d’autres, cherchant vengeance, demeurent aux abords immédiats, dans l’espoir de prendre leur revanche. Tel est le cas de Manuel Antolín Ferrer, aide du jardinier des Jardins royaux de la Florida, qui s’est joint au fonctionnaire d’ambassade retraité Nicolás Canal et à un autre habitant, Miguel Gómez Morales, pour affronter à coups de navajas, au coin des rues du Viento et du Factor, un piquet de grenadiers de la Garde impériale qu’ils guettaient sous un porche. Ils tuent ainsi deux Français et se réfugient ensuite sur la terrasse de la maison, mais ils ont la malchance de ne pas trouver d’issue. Canal parvient à s’échapper en s’agrippant au toit voisin, mais Antolín et Gómez Morales sont faits prisonniers, assommés à coups de crosses et conduits dans un cachot. Ils seront fusillés tous les deux le lendemain, au petit matin, sur la colline du Príncipe Pío. Parmi les fusillés figureront également José Lonet Riesco, propriétaire d’une mercerie de la place Santo Domingo, qui, après s’être battu près de l’esplanade du Palais, est capturé par un détachement au moment où il s’enfuit par la rue Inquisición, un pistolet déchargé dans une main et un couteau dans l’autre.

Plus chanceux est le notaire ecclésiastique du royaume Antonio Varea, l’un des rares individus de bonne famille qui luttent aujourd’hui dans les rues de Madrid. Après s’être rendu à la Puerta del Sol en compagnie de son oncle Claudio Sanz, secrétaire royal, puis sur l’esplanade du Palais, résolu à se battre, le notaire Varea participe aux affrontements jusqu’à ce que, poursuivi par des Français qui battent en retraite, il reçoive, près des Conseils, une balle des grenadiers de la Garde. Transporté par son oncle et par l’officier inspecteur des Milices don Pedro de la Cámara à son domicile de la rue Toledo, près des arcades de Panos, il parvient à s’y réfugier, peut recevoir des soins et il aura la vie sauve.

D’autres sont moins heureux. Dans tout le quartier, exaspérés par la mort de leurs camarades, les soldats impériaux tirent sur tout ce qui bouge et font la chasse aux fuyards. C’est ainsi que tombent blessés Julián Martín Jiménez, habitant Aranjuez, et le tisserand de Vigo, âgé de vingt-quatre ans, Pedro Cavano Blanco. Meurent aussi de la même manière José Rodríguez, laquais du conseiller de Castille don Antonio Izquierdo : blessé devant la demeure de ses maîtres, dans la rue de l’Almudena, il tambourine désespérément à la porte ; mais, avant qu’on ne lui ouvre, il est rattrapé par deux soldats français. L’un lui assène un coup de sabre à la tête et l’autre l’achève d’une balle de pistolet dans la poitrine. Dans la même rue, à peu de distance de là, un enfant de douze ans, Manuel Núñez Gascón, qui a lancé des pierres et tente d’échapper à la poursuite d’un Français, meurt sous les coups de baïonnettes, devant les yeux épouvantés de sa mère qui assiste à la scène du haut de son balcon.

De l’autre côté de l’Almudena, réfugié sous un porche voisin de la place des Conseils avec son serviteur Olmos, Joaquín Fernández de Córdoba, marquis de Malpica, voit passer au galop plusieurs éclaireurs de l’armée impériale qui viennent de la place Doña María de Aragón. Son expérience militaire lui permet de se faire une idée approximative de la situation. La ville a cinq portes principales, et toutes les avenues qui viennent de celles-ci convergent vers la Puerta del Sol à la manière des rayons d’une roue. Madrid n’est pas une place fortifiée, et aucune résistance n’est possible si le moyeu de cette roue et ses rayons sont contrôlés par l’adversaire. Le marquis de Malpica sait où campent les forces ennemies à l’extérieur de la cité – au point où il en est, il doit considérer les Français comme des ennemis –, et il peut prévoir leurs mouvements pour étouffer l’insurrection ; les portes de la ville et les grandes artères seront leur premier objectif. Observant les groupes de civils mal armés qui courent en désordre de tous côtés, sans préparation ni chefs, le marquis de Malpica conclut que la seule manière de s’opposer aux Français est de les harceler aux portes mêmes, avant que leurs colonnes n’envahissent les grandes artères.

— La cavalerie, Olmos ! Elle est la clef de tout… Tu comprends ?

— Non, mais ça ne fait rien. Que Monsieur ordonne, et ça me suffit.

Quittant le porche, Malpica arrête une troupe d’habitants qui bat en retraite : il connaît de vue l’homme qui les mène. C’est un valet d’écurie du Palais, qui le reconnaît à son tour et ôte son bonnet. Il porte une escopette, sa cape pliée sur l’épaule, et il est suivi d’une demi-douzaine d’hommes, d’un jeune garçon et d’une femme en tablier qui tient à la main une hache de boucher.

— Ils nous ont mitraillés, monsieur le marquis. C’est impossible de s’approcher de la place… Les gens se sont égaillés et, maintenant, ils luttent où ils peuvent.

— Vous allez continuer à vous battre ?

— Inutile de nous le demander.

Le marquis de Malpica explique ses intentions. La cavalerie, très utile pour disperser les insurgés, sera le principal danger à affronter pour ceux qui se battent dans les rues. Les deux plus importantes forces sont cantonnées dans le Buen Retiro et à Carabanchel. Le Retiro est loin, trop loin pour qu’on puisse y faire quelque chose ; mais les autres entreront par la porte de Tolède. Il s’agit donc de former une troupe qui soit prête à les attaquer à cet endroit.

— Je peux compter sur vous ?

Tous acquiescent, et la femme à la hache de boucher appelle à grands cris d’autres hommes qui fuient l’esplanade du Palais.

Cela fait une vingtaine d’insurgés, parmi lesquels se détachent l’uniforme jaune d’un dragon de Lusitanie qui allait à sa caserne et quatre soldats des Gardes wallonnes qui ont déserté la porte du Trésor avec leurs fusils en se glissant par les fenêtres et arrivent au pas de course des écuries pour rejoindre ceux qui se battent. Le dragon a vingt-quatre ans et se nomme Manuel Ruiz García. Les Gardes wallonnes, uniforme bleu à revers rouges et guêtres blanches, sont un Alsacien de dix-neuf ans, Franz Weller, un Polonais de vingt-trois ans, Lorenz Leleka, et deux Hongrois : Gregor Franzmann, vingt-six ans, et Paul Monsak, trente-sept. Le reste de la troupe est composé de jardiniers, de valets des écuries voisines, d’un commis de boutique, d’un porteur d’eau de quinze ans, la tête ceinte d’un mouchoir ensanglanté, d’un concierge des Conseils et d’un ouvrier de Lavapiés, charpentier de son métier, dépoitraillé et la mine farouche – cheveux pris dans un filet, courte veste à brandebourgs, navaja de deux empans passée dans sa large ceinture –, qui répond au nom de Miguel Cubas Saldaña. L’ouvrier, qui va de pair avec un autre individu à l’aspect patibulaire vêtu d’une capote brune et d’un chapeau à bord relevé, s’offre avec beaucoup d’assurance à lever dans son quartier une bonne troupe de compagnons. Et donc, après s’être arrêté à l’hôtel de Malpica pour qu’Olmos y prenne le renfort de deux jeunes domestiques, de deux carabines et de trois fusils de chasse, le marquis, choisissant les rues les moins fréquentées pour éviter les Français, dirige ses volontaires vers la porte de Tolède.

Le marquis n’est pas le seul qui ait pensé à couper la route aux troupes françaises. Dans le nord-est de la ville, un groupe nombreux et armé de fusils de chasse et de carabines, dans lequel se trouvent Nicolás Rey Canillas, trente-deux ans, valet aux Gardes du Corps et ancien soldat de la cavalerie, Ramón González de la Cruz, domestique du maréchal de camp don José Jenaro Salazar, le cuisinier José Fernández Viñas, le Biscayen Ildefonso Ardoy Chavarri, le cordonnier Juan Mallo, âgé de vingt ans, le marchand d’huile Juan Gómez García, vingt-six ans, et le soldat des dragons de Pavie Antonio Martínez Sánchez, décident d’empêcher la sortie des troupes françaises qui occupent la caserne Conde-Duque, près de San Bernardino, et se postent aux abords. Le premier à mourir est Nicolás Rey, qui porte deux pistolets chargés à la ceinture et qui, se trouvant nez à nez avec une sentinelle sur laquelle il tire à brûle-pourpoint, est touché par une balle. Tout de suite après, prenant position dans les maisons voisines et derrière les murs, les insurgés ouvrent le feu et le combat se généralise, mais il est bref, en raison de la disproportion des forces : cinq cents Français face à une vingtaine de Madrilènes. Les marins de la Garde impériale sortent de la caserne et dirigent sur les attaquants un feu nourri qui les oblige à se replier. Dans leur retraite, qu’ils ralentissent de temps en temps pour tirer, tout en franchissant murs et vergers pour se mettre à l’abri, mourront González de la Cruz, Juan Mallo, Ardoy, Fernández Viñas et le soldat Martínez Sánchez.

Ce ne sont pas seulement des combattants qui meurent. Exaspérés par le harcèlement des Madrilènes, les détachements français se mettent à faire feu sur les habitants qui regardent de leurs fenêtres ou de leurs balcons ou sur des attroupements de curieux. Dans la maison qu’il occupe depuis deux mois au numéro 8 de la rue Silva, le prêtre défroqué José Blanco White, un Sévillan de trente-deux ans, entend le tumulte et sort pour voir ce qui se passe.

— Les Français tirent sur le peuple ! l’avertit un voisin.

En réalité, José Blanco White ne s’appelle pas encore ainsi.

Ce nom – emprunté à sa lointaine ascendance irlandaise –, il l’adoptera plus tard en anglicisant celui de José María Blanco y Crespo, lorsqu’il vivra en exil en Angleterre, où il écrira ses Lettres d’Espagne, indispensables à quiconque veut comprendre son époque. Pour Blanco White, le Pepe Crespo des salons sévillans et des cafés madrilènes, ami du poète Quintana et en même temps admirateur du théâtre de Moratín, homme éclairé, lucide, dont les idées de liberté et de progrès sont plus proches des idées étrangères que de l’ambiance confinée de toiles d’araignées et de sacristies qui le désole tant dans sa patrie – il est un lecteur assidu de Feijoo, Rousseau et Voltaire –, la nouvelle des représailles françaises semble incroyable : c’est une atrocité monstrueuse et un non-sens politique. C’est pourquoi il veut en constater la véracité de ses propres yeux. Il arrive ainsi sur la place Santo Domingo, au confluent de quatre grandes rues, dont l’une vient directement de l’esplanade du Palais. Dans cette dernière résonne le battement d’un tambour, et Blanco White s’arrête à côté d’un rassemblement de paisibles citoyens, badauds bien vêtus et artisans du quartier. Au débouché de la rue, apparaît une troupe française au pas de course, fusils prêts à tirer. Tandis que Blanco White attend pour les voir de près sans soupçonner le moindre danger, il observe que les soldats font halte à vingt pas et épaulent leurs armes.

— Attention !… Ils vont tirer !… Attention !

La salve arrive à l’improviste, brutale, un homme tombe mort au coin de la rue par laquelle tous se sauvent en courant. Le cœur bondissant dans sa poitrine, révulsé par ce qu’il vient de voir, le souffle coupé, Blanco White court vers sa maison, monte l’escalier et ferme la porte. Là, indécis, bouleversé, il ouvre la fenêtre, entend les tirs qui continuent et se hâte de la refermer. Puis, ne sachant que faire, il sort d’un coffre un fusil de chasse, et, le tenant à la main, il marche de long en large dans sa chambre, sursautant à chaque décharge proche. Ce serait suicidaire, se dit-il, de sortir dans la rue n’importe comment et sans savoir pourquoi. Avec qui ou contre qui. Pour se calmer, avant de prendre une décision, il s’empare d’une boîte de poudre et de plombs, et il se met à fabriquer des cartouches pour le fusil. Au bout d’un moment, il se sent ridicule, range l’arme dans le coffre et va s’asseoir devant la fenêtre, tressaillant au crépitement des détonations qui s’étend aux quartiers voisins, ponctué par intervalles de coups de canon.

Lorsque le capitaine Marbot revient au palais Grimaldi, il voit le duc de Berg sortir à cheval avec tout son état-major, escorté par un demi-escadron de cavaliers polonais et une compagnie de fusiliers de la Garde impériale. Comme la situation devient tendue et qu’il craint de rester isolé dans le palais, Murat a décidé de transporter son quartier général près des écuries du Palais royal, sur la côte de San Vicente par laquelle est prévue l’arrivée de l’infanterie cantonnée au Pardo, pendant qu’une autre colonne viendra de la Casa del Campo en passant par le pont de Ségovie. L’un des avantages tactiques de l’endroit, bien que personne n’ose le dire à voix haute, est que, de là, Murat pourrait, avec la totalité de son quartier général, contourner la ville par le nord si celle-ci était bloquée et, si les choses tournaient vraiment mal, se replier sur Chamartín.

— La cavalerie devrait déjà être à la Puerta del Sol en train de sabrer cette racaille ! Et Godinot et Aubrée en train de suivre avec leur infanterie !… Où en est-on, au Buen Retiro ?

Le duc de Berg tire furieusement sur les rênes de son cheval. Son humeur a encore empiré, et les motifs ne manquent pas. Il vient d’apprendre que plus de la moitié des courriers expédiés aux troupes ont été interceptés. Telle est du moins l’expression qu’utilise le général Belliard. Le capitaine Marbot, qui arrive sur sa monture au moment où le groupe rutilant de l’état-major prend la rue Nueva vers le Campo de Guardias, ne peut retenir une grimace en entendant cet euphémisme. C’est une manière comme une autre, pense-t-il, de décrire des cavaliers criblés de pierres depuis les maisons et aux carrefours, assaillis par la foule, jetés à bas de leurs chevaux et poignardés dans les rues et sur les places.

— Ah, Marbot ! Voici un pli contenant des ordres. Veuillez le porter au Buen Retiro. À bride abattue.

— À qui dois-je le remettre, Votre Altesse ?

— Au général Grouchy. Et si vous ne le trouvez pas, à n’importe qui, pourvu qu’il soit au commandement… Dépêchez-vous !

Le jeune capitaine reçoit l’enveloppe scellée, porte la main à son colback et pique des éperons en direction de Santa María et de la Calle Mayor, laissant derrière lui l’imposante escorte du duc de Berg. Compte tenu de l’importance de sa mission, le général Belliard a pris la précaution de lui donner quatre dragons. Tout en chevauchant devant ceux-ci dans la rue Encarnación, Marbot se penche sur l’encolure de son cheval et serre les dents, en s’attendant à tout moment à recevoir la tuile, le pot ou le coup de fusil de chasse qui le désarçonnera. C’est un militaire qui connaît son métier, il a de l’expérience, mais cela ne l’empêche pas de déplorer sa malchance. Il n’est pas de tâche plus dangereuse que de porter un message à travers une ville en état d’insurrection. Sa mission consiste à parvenir au Buen Retiro, où sont cantonnées la cavalerie de la Garde impériale et une division de dragons, au total trois mille cavaliers. La distance n’est pas grande, mais l’itinéraire comprend la Calle Mayor, la Puerta del Sol et la rue d’Alcalá ou le cours San Jerónimo qui sont en ce moment, pour un Français, les pires endroits de Madrid. Il n’a pas échappé à Marbot que Murat, conscient du danger de la mission, l’a confiée à lui, jeune officier attaché à son état-major, et non à des aides de camp en titre, qu’il préfère conserver près de lui et à l’abri du danger.

Marbot et ses quatre dragons n’ont pas encore perdu de vue le palais Grimaldi quand, d’un balcon, ils sont la cible d’un coup de fusil, qu’ils évitent facilement. Sur leur passage d’autres détonations retentissent – par chance les tireurs ne sont pas des militaires, mais des civils armés de fusils de chasse et de pistolets – et divers objets pleuvent des balcons et des fenêtres. Accompagnés du fracas des sabots de leurs montures, les cinq cavaliers filent au galop dans les rues, en une formation compacte qui oblige les gens à leur céder le passage. Ils suivent de la sorte la Calle Major et arrivent à la Puerta del Sol, où la foule est si menaçante que Marbot sent son courage fléchir. Si nous hésitons, décide-t-il, tout finit ici.

— Ne vous arrêtez pas, crie-t-il à ses hommes. Ou nous sommes morts !

Et ainsi, avec la crainte, à chaque bond de son cheval, d’être jeté à bas de sa selle et taillé en pièces, le capitaine pique des éperons, ordonne à ses dragons de rester collés les uns aux autres, et tous les cinq galopent vers l’entrée du cours San Jerónimo sans que ceux qui s’écartent sur leur passage – quelques téméraires essayent de s’interposer et de saisir les rênes, et Marbot renverse un ou deux exaltés avec son cheval – puissent faire autre chose que les insulter, leur lancer des pierres et des coups de bâtons, et, impuissants, les voir disparaître. Mais, entre la rue du Lobo et l’hôpital des Italiens, la course doit s’interrompre : un homme drapé dans sa cape décharge à bout portant son pistolet sur le cheval d’un dragon, qui encense et jette son cavalier à terre. Immédiatement, de nombreux habitants se précipitent des maisons voisines pour tuer le dragon tombé ; mais Marbot et les autres tirent sur leurs rênes, font volte-face et accourent au secours de leur camarade, opposent leurs sabres aux navajas et aux poignards des agresseurs, presque tous jeunes et déguenillés, dont trois restent sur le carreau ; les autres s’enfuient, non sans avoir légèrement blessé les dragons, tandis que Marbot a reçu un violent coup de couteau qui n’a pas atteint la chair mais a déchiré une manche de son dolman. Finalement, tendant une main au dragon démonté pour qu’il se cramponne aux selles et coure entre deux chevaux, les cinq hommes poursuivent leur marche aussi vite qu’ils le peuvent, en descendant le cours San Jerónimo, jusqu’aux écuries du Buen Retiro.

Pendant ce temps, le serrurier Blas Molina Soriano court aussi, le long des murs du couvent de Santa Clara, fuyant les décharges françaises. Il a l’intention de descendre vers la Calle Mayor et la Puerta del Sol pour s’unir à ceux qui s’y trouvent déjà ; mais des tirs répétés et des cris de gens en débandade retentissent du côté de la rue de la Platería, aussi s’arrête-t-il sur la place Herradores avec d’autres fuyards qui, comme lui, arrivent de l’esplanade du Palais. Parmi eux se trouve le groupe du chocolatier José Lueco et une autre petite bande formée par un homme âgé à barbe blanche, qui brandit une antique épée couverte de taches de rouille, et trois jeunes gens armés de fers de lance tout aussi oxydés ; des armes vieilles de plus d’un siècle et que, racontent-ils, ils ont prises dans la boutique d’un brocanteur. Deux femmes et un voisin sortent pour leur donner de l’eau et demander des nouvelles, mais la plupart des gens restent aux fenêtres, pour regarder sans se compromettre. Molina qui a atrocement soif boit une longue gorgée et fait passer la cruche.

— Comment trouver des fusils ? se lamente le vieux à barbe blanche.

— À qui le dites-vous, monsieur ! renchérit un des jeunes garçons. Si nous en avions, nous verrions de grandes choses, aujourd’hui !

À ce moment, le serrurier est pris d’une soudaine illumination. Le souvenir de sa visite au parc d’artillerie de Monteleón, quand il escortait le jeune Ferdinand VII, lui revient. Sa mémoire a fidèlement enregistré les canons rangés dans la cour, les fusils alignés sur leurs râteliers. Et il se donne une tape sonore sur le front.

— Que je suis bête ! s’exclame-t-il.

Surpris, les autres le regardent. Alors il leur explique. Dans le parc, il y a des armes, de la poudre et des munitions. S’ils s’en emparaient, les Madrilènes pourraient traiter les Français d’homme à homme, comme il convient, au lieu de se faire mitrailler dans les rues, sans défense.

— Œil pour œil ! lance-t-il, féroce.

À mesure qu’il expose son plan, Molina voit s’animer les visages de ceux qui l’entourent : regards d’espoir et désir de vengeance se substituent à la fatigue. À la fin, il lève le gourdin noueux avec lequel il a assommé le soldat français et se met en marche, résolu, vers la rue des Hileras.

— Que ceux qui veulent se battre me suivent ! Et vous, voisins, faites passer le mot… Il y a des fusils au parc de Monteleón !

3

Au parc d’artillerie de Monteleón, le lieutenant Rafael de Arango a vu, à son immense soulagement, les portes s’entrouvrir pour laisser entrer le capitaine Luis Daoiz.

— Comment les choses se présentent-elles, ici ? demande le nouveau venu avec beaucoup de sang-froid.

Arango, qui doit faire un effort pour respecter les formes et ne pas se jeter au cou de son supérieur, le met au courant, y compris de sa décision de mettre les pierres aux fusils et de disposer de cartouches, précautions que Daoiz approuve.

— Bon, vous avez agi un peu en fraude, dit-il avec un bref sourire. Mais comme ça nous pouvons parer à toute éventualité.

La situation, l’informe le lieutenant, est difficile, le capitaine français et ses hommes sont très nerveux et les gens, dehors, de plus en plus nombreux. On entend tirer dans le centre de la ville, et de nouvelles bandes d’agitateurs affluent des rues voisines vers les rues San José et San Pedro, devant le parc. Les habitants, et parmi eux beaucoup de femmes surexcitées, sortent pour les rejoindre, et ils frappent aux portes pour réclamer des armes. D’après le caporal Alonso, qui se tient toujours à l’entrée, et le sergent-major Juan Pardo, qui habite en face et vient régulièrement donner des nouvelles de la rue, les choses semblent s’aggraver. Daoiz lui-même a pu le constater en venant, sur ordre du capitaine Navarro Falcón.

— C’est vrai, dit le capitaine, sans se départir de son flegme. Mais je crois que, pour le moment, nous pouvons contrôler la situation… Comment sont les hommes ?

— Inquiets, mais toujours disciplinés. – Arango baisse la voix. – J’imagine que votre présence les soulagera. Plusieurs sont venus me voir pour me dire qu’on peut compter sur eux s’il faut se battre.

Daoiz a un sourire rassurant.

— Nous n’en viendrons pas là. Les ordres que j’apporte sont tout le contraire. Calme absolu, et pas un seul artilleur à l’extérieur du parc.

— Et pour ce qui est de donner des armes au peuple ?

— Surtout pas. Ce serait une folie, dans l’état où sont les esprits… Et les Français ?

Arango indique le centre de la cour, où le capitaine de l’armée impériale et ses subalternes forment un groupe qui observe, soucieux, les officiers espagnols. Le reste de la troupe, à part quelques-uns qui surveillent à la porte, attend, sous les armes, à vingt pas de là. Certains sont assis par terre.

— Le capitaine s’est montré très arrogant, tout à l’heure. Mais, après, à mesure que, dehors, les gens se faisaient plus nombreux, il s’est renfrogné… Maintenant, il est nerveux, et je crois qu’il a peur.

— Je vais lui parler. Un homme nerveux et apeuré est plus dangereux qu’un homme sûr de lui.

À ce moment, le caporal Alonso arrive de la porte. Trois officiers d’artillerie demandent à entrer. Daoiz, qui ne semble pas surpris, donne son accord ; et, peu après, apparaissent dans la cour, comme s’ils passaient là par hasard, en uniforme et sabre au côté, le capitaine Juan Cónsul et les lieutenants Gabriel de Torres et Felipe Carpegna. Tous trois saluent Daoiz d’un air sérieux et circonspect qui donne à penser à Arango que ce n’est pas la première fois, ce matin, qu’ils se rencontrent. Juan Cónsul est un ami intime de Daoiz ; et son nom, comme celui du capitaine Velarde et d’autres, est cité depuis quelques jours dans les rumeurs de conspiration qui circulent. Il est aussi l’un de ceux qui, la veille, se trouvaient avec Daoiz à l’auberge de Genieys, lors de l’altercation qui a tourné court.

Il se trame quelque chose ici, se dit le jeune lieutenant.

À dix heures et demie, dans les locaux de l’état-major de l’Artillerie, au numéro 68 de la rue San Bernardo, devant le Noviciat, le colonel Navarro Falcón discute avec le capitaine Pedro Velarde qui est assis à son bureau, tout près de celui de son supérieur et chef immédiat. Le colonel a vu le capitaine arriver le regard enflammé et dans un état de grande surexcitation, en demandant à aller au parc de Monteleón. Le colonel qui apprécie sincèrement Velarde lui refuse la permission avec tact, affectueusement mais fermement.

— Daoiz se débrouillera seul, dit-il, et j’ai besoin de vous ici.

— Il faut se battre, mon colonel !… On ne peut plus reculer !… Daoiz devra le faire, et nous aussi !

— Je vous prie de ne pas proférer d’incongruités et de vous calmer.

— Me calmer, dites-vous ?… Vous n’avez pas entendu les tirs ? Ils mitraillent le peuple !

— J’ai mes instructions, et vous avez les vôtres. – Navarro Falcón sent monter son exaspération. – Faites-moi la grâce de ne pas me compliquer les choses davantage. Bornez-vous à faire votre devoir.

— Mon devoir est dehors, dans la rue !

— Votre devoir est d’obéir à mes ordres ! Point final !

Le colonel, qui vient de donner un coup de poing sur la table, se désole d’avoir perdu son sang-froid. C’est un vieux soldat : il s’est battu à Santa Catalina du Brésil, contre les Anglais au Río de la Plata, dans la colonie de Sacramento, au siège de Gibraltar et durant toute la guerre contre la République française. Gêné, il regarde le secrétaire Manuel Almira et ceux qui sont dans la pièce voisine et qui écoutent, puis il observe de nouveau Velarde qui, furieux, trempe sa plume dans l’encrier et gribouille n’importe quoi sur les papiers qui sont devant lui. Finalement, le colonel se lève et pose sur le bureau de Velarde l’ordre que lui a transmis le général Vera y Pantoja, gouverneur de la place, et qui est de maintenir les troupes dans leurs casernes et à l’écart de tout ce qui peut se produire.

— Nous sommes des soldats, Pedro.

Ce n’est pas dans ses habitudes d’appeler ses officiers par leur prénom, et Velarde le sait ; mais il n’a que faire de cette marque d’affection et hoche négativement la tête tout en écartant d’un geste méprisant l’ordre du gouverneur.

— Nous sommes avant tout des Espagnols, mon colonel.

— Écoutez-moi : si la garnison se range aux côtés du peuple révolté, Murat fera marcher sur Madrid le corps du général Dupont qui n’est qu’à une journée de route… Est-ce que vous voulez que cinquante mille Français s’abattent sur cette ville ?

— Même s’ils sont cent mille, qu’importe ? Nous serons un exemple pour toute l’Espagne et pour le monde.

Las de la discussion, Navarro Falcón retourne à sa table.

— Je ne veux pas entendre un mot de plus !… Est-ce clair ?

Le colonel s’assied et fait mine de se plonger dans ses papiers. Feignant de croire que Velarde ne l’entend pas, il murmure, l’air égaré : « Se battre… Se battre… Mourir pour l’Espagne », et, tout en griffonnant à son tour des dessins sans signification, il forme des vœux pour que là-bas, à Monteleón, Daoiz garde la tête froide, et que lui-même, ici, soit capable de conserver Velarde rivé à sa table. Laisser aujourd’hui cet exalté s’approcher du parc de Monteleón, ce serait comme attacher un cordon allumé à un tonneau de poudre.

Malgré ses excès et son patriotisme passionné, le serrurier Molina n’est pas idiot. Il sait que s’il conduit sa troupe vers le parc par des rues trop larges, il attirera l’attention et que, tôt ou tard, les Français lui barreront le passage. Il recommande donc le silence à la vingtaine de volontaires qui le suivent – dont de nouveaux venus viennent grossir les rangs en cours de route – et, après s’être séparé de ceux qui cherchent le chemin le plus court, il les dirige vers le cours San Pablo en passant par le guichet de San Martín et les rues Hita et Tudescos.

— Sans tapage, hein ?… Ça, ce sera pour plus tard. L’important, c’est de nous procurer des fusils.

À la même heure, d’autres groupes, ceux qui ont été alertés par Molina ou des gens qui marchent sur Monteleón de leur propre initiative, montent par Los Caños et la place Santo Domingo vers la large rue San Bernardo, et de la Puerta del Sol par le carreau de San Luis vers la rue Fuencarral. Certains parviendront au but dans l’heure qui vient ; mais d’autres, confirmant les craintes de Molina, seront anéantis ou dispersés en se heurtant à des détachements français. Tel est le cas de la troupe formée par le chocolatier José Lueco qui, avec les garçons d’écurie Juan Velázquez, Silvestre Álvarez et Toribio Rodríguez, décide de marcher pour son compte en coupant par San Bernardo. Mais dans la rue de la Bola, alors qu’ils sont maintenant une trentaine grâce au renfort des valets d’une hôtellerie et d’une auberge voisines, d’un doreur, de deux apprentis charpentiers, d’un ouvrier typographe et de plusieurs domestiques de maisons particulières, la troupe, qui dispose de quelques carabines, escopettes et fusils de chasse, tombe sur un peloton de fusiliers de la Garde impériale. Le choc est brutal, à bout portant, et, après les premiers coups de navajas et de fusils, les Madrilènes se retranchent au coin de la place Santo Domingo et de la rue Puebla. Pendant un bon moment, n’écoutant que leur courage, ils livrent là un combat acharné qui cause des pertes aux Français, avec l’aide des gens du voisinage qui participent à la bataille en lançant des pots de fleurs et toutes sortes de projectiles depuis les balcons. Finalement, se voyant sur le point d’être encerclée par des renforts qui arrivent des rues adjacentes, leur troupe se disperse en laissant plusieurs morts sur le pavé. José Lueco, blessé d’un coup de sabre au visage et d’une balle à l’épaule, parvient à se réfugier dans une maison proche – à la troisième tentative, car les deux premières portes auxquelles il frappe ne s’ouvrent pas – où il restera caché jusqu’à la fin de la journée.

Comme celui du chocolatier Lueco, d’autres groupes sont presque tout de suite défaits, ou durent juste le temps que les troupes françaises mettent à les trouver et à les disperser. C’est ce qui arrive au petit groupe armé de gourdins et de couteaux que les Français obligent à se débander à coups de canon au coin des rues du Pozo et San Bernardo, blessant José Ugarte, chirurgien de la Maison royale, et María Oñate Fernández, âgée de quarante-trois ans et originaire de Santander. Même chose dans la rue Sacramento, pour une troupe conduite par le curé don Cayetano Miguel Manchón qui, armé d’une carabine et à la tête de quelques jeunes gens résolus, tente de gagner le parc d’artillerie. Une patrouille de cavaliers polonais fond sur eux à l’improviste, le prêtre est atteint d’un coup de sabre qui lui met la cervelle à l’air, et ses hommes, affolés, se dispersent en un instant.

Un autre groupe n’arrivera pas non plus à destination : c’est celui que mène don José Albarrán, médecin de la famille royale, qui, après avoir assisté au massacre de l’esplanade du Palais, recrute une bande d’habitants armés de gourdins, de couteaux et de quelques fusils de chasse, et tente de la faire passer par la rue San Bernardo. Arrêtés par la mitraille que crachent deux canons français mis en batterie devant l’hôtel du duc de Montemar, ils doivent se réfugier dans la rue San Benito ; là, ils se voient pris entre deux feux, car une autre force française qui vient de la place Santo Domingo tire sur eux depuis celle du Gato. Le premier à tomber, d’une balle dans le ventre, est le plâtrier Nicolás del Olmo García, âgé de cinquante-quatre ans. Le groupe se débande et le docteur Albarrán, grièvement blessé et laissé pour mort – il sera sauvé plus tard par ses amis et survivra –, est dépouillé par les soldats de l’armée impériale qui lui prennent sa redingote, sa montre et douze onces d’or qu’il portait sur lui. À son côté, après s’être battu avec pour seules armes une petite épée d’apparat et un pistolet de poche, meurt Fausto Zapata y Zapata, douze ans, cadet des Gardes espagnoles.

Dans une maison de la rue de l’Olivo, un garçon de quatre ans et demi, Ramón de Mesonero Romanos – qui sera par la suite l’un des écrivains les plus populaires et les plus typiques de Madrid –, est également la victime accidentelle des événements. En se précipitant au balcon avec sa famille pour voir une troupe de Madrilènes qui crient « Aux armes ! Aux armes ! Vive Ferdinand VII et mort aux Français ! », le petit Ramón trébuche et s’ouvre le crâne sur le fer forgé de la balustrade. Bien des années après, dans ses Mémoires d’un septuagénaire, il racontera cet épisode : sa mère, Doña Teresa, effrayée par l’état de son fils et par ce qui se passe dans la rue, allume des cierges devant une image de l’Enfant Jésus et récite son rosaire, pendant que le père – le négociant Tomás Mesonero – discute, inquiet, avec leurs voisins. À cet instant se présente chez eux un ami de la famille, le capitaine Fernando Butrón, qui vient de se défaire de son épée et de son uniforme afin, dit-il, d’éviter que les gens qui courent les rues ne l’obligent, comme ils l’ont déjà tenté à trois reprises, à se mettre à leur tête.

— Ils vont partout, surexcités et désorientés, en cherchant quelqu’un pour les diriger, explique Butrón, qui reste en gilet et manches de chemise. Mais tous les militaires ont ordre d’aller s’enfermer dans leurs casernes… Nous n’avons pas le choix.

— Et ils obéissent tous ? demande Doña Teresa Romanos qui, sans cesser de dire son rosaire, lui apporte un verre de clairet frais.

Butrón avale le vin d’un trait et essaye la jaquette anglaise que lui offre le maître de maison. Les manches sont un peu courtes, mais c’est mieux que rien.

— Moi, en tout cas, je compte obéir… Mais je ne sais pas ce qui se passera si cette folie continue.

— Jésus, Marie, Joseph !

Doña Teresa se tord les mains et entame le vingtième Ave María de la matinée. Écroulé sur un canapé à côté de l’image de l’Enfant Jésus, le petit Ramón Mesonero Romanos, un emplâtre imbibé de vinaigre sur le front, pleure à chaudes larmes. De temps à autre, au loin, retentissent des coups de feu.

À la Puerta del Sol, dix mille personnes sont rassemblées, et la foule se répand dans les artères voisines, de la rue Montera au carreau de San Luis, de même que dans les rues Arenal et Postas, et la Calle Mayor, tandis que des groupes armés d’escopettes, de gourdins et de couteaux patrouillent aux alentours pour donner l’alerte en cas de présence française. De la fenêtre de sa maison, au numéro 15 de la rue Valleverde, au coin de la rue Desengaño, Francisco Goya y Lucientes, Aragonais, âgé de soixante-deux ans, membre de l’Académie de San Fernando et peintre de la Maison royale avec cinquante mille réaux de rente, regarde tout avec une expression sévère. Deux fois, il a refusé de céder à son épouse, Josefa Bayeu, qui lui demandait de rabattre le volet et de se retirer à l’intérieur. En gilet, le col de la chemise ouvert et les bras croisés sur sa poitrine, sa tête puissante, encore ornée d’une épaisse chevelure frisée et de favoris gris, un peu penchée, le plus célèbre des peintres espagnols vivants s’obstine à rester là pour observer le spectacle de la rue. Des cris de la foule et des tirs isolés au loin, c’est à peine si des échos parviennent à ses oreilles – une maladie, il y a quelques années, l’a laissé sourd –, bruits amortis qui se confondent avec les rumeurs de son cerveau toujours tourmenté, tendu et aux aguets. Goya est à son balcon depuis que, voici un peu plus d’une heure, León Ortega y Villa, un jeune homme de dix-huit ans qui est son élève, est venu de chez lui, rue Cantarranas, pour demander la permission de ne pas se rendre à l’atelier. « Nous allons probablement devoir nous battre avec les Français », a-t-il dit au peintre en parlant comme d’habitude très fort tout contre son oreille invalide, avant de repartir avec le sourire juvénile et héroïque de ses jeunes années, sans prêter attention aux objurgations de Josefa Bayeu qui lui reprochait de prendre des risques sans tenir compte de l’inquiétude de sa famille.

— Tu as une mère, León.

— J’ai mon honneur, Doña Josefa, et une patrie à défendre.

Maintenant Goya demeure immobile, sourcils froncés, contemplant le fourmillement dense de la foule qui descend vers la Puerta del Sol ou remonte la rue Fuencarral en direction du parc d’artillerie. Homme génial, voué à la gloire des musées et de l’histoire de l’Art, il essaye de vivre et de peindre en s’abstrayant de la réalité quotidienne, malgré ses idées avancées, ses amis acteurs, artistes et écrivains – parmi eux, Moratín, dont le sort préoccupe aujourd’hui le peintre –, ses bonnes relations avec la Cour et sa rancœur, secrète, envers l’obscurantisme, les prêtres et l’Inquisition. Lesquels, pense-t-il, ont, des siècles durant, transformé les Espagnols en esclaves incultes, délateurs et couards. Maintenir son œuvre à l’écart de tout cela est de plus en plus difficile. Déjà, dans la série de gravures des Caprices réalisée il y a neuf ans, l’Aragonais a tourné en ridicule, presque ouvertement, les prêtres, les inquisiteurs, les juges injustes, la corruption, l’abrutissement du peuple et autres vices nationaux. De la même manière, aujourd’hui, il lui est impossible de se soustraire aux sombres présages qui planent sur Madrid. Le vague brouhaha qui parvient aux tympans abîmés du vieux peintre s’accroît par moments, montant d’un degré, tandis que dans la foule les têtes s’agitent, formant des vagues comme le blé sous l’effet du vent ou comme la mer quand s’annonce une tempête. L’Aragonais est un homme énergique qui, dans sa jeunesse, a été torero, s’est battu au couteau, a dû fuir la justice ; il n’a rien d’un petit-maître ou d’une poule mouillée. Pourtant cette foule en ébullition, pour lui silencieuse, qui s’agite tout près a quelque chose d’obscur qui l’inquiète davantage que l’émeute immédiate ou les troubles prévisibles. Dans les bouches ouvertes et les bras levés, dans les groupes qui passent en brandissant gourdins et navajas et en criant des paroles inaudibles mais qui résonnent dans la tête de Goya aussi terribles que s’il pouvait les entendre, le peintre voit se dessiner des nuages noirs et des torrents de sang. Derrière lui, entre les crayons, les fusains et les estompes, sur la petite table où il a l’habitude de travailler à ses croquis en profitant de la clarté de la grande fenêtre, est posée l’esquisse de quelque chose qu’il a commencé ce matin, quand la lumière était encore grise : un dessin au crayon qui représente un homme aux vêtements déchirés, agenouillé et les bras en croix, entouré d’ombres qui l’assaillent comme les fantômes d’un cauchemar. Et en marge de la feuille, d’une écriture forte, sans appel, Goya a écrit ces mots : « Tristes pressentiments de ce qui doit arriver. »

Jacinto Ruiz Mendoza souffre d’asthme, et il s’est réveillé aujourd’hui – comme cela lui arrive souvent – avec une forte fièvre et une terrible sensation d’étouffement. Du lit où il gît prostré, il entend des tirs isolés, et il se lève avec difficulté. Son corps est trempé de sueur, il ôte sa chemise de nuit mouillée, se rafraîchit un peu la figure avec l’eau d’une cuvette et revêt lentement, la boutonnant de ses doigts gourds, la nouvelle veste blanche à revers rouges dont vient d’être doté le 36e régiment d’infanterie des Volontaires de l’État, dans lequel il sert avec le grade de lieutenant. Il a du mal à s’habiller, car il se sent faible ; et son ordonnance, un soldat qu’il a envoyé aux nouvelles, n’est pas encore revenue. Il finit par enfiler ses bottes, et, d’un pas hésitant, se dirige vers la porte. Né à Ceuta il y a vingt-neuf ans, Jacinto Ruiz est mince, de complexion délicate, mais énergique et très sourcilleux quand il s’agit de son honneur de militaire. Il est de caractère timide, un peu réservé, du fait de l’infirmité respiratoire qui le tient depuis l’enfance. Pour le reste, c’est un patriote, il accomplit fidèlement ses obligations, il aime l’armée et la gloire de l’Espagne, et, ces derniers temps, comme beaucoup de ses camarades, il a cruellement souffert de l’abaissement de sa nation devant le pouvoir napoléonien. Mais comme il n’a rien d’un exalté, il n’a jamais exprimé d’opinions politiques en dehors du cercle fermé de ses amis intimes.

Dans l’escalier, Ruiz croise un gamin qui monte en courant et lui apprend que les Français tirent sur le peuple, tandis que des groupes de civils marchent sur les casernes pour y chercher des armes. Inquiet, Jacinto Ruiz sort dans la rue et presse le pas sans répondre aux appels que plusieurs voisins, en voyant son uniforme, lui adressent depuis les balcons pour lui demander des nouvelles. Il poursuit sans s’arrêter en direction de la caserne de Mejorada, située au bout de la rue San Bernardo, au numéro 83 qui fait le coin avec la rue San Hermenegildo, un peu plus haut que le bâtiment de l’état-major de l’Artillerie. Ainsi, le plus vite qu’il peut, mais sans modifier son allure pour ne pas faire mauvaise impression, luttant contre la suffocation de ses poumons et malgré la fièvre qui lui brûle le front sous son chapeau, l’humble lieutenant d’infanterie, dont le nom n’est rien de plus qu’une courte ligne sur le tableau d’avancement de l’armée, va rejoindre son régiment sans se douter que, près de la rue dans laquelle il marche en ce moment, bien des années après cette longue journée qui commence, un monument de bronze se dressera à sa mémoire.

Ce qu’on entend au loin, ce sont des tirs isolés, et non des feux nourris. Cela rassure un peu Antonio Alcalá Galiano, qui parcourt le quartier en observant l’agitation des habitants. Ses dix-neuf ans ne l’empêchent pas de constater l’évidence : les bandes sont armées de façon si ridicule que cela semble une folie de défier les soldats français. Et pourtant, ne résistant pas à l’ardeur de la jeunesse – mais plus encore à cause des femmes qui regardent des balcons –, il s’est joint à un groupe qui passe dans un grand tumulte devant l’église San Idelfonso. Il est amoureux d’une Madrilène et c’est peut-être l’occasion d’avoir un exploit héroïque, même minime, à lui raconter. La bande, composée de jeunes garçons, est conduite par un homme qui a l’allure d’un ouvrier artisan et qui crie « Vive le roi Ferdinand ! ». Alcalá Galiano lui emboîte le pas jusqu’à la rue Fuencarral, où éclate une discussion animée à propos du chemin à suivre : les uns veulent aller dans une caserne pour se joindre à la troupe et se battre à ses côtés et en bon ordre, tandis que les autres préfèrent tomber sur les Français partout où ils les trouveront, en leur tendant des embuscades pour s’emparer de leurs armes et continuer ainsi par sauts, en petites bandes qui attaqueront et s’enfuiront aussitôt par les rues voisines et les terrasses. La discussion s’envenime et l’un des plus exaltés, déguenillé et l’air mauvais, se tourne vers Alcalá Galiano.

— Holà, l’ami, qu’est-ce que vous en pensez ?

D’être interpellé ainsi ne plaît guère à l’orphelin bien élevé du héros de Trafalgar, qui, de plus, appartient à l’école de Cavalerie de Séville, bien qu’habillé en civil. Contrarié mais prudent, il répond qu’il n’a pas d’opinion sur la question.

— Mais vous voulez tuer des Français, oui ou non ?

— Bien sûr que oui. Seulement, je n’imagine pas le faire les mains nues… Je n’ai pas d’armes.

— C’est de ça qu’on cause. D’aller les prendre.

Alcalá regarde les visages peu amènes qui l’entourent. Ce sont presque tous des garçons de basse condition, avec, parmi eux, beaucoup de gamins de la rue en haillons. Il n’est pas sans remarquer non plus les regards méfiants posés sur son habit de bonne coupe et son chapeau brodé. « Un fils à papa », entend-il. Inquiet, il pense : Ceux-là sont encore plus dangereux que les Français.

— Ah, je me souviens maintenant, répond-il le plus calmement possible, que j’ai des armes chez moi. J’habite tout près, je vais les chercher et je reviens.

L’autre l’étudie de bas en haut, soupçonneux et méprisant.

— Eh bien, allez-y, nom de Dieu !

Alcalá Galiano hésite, piqué par le ton de l’homme, et, à ce moment, celui qui fait fonction de chef s’approche. C’est un portefaix aux mains épaisses et calleuses, qui pue la sueur et qui lui lance à brûle-pourpoint :

— Vous ne nous servez à rien !

Le jeune homme sent le sang lui monter à la figure. Mais qu’est-ce que je fais en compagnie de ces gens-là ? conclut-il.

— Dans ce cas, je vous souhaite le bonjour.

Blessé dans son amour-propre, mais soulagé de quitter cette bande inquiétante, Alcalá Galiano fait demi-tour et se dirige vers sa maison. Une fois là, il prend son chapeau à galon d’argent et son épée, et, au grand désespoir de sa mère en larmes, il ressort pour partir à la recherche de meilleurs compagnons, prêt à se mêler à la bataille aux côtés de gens convenables et judicieux. Mais il ne rencontre que des bandes de fous furieux, presque tous de basse condition, et quelques militaires qui essayent de les calmer. Au coin des rues de la Luna et Tudescos, il avise un officier dont l’allure lui inspire confiance, lieutenant des Gardes du Corps, auquel il demande conseil. Celui-ci, croyant, au vu du chapeau galonné, qu’il fait partie de ses gardes, lui demande ce qu’il fait dans la rue et s’il ne connaît pas les ordres.

— J’appartiens à l’école de Cavalerie de Séville, mon lieutenant.

— Eh bien, rentrez immédiatement chez vous. Je vais de ce pas à ma caserne, et les ordres sont de ne pas bouger. Et, s’il le faut, de tirer pour mettre fin au tumulte.

— Sur le peuple ?

— Tout est possible. Vous voyez comment ils se comportent, ce sont des enragés que rien ne peut arrêter. Il y a beaucoup de morts chez les Français, et il commence à y en avoir chez les civils… Vous me semblez être de bonne famille. Ne vous joignez pas à ces exaltés.

— Mais… Est-ce que, vraiment, nos troupes ne vont pas se battre ?

— Je vous l’ai déjà dit, sacredieu ! Et je vous le répète, allez chez vous et ne vous mêlez pas à cette chienlit.

Convaincu et discipliné, échaudé par l’expérience qu’il vient de vivre, Antonio Alcalá Galiano reprend le chemin de son domicile, où sa mère, qui l’attend dans l’angoisse, l’accueille en le suppliant de ne pas repartir. Et finalement, découragé par tout ce qu’il a vu, il accepte de rester à la maison.

Tandis que le jeune Alcalá Galiano renonce à être un acteur de cette journée, des groupes de Madrilènes continuent d’essayer de parvenir au parc de Monteleón pour y trouver des armes. En faisant un long détour, le serrurier Blas Molina et les siens se voient arrêtés près du cours San Pablo par la présence d’un piquet français, auquel Molina, rendu prudent par son expérience du Palais, décide de ne pas se frotter.

— Chaque chose en son temps, murmure-t-il. Et prudence est mère de sûreté.

D’autres bandes, cependant, arrivent rapidement et sans incidents aux portes du parc, venant grossir le nombre de ceux qui sont attroupés devant. C’est le cas de celle qui est menée par l’étudiant asturien José Gutiérrez, un jeune homme maigre et énergique, à laquelle se sont unis, avec une douzaine d’individus, le perruquier Martín de Larrea et son garçon coiffeur Felipe Barrio. Cosme Martínez del Corral, imprimeur et administrateur d’une fabrique de papier, ancien artilleur, qui habite rue Principe, est venu lui aussi à Monteleón pour proposer à ses anciens camarades de se joindre à eux au cas où ils seraient obligés de se battre – bien que portant sur lui 7250 réaux en billets qu’il vient juste de retirer. De leur côté, le marchand de charbon Cosme de Mora, qui a sa boutique sur le cours San Pablo, et son ami le portier de tribunal Félix Tordesillas, habitant rue Rubio, réussissent à se frayer un chemin à la tête d’un groupe sans être inquiétés par des Français. À ce parti, l’un des plus nombreux, se sont joints en route le terrassier Francisco Mata, le charpentier Pedro Navarro, le barbier de la rue Silva Jerónimo Moraza, le muletier du León Rafael Canedo, et José Rodríguez, marchand de vin sur le cours San Jerónimo, accompagné de son fils Rafael. Dans la rue Hortaleza, ils reçoivent le renfort des frères Antonio et Manuel Amador ; lesquels, en dépit de leur refus et des torgnoles qu’ils lui donnent, ne peuvent empêcher leur petit frère Pepillo, âgé de onze ans, de les suivre.

Une autre bande est sur le point d’arriver à Monteleón, levée par José Fernández Villamil, l’hôtelier de la place Matute, suivi de ses valets, de quelques voisins et du mendiant de la place Antón Martín. Faisant irruption dans le dépôt des Invalides de l’Hôtel de Ville, Fernández Villamil a réussi à s’emparer, sans que les gardes résistent – l’un de ceux-ci a décidé de partir avec eux –, d’une demi-douzaine de fusils, avec baïonnettes et munitions. De tous les habitants de Madrid qui se sont soulevés aujourd’hui, aucun ne traversera autant de péripéties que l’hôtelier et les siens. Une fois pris les fusils, ils se sont dirigés vers l’esplanade du Palais par la rue Atocha et la Calle Mayor, mais ils se sont trouvés, près des Conseils, face à un petit détachement de cavalerie impériale. Dans l’escarmouche, après avoir abattu d’un coup de fusil l’officier ennemi, le groupe s’est vu obligé de battre en retraite vers les arcades de la Plaza Mayor, où il a dû livrer un bref combat auquel a mis fin l’arrivée d’une colonne française venue de l’esplanade du Palais ; l’hôtelier et les siens ont dû alors se replier, en traversant à découvert et sous un feu intense la porte de Guadalajara, vers la place des Descalzas, où sont venus s’ajouter le maître serrurier Bernardo Morales et Juan Antonio Martínez del Álamo, employé aux Rentes royales. Une nouvelle tentative de gagner le Palais a été, il y a peu, coupée net par une décharge de mitraille, au moment où ils passaient à un carrefour. De retour sur la place des Descalzas, tandis que la troupe s’arrêtait pour reprendre son souffle, des voisins leur ont dit, du haut de leurs balcons, que des groupes se dirigeaient vers le parc de Monteleón. De sorte que, après une courte halte pour se rafraîchir à la taverne de San Martín et prendre une outre de vin d’une arrobe pour la route – à la vue des fusils, le tavernier a refusé de se faire payer –, Villamil et ses hommes, mendiant compris, prennent d’un bon pas le chemin du parc, sans que, cette fois, personne crie « À mort les Français ! ». Bien qu’ils croisent des petits groupes qui mènent grand tapage en réclamant des armes ou des habitants qui les acclament depuis leurs portes, balcons et fenêtres, l’hôtelier et ses hommes qui ont compris la leçon avancent avec prudence en se collant aux murs, armes pointées, bouches closes, en essayant de ne pas se faire remarquer.

Par les fenêtres de l’état-major de l’Artillerie, on entend toujours des tirs lointains – maintenant, la fusillade est continue – et des cris de bandes isolées qui passent en direction de Monteleón. À onze heures, le capitaine Pedro Velarde qui, au grand dam de son colonel, n’a pas cessé de murmurer entre ses dents : « Il faut nous battre, il faut nous battre », et de griffonner sur un papier, recule brutalement sa chaise et se lève en posant ses poings sur le bureau :

— Allons mourir ! s’écrie-t-il. Allons venger l’Espagne !

Navarro Falcón se dresse et tente de le contenir, mais Velarde est hors de lui. Chaque coup de feu qui résonne dans la rue, chaque cri des gens qui passent semblent lui dévorer les entrailles. Les traits décomposés, le visage blême, il désobéit à son supérieur et, sous les yeux affolés des officiers, soldats et secrétaires accourus à ses cris, il se précipite vers l’escalier.

— Allons nous battre contre les Français !… Allons défendre la patrie !

Tous se regardent, indécis, tandis que le colonel lève les bras en leur ordonnant de rester à leur poste. Velarde, qui s’est arrêté un instant pour voir si quelqu’un l’accompagne, fait demi-tour et se jette dans la rue après avoir, au passage, arraché le fusil d’une ordonnance.

— Que tout le monde garde son calme ! ordonne Navarro Falcón. Que personne ne le suive !

Sur la cinquantaine d’hommes qui se trouvent en ce moment dans les bureaux, la cour et l’entrée de l’état-major de l’Artillerie, seuls deux désobéissent à cet ordre : le secrétaire comptable Manuel Almira et le surnuméraire Domingo Rojo Martínez. Ils se lèvent de derrière leurs tables, abandonnent plumes et encriers, prennent chacun un fusil et, sans prononcer un mot, suivent Velarde.

Presque à la même heure, pendant que le capitaine Velarde quitte l’état-major de l’Artillerie, de l’autre côté de la ville, près de la fontaine de Neptune, le capitaine Marcellin Marbot regarde la route qui descend du Buen Retiro, prêt à guider la progression de la colonne de cavalerie envoyée par le général Grouchy en direction de la Puerta del Sol, où, selon un courrier qui vient d’arriver – au galop et un bras fracassé par une balle –, tout est toujours aux mains de la populace. Se retournant pour voir au-delà de la croupe de son cheval, Marbot, ferme et droit sur sa selle, admire la machine de guerre immobile derrière lui.

Rien au monde ne peut arrêter ça, pense-t-il avec orgueil.

Et il n’a pas tort. C’est la fine fleur des troupes impériales : la meilleure cavalerie du monde. Le long du mur sud des écuries, alignés par escadrons, les rangs compacts de montures et de cavaliers occupent toute l’esplanade jusqu’à la place du Coliseo de l’ancien palais de la dynastie d’Autriche ; les pointes des lances, les casques et les cordons dorés scintillent sous le soleil du matin. L’avant-garde est formée d’une centaine de mamelouks et d’une cinquantaine de dragons de l’Impératrice. Ils sont suivis de deux cents chasseurs à cheval et d’autant de grenadiers montés, appartenant tous à la Garde impériale, et de près d’un millier de dragons de la brigade Privé. La mission de ce corps de cavalerie est de balayer la Puerta del Sol et la Plaza Mayor pour faire sa jonction avec l’infanterie, qui arrivera par la rue Arenal et la Calle Mayor, et la cavalerie lourde, qui avancera de Carabanchel par la rue Toledo.

— À vous de jouer, Marbot.

Le colonel Daumesnil, un vétéran, chargé de commander la première attaque, vient de rejoindre le capitaine. Il monte un superbe rouan pommelé et porte son brillant uniforme de colonel des chasseurs à cheval de la Garde : pelisse rouge élégamment nouée sur une épaule, dolman vert, colback en poil d’ours, la mentonnière encadrant les yeux vifs et la moustache. « Réprimer un soulèvement de gamins et de vieilles femmes, a-t-il dit d’un air écœuré, n’est pas un travail de soldat. » Mais les ordres sont les ordres. Respectueusement, Marbot lui recommande la rue d’Alcalá, qui est large et dégagée.

— Faites attention aux débouchés des rues sur la gauche, mon colonel. Il y a beaucoup de gens embusqués.

Mais Daumesnil se montre partisan d’envoyer l’avant-garde par le cours San Jerónimo, qui est le chemin le plus court. Le reste des forces suivra ensuite par la rue d’Alcalá, ce qui permettra de nettoyer les deux artères.

— Qu’ils montrent leur groin, s’ils l’osent… Nous précédez-vous pour rejoindre le grand-duc, ou venez-vous avec nous ?

— Vu la situation à la Puerta del Sol, je préfère vous accompagner. Vous avez constaté l’état dans lequel est arrivé le dernier éclaireur, et vous avez entendu ce qu’il a raconté. Avec ma petite escorte, je ne pourrai pas passer.

— Restez avec moi, donc… Mustafa !

Le vaillant chef des mercenaires égyptiens, celui-là même qui, à Austerlitz, a failli s’emparer du grand-duc Constantin de Russie, s’approche sur son cheval en caressant gravement son énorme moustache. C’est un individu grand et fort, vêtu d’un pantalon bouffant rouge, d’un gilet et d’un turban ; à sa ceinture, comme à celle de ses camarades, luisent une dague courbe et un long cimeterre.

— Toi et tes mamelouks, vous partez devant. Et pas de pitié.

Un sourire féroce éclaire le visage sombre de l’Égyptien. « Iallah bismillah ! » répond-il, et, faisant faire volte-face à sa troupe bigarrée, il se met à sa tête. Daumesnil se tourne vers son trompette, celui-ci exécute une sonnerie, tous crient « Vive l’Empereur ! », et l’avant-garde de la colonne s’ébranle.

Vingt minutes avant que la cavalerie de la Garde n’avance depuis le Buen Retiro, l’enseigne de frégate Manuel Esquivel a vu, non sans soulagement, arriver la relève à l’hôtel des Postes de la Puerta del Sol.

— Vous apportez des munitions ?

Le nouveau venu, un lieutenant sorti du rang et déjà âgé, l’air buté et préoccupé, hoche la tête négativement.

— Pas plus pour nous que pour les autres. Pas la moindre cartouche.

En entendant cela, Esquivel ne se perd pas en récriminations. Il s’y attendait. Il va être obligé de faire tout le chemin du retour à sa caserne avec une troupe sans défense, à travers une ville en folie. Qu’ils soient tous maudits, pense-t-il : ses chefs, les Français, la populace et leurs putains de mères.

— Quelles sont les dernières instructions ?

— Pas de changement. Nous enfermer et ne pas mettre le nez dehors.

— Nous en sommes donc toujours au même point ? Avec ce qui se passe dans la ville ?

L’autre fait une grimace dégoûtée.

— Je n’y peux rien. J’exécute les ordres, comme vous.

— Les ordres ? Quels ordres ?… Ici, personne ne commande rien.

Le lieutenant ne répond pas et se contente de le regarder comme pour le presser de s’en aller le plus vite possible. Esquivel observe avec angoisse ses vingt grenadiers de la Marine qui achèvent de se rassembler dans la cour, leurs fusils inutiles à l’épaule. Pour comble, constate-t-il, le brillant uniforme de ce corps d’élite, veste bleue à revers rouges, buffleterie blanche et bonnet à poil, peut être pris de loin pour celui des grenadiers de l’armée impériale.

— Quelles nouvelles des Français ?

Le lieutenant fait mine de cracher entre ses bottes, mais se retient. Puis il hausse les épaules avec indifférence.

— Ils se préparent à marcher sur le centre de la ville. C’est du moins ce qu’on dit.

— Ça sera un massacre. Vous avez vu comme les gens sont déjà déchaînés. J’ai assisté à des choses…

— Ça, c’est le problème des gabachos, non ?… Ce n’est ni le vôtre ni le mien.

Il est clair que le nouveau venu commence à trouver la conversation déplaisante. Et il paraît décidé à ne pas se compliquer la vie. Il jette des regards impatients à droite et à gauche, avec le désir visible de voir Esquivel disparaître afin de pouvoir barricader les portes.

— À votre place, je filerais sans tarder, suggère-t-il.

Esquivel acquiesce comme s’il prenait cette suggestion pour parole d’Évangile.

— Je ne me le ferai pas dire deux fois, conclut-il. Bonne chance.

— Vous aussi.

Décidé à faire contre mauvaise fortune bon cœur, inquiet de ce qu’il va trouver dehors, l’enseigne de frégate se rend auprès de ses grenadiers qui le regardent avec un mélange de confiance et d’anxiété. De l’hôtel des Postes à la promenade du Prado, le trajet est long. Même s’ils seront mieux là-bas, avec le reste de la compagnie – surtout si, finalement, on leur ordonne de sortir dans la rue, que ce soit pour aider le peuple ou pour le réprimer –, cela se présente comme une course d’obstacles : la distance, la foule et les Français. Ces derniers surtout qui, venant du Buen Retiro, vont sûrement suivre, dans le sens inverse, le même chemin que celui qu’il doit emprunter pour se rendre à la caserne. Et il préfère ne pas imaginer ce qui se passera s’ils se rencontrent.

— Baïonnette au canon !

Au moins, se promet-il intérieurement, nous ne nous laisserons pas surprendre les mains dans les poches.

— Préparez-vous à sortir. À mon commandement et sans vous arrêter. Quoi que vous voyiez, quoi qu’il se passe, ne me quittez pas des yeux… Prêts ?

Le sergent du détachement, avec sa face tannée de vétéran et ses cicatrices de Trafalgar, le regarde comme pour lui demander s’il sait ce qu’il fait. Pour rassurer ses hommes, Esquivel se force à sourire.

— Arme à l’épaule ! Pas de gymnastique !

Et après s’être signé mentalement, l’enseigne de frégate prend la tête de ses hommes et quitte l’édifice. À peine dehors, sa première impression est de pénétrer dans une marée humaine. En reconnaissant l’uniforme de la Marine, la foule, respectueuse, cède le passage. Il y a beaucoup de gens du peuple, des femmes venues des quartiers sud, et les balcons et les fenêtres sont surchargés comme s’il s’agissait d’une fête. À la vue de soldats espagnols, certains sourient, poussent des vivats ou applaudissent. D’autres, plus froids, les exhortent à s’unir à eux ou à leur donner leurs fusils. Imperturbable, sans rien écouter, Esquivel poursuit son chemin. Du côté de Santa Ana, il entend des coups de feu. Bien résolu à ne regarder personne, le sabre dans son fourreau qu’il tient dans la main gauche, les yeux rivés sur l’embouchure du cours San Jerónimo, le marin dirige ses grenadiers en priant Dieu de lui permettre d’arriver à temps et sans incidents sur la promenade du Prado.

— Maintenez le pas… Droit devant vous !

La marche, toujours au pas accéléré, conduit le détachement devant le Buen Suceso, puis au bas du cours San Jerónimo, où Esquivel observe que les attroupements se font moins denses, s’éclaircissent, et finissent par ne plus être que des petits groupes rassemblés sous les porches et aux coins des rues, portant escopettes, bâtons et couteaux. En trois occasions, quand il passe aux carrefours des rues qui mènent à Santa Ana, ils essuient quelques coups de feu tirés de loin – impossible de savoir s’ils sont français ou espagnols – sans dommages, émotion mise à part. Tandis qu’il maintient l’allure, dans le fracas des bottes résonnant sur le pavé, et à mesure que le détachement se rapproche du carrefour du cours San Jerónimo et du Prado, Esquivel se rassérène, jusqu’au moment où il aperçoit, en train de descendre la côte et d’avancer dans sa direction, la colonne étincelante et compacte de la cavalerie française dont la queue vient à peine de quitter le Buen Retiro et la tête n’est plus qu’à quelques centaines de mètres.

— Sainte Vierge ! s’exclame le sergent derrière lui.

Esquivel se retourne et rugit :

— Gardez la formation !… Têtes fixes !… Tournez à gauche !

Et ainsi, quelques instants à peine avant que la cavalerie impériale contourne la fontaine de Neptune, ses grenadiers, impassibles, fixant le vide comme s’ils ne voyaient pas la masse menaçante des hommes et des chevaux, défilent au pas de gymnastique devant les cavaliers surpris de l’avant-garde française, et leur petit détachement tourne le coin pour s’éloigner sous les arbres de la promenade du Prado, sain et sauf.

Vers onze heures et demie, au moment où l’avant-garde de la cavalerie avance vers la Puerta del Sol, le reste des troupes impériales cantonnées aux alentours de Madrid a quitté ses quartiers et se dirige vers les portes de la ville, obéissant aux ordres de suivre les grandes artères et de converger vers le centre. En voyant se multiplier la présence des Français et en constatant que, dans leur progression, ils tirent sans sommation sur tous les rassemblements de civils qu’ils rencontrent sur leur passage, ceux des habitants qui sont toujours dans la rue cherchent désespérément des armes. Ils en obtiennent parfois en assaillant des boutiques, des salles d’escrime, des coutelleries, ou en mettant à sac l’Armurerie royale, d’où certains ressortent avec des cuirasses, des hallebardes, des arquebuses et des épées du temps de Charles Quint. À la même heure, par le mur arrière de la caserne des Gardes espagnoles, des soldats passent des fusils et des cartouches à la foule qui les réclame, pendant que les officiers détournent les yeux malgré les ordres reçus. Le colonel don Ramón Marimón, arrivé dès le début des troubles, a juste eu le temps d’empêcher la garnison, qui s’était déjà mise en rangs, de sortir dans la rue. Malgré tout, cinq soldats en uniforme, parmi lesquels le Sévillan de vingt-cinq ans Manuel Alonso Albis et le Madrilène de vingt-quatre ans Eugenio García Rodríguez, sautent le mur et se mêlent aux insurgés. De cette manière se constitue un parti d’une trentaine de soldats et de civils, qui compte José Peña, un cordonnier de dix-huit ans, José Juan Bautista Monténégro, domestique du marquis de Perales, habitant rue de l’Olivar, le Madrilène Juan Eusebio Martín et l’ouvrier ferronnier de quarante ans Julián Duque. Ensemble, ils se dirigent vers la promenade du Prado par les vergers de San Jerónimo et le Jardin botanique, à la recherche de Français. Ils se battront là, avec une âpreté extraordinaire et en causant des pertes à l’ennemi, contre des éléments de la cavalerie qui descendent du Buen Retiro et des unités de l’infanterie impériale qui commencent à monter de la promenade de Las Delicias et de la porte d’Atocha.

Tandis que les heurts entre Madrilènes et avant-gardes des colonnes françaises se généralisent le long du Prado, le valet des Écuries royales Gregorio Martínez de la Torre, âgé de cinquante ans, et José Doctor Cervantes, âgé de trente-deux, qui marchaient vers la caserne de Gardes espagnoles à la recherche d’armes, font demi-tour en voyant le passage coupé par une colonne de cavaliers français. Ils rencontrent peu après une de leurs connaissances, Gaudosio Calvillo, agent à l’octroi des Finances royales, qui se hâte, chargé de quatre fusils, de deux sabres et d’un sac de cartouches. Calvillo leur raconte que, tout près, au guichet de Recoletos, ses camarades des Douanes se préparent à se battre ou sont déjà en train de le faire ; de sorte qu’ils prennent chacun un fusil et décident de le suivre. En chemin, à les voir ainsi marcher, armés et résolus, les jardiniers de la duchesse de Frías et du marquis de Perales, Juan Postigo, Juan Toribio Arjona et Juan Fernández Lopez, ce dernier portant son fusil de chasse personnel et les autres munis seulement de navajas, se joignent à eux. Arjona prend le fusil restant, et ils arrivent ainsi aux abords immédiats du guichet, juste au moment où les douaniers et quelques habitants affrontent les premiers éclaireurs de l’infanterie française qui s’aventurent dans ce quartier. Sautant les murs, courant courbés sous les arbres des vergers, les six finissent par s’intégrer à un parti plus nombreux, formé entre autres des fonctionnaires de l’octroi Anselmo Ramirez de Arellano, Francisco Requena, José Avilés, Antonio Martínez et Juan Serapio Lorenzo, accompagnés des ouvriers de la tuilerie d’Alcalá Antonio Colomo, Manuel Díaz Colmenar, des frères Miguel et Diego Manso Martín et du fils de ce dernier. À eux tous, ils parviennent à acculer une patrouille d’éclaireurs français qui avancent à découvert par le jardin de San Felipe Neri. Après un furieux échange de coups de fusils, ils leur tombent dessus avec des navajas et les égorgent : un effroyable carnage qui finit par les épouvanter eux-mêmes, et, prévoyant les représailles inévitables, ils se dispersent en courant pour se cacher. Les fonctionnaires trouvent refuge dans les dépendances du guichet de Recoletos, et le jardinier Juan Fernández Lopez, toujours muni de son fusil de chasse, décide de les accompagner ; sans se douter que d’ici peu, quand arrivera le gros des troupes ennemies décidées à venger leurs camarades, ce lieu se transformera en un piège mortel.

Dans son bureau de la Prison royale, le directeur n’en croit pas ses oreilles.

— Qu’est-ce que vous dites ? Que demandent les prisonniers ?

Le gardien-chef, Félix Ángel, qui vient de poser un papier sur la table de son supérieur, hausse les épaules.

— Ils le sollicitent respectueusement, monsieur le directeur.

— Et cette demande, c’est quoi ?

— De défendre la patrie.

— Vous vous moquez de moi, Félix.

— Dieu m’en garde.

Le directeur, encore incrédule, chausse ses lunettes et lit la pétition que vient de lui présenter le gardien-chef, transmise par la voie réglementaire.

Ayant appris le désordre qui se manifeste dans le peuple et que par les balcons l’on jette des armes et des munitions pour la défense de la Patrie et du Roi, le soussigné Francisco Xavier Cayón supplie sous serment en son nom et en celui de ses camarades de revenir tous à la prison que nous soyons mis en liberté pour aller exposer notre vie contre les étrangers et pour le bien de la Patrie.

Fait respectueusement à Madrid ce deux mai mil huit cent huit.

Encore interloqué, le directeur regarde le gardien-chef.

— Qui est ce Cayón ?… Le numéro 15 ?

— Oui, monsieur le directeur. Il a fait des études, comme vous pouvez voir. Et il écrit bien.

— On peut lui faire confiance ?

— C’est selon.

Le directeur se gratte les favoris et souffle, dubitatif.

— Ce n’est pas régulier… Euh… Impossible… Même dans ces pénibles circonstances… D’ailleurs, certains sont de dangereux criminels. Nous ne pouvons pas les lâcher comme ça dans la ville.

Le gardien chef s’éclaircit la gorge, regarde ses pieds, puis le directeur.

— Ils disent que si l’on n’accède pas de bon gré à leur pétition, ils nous y forceront en se mutinant.

— Des menaces ! – Le directeur sursaute. – Ces canailles osent menacer ?

— Eh bien… On peut voir les choses comme ça… De toute façon, c’est déjà fait… Ils sont réunis dans la cour, et ils m’ont pris les clefs. – Le gardien-chef indique le papier sur la table. – En réalité, cette pétition est une formalité. Une manière de prouver leur bonne foi.

— Ils se sont armés ?

— Eh bien… oui. Ce qu’ils avaient sous la main : barres de fer aiguisées, broches, bâtons épointés… Bref, le tout-venant. Ils menacent aussi de mettre le feu à la prison.

Le directeur s’essuie le front avec un mouchoir.

— Et vous dites qu’ils sont de bonne foi.

— Moi je ne dis rien, monsieur le directeur. Ce sont eux qui parlent de bonne foi.

— Et vous vous êtes laissé prendre les clefs, comme ça, gentiment ?

— Je n’avais pas le choix… Mais vous les connaissez. Gentiment, c’est façon de parler.

Le directeur se lève de son bureau et fait quelques pas dans la pièce. Puis il va à la fenêtre et écoute avec inquiétude les tirs au-dehors.

— Vous croyez qu’ils tiendront parole ?

— Je n’en sais rien.

— Vous en prenez la responsabilité ?

— Je suppose que vous plaisantez, monsieur le directeur. Avec tout le respect que je vous dois.

Indécis, le directeur se tamponne de nouveau le front. Puis il revient à sa table, reprend ses lunettes et relit la pétition.

— Combien de détenus avons-nous en ce moment ?

Le gardien-chef sort un carnet de sa poche.

— D’après le compte de ce matin, quatre-vingt-neuf valides et cinq à l’infirmerie : au total quatre-vingt-quatorze. – Il ferme le carnet et marque une pause, d’un air entendu. – C’est du moins ce que nous avions tout à l’heure.

— Et ils veulent tous sortir ?

— Seulement cinquante-six, d’après le dénommé Cayón. Les trente-huit restants, en comptant les malades, préfèrent rester tranquillement ici.

— C’est de la folie, Félix. On n’est plus dans une prison, mais dans un asile d’aliénés.

— Ce n’est pas un jour comme les autres, monsieur le directeur. Il y a la patrie, et tout ça.

— Qu’est-ce qui vous arrive ?… Vous voulez aller avec eux ?

— Moi ?… Il faudrait que j’aie bu, et encore…

Tandis que le directeur et le gardien-chef de la Prison royale s’interrogent sur la pétition des détenus, une lettre d’un autre genre parvient aux mains des membres du Conseil de la Castille. Elle est signée du duc de Berg :

L’heure n’est plus aux tergiversations. Il est impératif que le calme soit immédiatement rétabli, sans quoi les habitants de Madrid devront s’attendre à ce que retombent sur eux toutes les conséquences de leur entêtement. Toutes mes troupes se rassemblent. Des ordres sévères et irrévocables sont donnés. Toute réunion doit se disperser, sous peine d’être exterminée. Tout individu qui sera appréhendé dans une de ces réunions sera passé par les armes sur-le-champ.

En réponse à l’ultimatum de Murat, le Conseil, accablé, se borne à faire circuler, sous la signature du gouverneur don Antonio Arias Mons, un appel à la conciliation dont, personne, dans une ville en armes et en proie à la folie, ne tiendra compte :

Aucun des sujets de Sa Majesté ne doit maltraiter, ni en paroles ni en actes, les soldats français, mais ils doivent au contraire leur dispenser toute la considération et toute l’aide nécessaires.

Indifférent à tout mandement publié ou à publier, Andrés Rovira y Valdesoera, capitaine du régiment des Milices provinciales de Santiago de Cuba, à la tête d’un peloton de civils qui cherchent à se battre contre les Français, rencontre le capitaine Velarde au moment où celui-ci, suivi des secrétaires Rojo et Almira, marche dans la rue San Bernardo en direction de la caserne de Mejorada, siège du régiment des Volontaires de l’État. En voyant l’attitude résolue de Velarde, Rovira, qui le connaît, le suit avec les siens. Ils arrivent ainsi ensemble à la caserne, où ils trouvent le régiment rassemblé dans la cour en position de défense et son colonel, don Esteban Giraldes Sanz y Merino – marquis de Casa Palacio, vétéran des campagnes de France, du Portugal et d’Angleterre –, en train de discuter aigrement en aparté avec ses officiers qui prétendent sortir, fraterniser avec le peuple et intervenir dans la lutte. Giraldes refuse et menace d’arrêter tous les officiers à partir du grade de lieutenant, mais la discussion s’envenime avec la présence des meneurs populaires, voisins et connaissances des hommes de la caserne, qui proposent d’ouvrir le passage aux soldats jusqu’au parc de Monteleón proche, en garantissant que le peuple, qui a besoin de chefs, obéira à tout ordre militaire.

— Ici, l’unique discipline consiste à exécuter les ordres que je donne ! exige le colonel hors de lui.

La position de Giraldes est affaiblie par l’arrivée de Velarde, de Rovira et des hommes qui les suivent. Le lieutenant Jacinto Ruiz, qui, malgré son asthme et sa forte fièvre, a réussi à rejoindre son unité, écoute Velarde argumenter avec chaleur et constate que ses propos exaltés enflamment encore davantage les esprits, y compris le sien.

— Nous ne pouvons pas rester les bras croisés pendant qu’on assassine le peuple ! clame l’artilleur.

Le colonel ne veut pas en démordre, et la situation frôle la mutinerie. Face à ceux qui affirment que si le régiment sort dans la rue son exemple encouragera le reste des troupes espagnoles, Giraldes oppose que cela ne fera qu’accroître le massacre en rendant le conflit irréversible.

— C’est honteux ! insiste Velarde, auquel officiers et civils font chorus. L’honneur exige que nous nous battions, hors de toute autre considération !… Est-ce que vous n’entendez pas les tirs ?

Le colonel commence à hésiter, et cela ne passe pas inaperçu. Le ton de la discussion monte. Les éclats en arrivent aux soldats en rangs dans la cour, et leurs commentaires se font plus violents.

— Permettez-nous au moins, insiste Velarde, d’aller prêter main-forte à nos camarades de Monteleón… Il n’y a là-bas que quelques artilleurs avec le capitaine Daoiz, et les Français ont dans le parc une force très supérieure… Vous serez responsable, mon colonel, s’ils attaquent les nôtres.

— Je ne tolère pas que vous me parliez sur ce ton !

Velarde n’est pas le moins du monde intimidé.

— Que ce soit sur ce ton ou sur un autre, vous serez responsable devant la patrie et devant l’Histoire !

Il a suffisamment haussé la voix pour que les soldats des rangs les plus proches l’entendent. Dans la cour, les murmures deviennent forts. Rouge de colère, les veines du cou sur le point d’éclater dans le col haut et rigide de sa veste, Giraldes fait un geste vers le portail.

— Sortez immédiatement de ma caserne !

La réplique de Velarde résonne dans toute la cour :

— Si je sors, je jure sur ma conscience que je ne le ferai pas seul !

C’est le capitaine Rovira qui propose une solution. Vu que le danger couru par les artilleurs du parc est réel, on pourrait envoyer une petite troupe pour les garantir contre toute tentative française. Une force officielle qui, en même temps, freinera les civils qui se pressent dans la rue.

— Si la foule se déchaîne, ce sera pire. Davantage d’uniformes espagnols maintiendraient la discipline.

Finalement, acculé, de moins en moins assuré de pouvoir garder ses hommes sous son contrôle, le colonel se rallie à cette issue comme à un moindre mal. À contrecœur, il accepte d’envoyer un détachement à Monteleón. Pour cela, il choisit un de ses capitaines les plus pondérés : Rafael Goicoechea, au commandement de la 3e compagnie du 2e bataillon, qui a sous ses ordres trente-trois fusiliers, les lieutenants José Ontoria et Jacinto Ruiz Mendoza, le sous-lieutenant Tomás Bruguera et les cadets Andrés Pacheco, Juan Manuel Vázquez et Juan Rojo. Les instructions orales que reçoit Goicoechea sont de ne se livrer à aucun acte d’hostilité contre une force française. Après quoi, nantis de munitions, fusils à l’épaule, chef et officiers en tête, les Volontaires de l’État quittent la caserne et descendent la rue San Bernardo vers la fontaine de Matalobos, la rue San José et le parc d’artillerie. Ils sont accompagnés de Velarde, de Rovira et de la vingtaine de civils qui manifestent leur joie. Les voisins applaudissent et lancent des vivats, et certains leur emboîtent le pas. Devant, précédant la troupe, toujours malade, brûlant de fièvre et respirant avec difficulté, le lieutenant Jacinto Ruiz se force à se tenir droit. En passant au coin de la rue San Dimas, Ruiz voit le père du cadet Andrés Pacheco, l’exempt des Gardes du Corps José Pacheco, qui, du haut de son balcon, ayant aperçu son fils parmi ceux qui marchent sur Monteleón, descend en grande hâte en ceignant son sabre et, sans dire un mot, s’unit à la troupe.

— Ils sont là !… Les Maures arrivent !

Quand l’avant-garde de cavaliers débouche du cours San Jerónimo sur la Puerta del Sol, entre l’hôpital et l’église du Buen Suceso et le couvent de la Victoria, le premier mouvement de la foule désarmée est de s’égailler dans les rues voisines, esquivant les chevaux lancés au galop et les cimeterres des mamelouks qui font des moulinets au-dessus de leurs têtes enturbannées et taillent en pièces les gens qui courent sans pouvoir se défendre. Pris dans la débandade générale, le prêtre de Fuencarral, don Ignacio Pérez Hernández, essaye de se réfugier sous un porche. Là, au moment où il porte secours à un vieil homme qui est tombé par terre et s’expose à être piétiné, il entend jaillir de toutes parts des cris de colère qui exhortent à ne pas reculer et à faire face.

— Arrêtez-vous, nom de Dieu !… Sus aux gabachos maures ! Ne les laissons pas passer ! Ne les laissons pas passer !

Épouvanté, le prêtre entend autour de lui les clic-clac des innombrables couteaux qui s’ouvrent. Des navajas d’Albacete à manche de corne et cran d’arrêt, avec des lames d’un ou deux empans, que les hommes sortent de leurs larges ceintures, de leurs poches, de sous les capotes et les vestes, pour se lancer en les brandissant, aveugles, ivres de rage, à la rencontre des cavaliers qui avancent.

— Vive l’Espagne et vive le roi !… Sus aux Maures ! Sus aux Maures !

Le choc est brutal, d’une sauvagerie indescriptible. Les Madrilènes, dont certains sont pris d’une telle fureur qu’ils ne se soucient plus du danger, se jettent entre les jambes des chevaux, attrapent les rênes et agrippent les selles, plantent leurs lames dans les jambes, les ventres des mamelouks, étripent les chevaux qui tombent les fers en l’air en se débattant dans leurs propres entrailles.

— Sus aux Maures ! Pas de quartier !

Les mamelouks continuent d’arriver à bride abattue. Les chevaux butent sur les corps à terre et poursuivent leur course en ruant et en se cabrant, secouant les hommes qui s’accrochent à eux en grappes obstinées et féroces pour tenter de désarçonner les cavaliers, sans se protéger des coups de sabres, tandis que de tous les coins de la place accourent des habitants en délire, avec des couteaux, des fusils de chasse et des escopettes qu’ils déchargent à bout portant sur la tête des chevaux et la poitrine des cavaliers. Tout mamelouk qui tombe à terre est frappé de huit ou dix coups de couteaux, et, à mesure qu’affluent les cavaliers et que les uniformes verts et les casques étincelants des dragons français viennent se mêler aux vêtements multicolores des mercenaires égyptiens, la tuerie gagne le centre de la place, tandis que, du haut des balcons, les voisins tirent à la carabine et au fusil de chasse, lancent des tuiles, des bouteilles, des briques et même des meubles. Des femmes attendent sous les porches pour donner des coups de ciseaux ou de couteaux de cuisine, beaucoup d’habitants lancent des armes à ceux qui se battent en bas, et les plus audacieux, les yeux exorbités par la volonté de tuer, hurlant de colère, sautent sur la croupe des chevaux et, cramponnés aux cavaliers, les poignardent et les égorgent, tuent, meurent et s’effondrent, frappés de coups de sabres, tombent à genoux sous les chevaux ou roulent à terre avec leurs ennemis agonisants, mêlant leur sang au leur, plantant leurs navajas au milieu des vociférations des hommes des deux camps, des hennissements des bêtes éventrées qui battent l’air de leurs sabots. Ainsi périssent, poignardés, vingt-neuf des quatre-vingt-six mamelouks qui composent l’escadron ; parmi eux, le légendaire Mustafa, le héros d’Austerlitz, maîtrisé par les Asturiens Francisco Fernández, domestique du comte de la Puebla, et Juan González, domestique du comte de Villaseca, tandis que le maçon Antonio Meléndez Álvarez, un Léonais de trente ans, lui tranche la gorge avec sa navaja à cran d’arrêt. Le colonel Daumesnil, qui commande l’avant-garde française, a deux chevaux tués sous lui à coups de couteaux, et n’est lui-même sauvé que grâce à ses mamelouks et ses dragons qui viennent à son secours.

— Il en vient d’autres, tenez bon !… Vive le roi Ferdinand !… Vive l’Espagne !

Ensanglantées jusqu’aux manches, les navajas n’ont pas de repos. Nombre de cavaliers, épouvantés par le mur humain sur lequel ils se brisent, font volte-face et s’éloignent en contournant le Buen Suceso vers la rue d’Alcalá, où d’autres habitants les assaillent ; mais le cours San Jerónimo continue de vomir des vagues de cavalerie impériale, et la foule des combattants subit des pertes terribles. Près de la fontaine de la Mariblanca, le maçon Meléndez reçoit un coup de sabre qui lui fend le crâne. Un commis boutiquier de la rue Montera nommé Buenaventura López del Carpio, qui accourt pour se battre avec son camarade Pedro Rosal, est atteint d’une balle en pleine figure ; et, à son côté, piétinés par les chevaux dont ils ont saisi les rênes, tombent le Minorquin Luis Monge, le portefaix Ramón Huerto, le Napolitain Blas Falcóne, le journalier Basilio Adrao Sanz et María Teresa de Guevara, qui habite rue Jacometrezo. Beaucoup commencent à fléchir et courent à la recherche d’un refuge, et, en peu de temps, il ne reste plus guère à la Puerta del Sol que quelque trois cents hommes et de rares femmes qui se battent comme ils le peuvent, se réfugiant dans les rues voisines et sous les porches pour reprendre leur souffle ou esquiver les charges des formations plus compactes de cavalerie, puis revenant assaillir les cavaliers isolés qui sillonnent la place pour la nettoyer. Les frères Rejón et leur camarade, le chasseur de Colmenar Mateo González, qui se battent au corps à corps, se voient obligés de reculer jusqu’aux grilles du parvis du Buen Suceso par une nouvelle vague de dragons qui disperse leur groupe à coups de pistolets et de sabres en tuant une femme du peuple, Ezequiela Carrasco, le maréchal-ferrant Antonio Iglesias López et le cordonnier de dix-neuf ans Pedro Sánchez Celemín. Parmi ceux qui, navaja à la main, se réfugient dans le Buen Suceso, Mateo González reconnaît avec stupeur l’acteur Isidoro Máiquez, qui est sorti se battre au côté du peuple.

— Sacredieu ! Ne me dites pas que vous êtes Máiquez…

Le célèbre comédien, qui a quarante ans, est habillé avec recherche : élégante veste courte, pantalon de daim, guêtres de drap et mouchoir retenant ses cheveux. En entendant son nom, il sourit d’un air fatigué tout en essuyant du revers de la main le sang sur son visage – un sang qui, semble-t-il, n’est pas le sien.

— Mais si, mon ami, répond-il aimablement. En personne, et à votre service.

Mateo González, dont les jambes n’ont pas tremblé devant les mamelouks, en a le souffle coupé. Quel dommage, pense-t-il, qu’il ne reste pas une goutte de vin dans l’outre des frères Rejón pour célébrer cette rencontre.

— Je vous ai vu jouer don Pedro dans La Comédie nouvelle… Impressionnant !

— Je vous remercie beaucoup, mais ce n’est pas le moment. Occupons-nous plutôt de notre affaire.

Le répit dure peu. À peine passé le gros de la nouvelle charge française, tous, Máiquez compris, ressortent dans la rue, sur le pavé glissant de sang. José Antonio López Regidor, trente ans, reçoit une balle à bout portant juste au moment où, ayant réussi à se jucher sur la croupe du cheval d’un mamelouk, il lui plantait son poignard dans le cœur. D’autres tombent aussi, et parmi eux Andrés Fernández y Suárez, comptable à la Compagnie royale de La Havane, âgé de soixante-deux ans, Valerio García Lázaro, vingt et un ans, Juan Antonio Pérez Bohorques, vingt ans, palefrenier aux Gardes du Corps royales, et Antonia Fayola Fernández, une habitante de la rue de la Abada. Le noble du Guipúzcoa José Manuel de Barrenechea y Lapaza, de passage à Madrid, qui est sorti ce matin de son auberge en entendant le tumulte avec une canne-épée, deux pistolets de duel à la ceinture et six cigares de La Havane dans une poche de sa redingote, reçoit un coup de sabre qui lui fend la clavicule gauche jusqu’à la poitrine. À quelques pas de là, au coin de l’hôtel des Postes et de la rue Carretas, les petits José de Cerro, dix ans, qui va pieds et jambes nus, et José Cristóbal García, douze ans, résistent à coups de pierres à un dragon de la Garde impériale avant de mourir sous son sabre. Pendant ce temps, le prêtre don Ignacio Pérez Hernández, épouvanté par tout ce qu’il voit, a ouvert le couteau qu’il portait dans sa poche. Les pans de sa soutane retroussés jusqu’à la taille, il bataille de pied ferme au milieu des chevaux, avec ses paroissiens de Fuencarral.

4

Lorsque le capitaine Pedro Velarde arrive au parc de Monteleón avec le détachement de Volontaires de l’État et les civils qui les accompagnent, la foule dans la rue San José dépasse le millier de personnes. En voyant apparaître les uniformes blancs avec un capitaine d’artillerie à leur tête, les vivats et les applaudissements fusent, et Velarde a beaucoup de mal à se frayer un passage jusqu’à la porte. Il la trouve fermée et frappe avec fermeté et autorité. Elle s’entrouvre légèrement et, en voyant ses épaulettes de capitaine, les hommes qui sont derrière – deux Français et un artilleur espagnol – le laissent entrer sans difficulté, mais accompagné seulement d’un autre officier, qui se trouve être le lieutenant Jacinto Ruiz. Dès qu’il est à l’intérieur, Velarde aperçoit le capitaine français avec ses officiers et ses hommes en rangs ; et, avant de se présenter à Luis Daoiz qui se tient dans la salle des officiers avec le lieutenant Arango, il se dirige directement, résolu et escorté par Ruiz, vers le chef des soldats impériaux.

— Vous êtes perdus, lui lance-t-il à brûle-pourpoint, si vous et vos hommes ne vous cachez pas.

Le capitaine français, décontenancé par la rudesse de l’interpellation et impressionné par la veste verte de l’état-major, le regarde, hésitant.

— Le 1er bataillon de grenadiers est à la porte, bluffe Velarde, imperturbable, en indiquant le lieutenant Ruiz. Et les autres sont en route.

Le Français l’observe attentivement, puis se tourne vers le lieutenant Ruiz. Il ôte son shako et s’éponge le front avec la manche de sa veste. Velarde peut presque l’entendre penser : depuis la veille, il est sans ordres de ses supérieurs, il ignore la situation à l’extérieur, et aucune des estafettes qu’il a envoyées aux nouvelles n’est revenue. Il ne sait même pas si elles sont arrivées à leur caserne ou si elles ont été taillées en pièces dans la rue.

— Rendez les armes, lui ordonne Velarde, car le peuple est sur le point de forcer l’entrée et nous ne pouvons pas répondre de ce qui risquerait de vous arriver.

L’autre contemple ses hommes, qui se serrent comme un troupeau que l’on mène à l’abattoir et se regardent avec inquiétude en entendant les cris de plus en plus forts des gens qui réclament des armes et les têtes des gabachos. Puis il bredouille quelques mots en mauvais espagnol pour essayer de gagner du temps. Il ne sait pas qui est ce capitaine ni ce qu’il représente, mais l’autorité avec laquelle il s’exprime, son aspect exalté et le fanatisme qui brille dans ses yeux le décontenancent. Velarde voit le trouble de son interlocuteur, et plus rien ne peut l’arrêter. Sur le même ton, la main gauche sur le pommeau de son sabre, il exige du Français qu’il exécute de son plein gré ce que, s’il refuse, on l’obligera à faire par la force. Le temps est précieux, il n’y a pas une minute à perdre.

— Rendez les armes immédiatement.

Quand le capitaine Luis Daoiz arrive dans la cour pour voir ce qui se passe, l’officier de l’armée impériale, accablé, vient de se rendre à Velarde avec tous ses hommes, et les Volontaires de l’État sont déjà à l’intérieur du parc. De sorte que Daoiz, en sa qualité de commandant de la place, prend les dispositions appropriées : les fusils français dans l’armurerie, le capitaine et ses subalternes dans le pavillon des officiers avec ordre de les traiter très courtoisement, et les soixante-quinze soldats dans les quartiers situés à l’autre bout du parc, le plus loin possible de la porte et sous la garde d’une demi-douzaine de Volontaires de l’État. Cela fait, il prend Velarde à part, s’enferme avec lui dans la salle des drapeaux et lui manifeste sa colère.

— Que ce soit la dernière fois que tu donnes un ordre dans cette caserne sans m’en référer… Est-ce clair ?

— Les circonstances…

— Qu’importent les circonstances ! Ceci n’est pas un jeu, nom de Dieu !

Pour exalté qu’il soit, Velarde apprécie beaucoup son ami. Il le respecte. Son ton se fait plus conciliant, et ses excuses sont sincères.

— Pardonne-moi, Luis. Je voulais seulement…

— Je sais parfaitement ce que tu voulais ! Mais on ne peut rien faire ! Rien !… Entre-toi ça dans la tête une bonne fois pour toutes.

— Mais la ville est en armes.

— Une poignée de malheureux seulement, tout bien pesé. Et sans aucune possibilité. Tu t’imagines que tu vas battre l’armée la plus puissante du monde avec des civils et quelques fusils de chasse… Est-ce que tu es devenu fou ? Lis plutôt l’ordre que m’a remis Navarro ce matin. – Daoiz tapote le papier qu’il a sorti de sous sa veste. – Tu vois ?… « Interdiction de prendre des initiatives et de s’unir au peuple. »

— Les ordres sont dépassés, vu la manière dont les choses ont tourné !

— Les ordres sont toujours valables ! – En haussant la voix, le petit Daoiz se hausse aussi sur la pointe de ses bottes. – Y compris ceux que je donne ici !

Velarde n’est pas convaincu, il ne le sera jamais. Il se ronge les ongles, agite violemment la tête. Il rappelle à son ami l’engagement qu’ils avaient pris de soulever les artilleurs.

— Nous l’avons décidé il y a quelques jours, Luis. Tu étais d’accord. Et la situation…

— C’est devenu impossible à exécuter, l’interrompt Daoiz.

— On peut suivre notre plan.

— Notre plan a fait long feu. L’ordre du capitaine général nous désole, toi, moi et quelques autres, mais il constitue une magnifique excuse pour les indécis et les couards. Nous ne disposons pas d’une force suffisante pour nous soulever.

Sans s’avouer vaincu, Velarde le conduit à la fenêtre et lui montre les Volontaires de l’État qui fraternisent avec les artilleurs.

— Je t’ai amené presque quarante soldats. Et tu sais que tous ces gens qui sont dehors attendent des armes. Je vois aussi que tu as reçu le renfort de plusieurs camarades fidèles, comme Juanito Cónsul, José Dalp et Pepe Córdoba. Si nous armons le peuple…

— Accepte enfin la vérité, tête de mule : on nous a laissés seuls, tu comprends ?… Nous avons perdu. Il n’y a rien à faire.

— Mais les gens se battent dans Madrid.

— Ça ne peut pas durer. Sans les militaires, leur compte est bon. Et personne ne sortira des casernes.

— Donnons l’exemple, et nous serons suivis.

— Ne dis pas de bêtises, mon vieux.

Laissant Velarde ruminer ses arguments inutiles, Daoiz va dans la cour et se met à se promener seul, tête nue, mains croisées dans le dos sur les pans de sa veste, conscient d’être la cible de tous les regards. En dehors du parc, de l’autre côté de la porte fermée, sous l’arc de briques et de fer, la foule continue de crier : « Mort à la France et vive l’Espagne, le roi Ferdinand et les artilleurs ! » Au-dessus des vociférations résonne, amorti par la distance, le crépitement de la fusillade. Chacun de ces cris et de ces détonations déchire le cœur de Luis Daoiz, qui vit le moment le plus amer de son existence.

Tandis que le capitaine Daoiz se débat avec sa conscience dans la cour du parc de Monteleón, au sud de la ville, à l’extrême opposé, Joaquín Fernández de Córdoba, marquis de Malpica, et ses volontaires civils sentent leur gorge devenir soudainement sèche en voyant apparaître la cavalerie française qui monte vers la porte de Tolède. Plus tard, quand on fera le bilan de cette journée, on saura que cette force impériale, qui vient de ses cantonnements de Carabanchel sous le commandement du général de brigade Rigaud, compte deux régiments de cuirassiers : neuf cent vingt-six cavaliers qui, pour l’heure, remontent la côte au trot, entre les rangées d’arbres qui descendent jusqu’au Manzanares, avec l’intention de se diriger, par la rue Toledo, vers la place de la Cebada et la Plaza Mayor.

— Mon Dieu, ayez pitié ! murmure le domestique Olmos.

Sans guère d’espoir, le marquis de Malpica examine les environs. Autour de l’accès à la porte de Tolède, par où les Français doivent forcément passer pour entrer dans la ville, sont postés quatre cents habitants des quartiers de San Francisco et de Lavapiés. C’est peu de dire que, parmi eux, abondent les types populaires – vestes courtes brunes, foulards à franges blanches et noires, pantalons délacés laissant les jambes à l’air : ce sont pour la plupart des gens du peuple, hommes de basse condition, ruffians à la navaja facile et femmes des rues mal famées voisines, même si ne manquent pas non plus des habitants honorables de la Paloma et des maisons proches, bouchers et corroyeurs du Rastro, domestiques, hommes et femmes, des auberges et tavernes de cette partie de la ville. En dépit de ses efforts pour installer, en militaire, une défense cohérente, et après de nombreuses discussions et altercations peu amènes, le marquis de Malpica n’a pas pu les empêcher de s’organiser eux-mêmes, par bandes et par affinités, de sorte que chacun prend les dispositions qu’il juge appropriées : certains barrent la rue avec des chariots, des poutres, des sacs de terre et des briques d’un chantier voisin, et attendent derrière en faisant confiance à leurs navajas, couteaux, machettes, piques, broches à rôtir ou faucilles. D’autres, ceux qui ont des fusils, des carabines ou des pistolets, sont allés se poster dans l’hôpital San Lorenzo et aux balcons, fenêtres et terrasses qui dominent la porte de Tolède et la rue : là, des femmes préparent des chaudrons d’huile et d’eau bouillantes. Le marquis de Malpica qui, par son grade de capitaine de réserve du régiment de Málaga, est le seul à posséder une véritable expérience militaire parvient tout juste à faire appliquer quelques conseils tactiques. Il sait que les cavaliers français finiront par enfoncer la fragile barricade, aussi a-t-il placé un peu en retrait, échelonnés à l’abri d’arcades proches du coin de la rue de Los Cojos, des gens qui obéissent à ses ordres : une trentaine, incluant ses domestiques et le parti levé dans la rue de l’Almudena, la femme à la hache, le commis de boutique, et quelques autres qui se sont unis à eux en chemin. Leur mission, a-t-il expliqué, sera d’attaquer sur leur flanc les cavaliers ennemis qui passeront la barricade. Et, à ceux qui ont des fusils de guerre – le dragon de Lusitanie, les quatre déserteurs des Gardes wallonnes, le valet Olmos et le concierge des Conseils –, il recommande de tirer de préférence sur les officiers, porte-drapeaux et trompettes. Et, en tout cas, sur ceux qui chevauchent en tête, donnent des ordres ou agitent beaucoup les mains.

— Et s’ils nous dispersent, courez pour vous reformer plus loin, en reculant peu à peu vers la place de la Cebada… Si nous devons battre en retraite, rendez-vous là-bas.

Un des volontaires, le valet d’écurie du Palais qui porte un fusil de chasse, sourit avec confiance. Pour le peuple espagnol, habitué à l’obéissance aveugle à la Religion et à la Monarchie, un titre nobiliaire, une soutane ou un uniforme sont l’unique référence possible dans les moments de crise. Cela deviendra vite patent, dans la composition des commandements de ceux qui feront la guerre aux Français.

— Monsieur pense-t-il que nos militaires vont venir ?

— Bien sûr que oui, ment l’aristocrate, qui ne se fait pas d’illusions. Vous verrez… L’important est de tenir aussi longtemps que possible.

— Comptez sur nous, monsieur le marquis.

— Eh bien, allons-y : chacun à son poste, et que Dieu nous aide.

— Amen.

De l’autre côté de la porte de Tolède, le soleil fait briller de façon impressionnante les cuirasses, les casques et les sabres. Les cris et les vivats par lesquels on s’encourageait un moment plus tôt ont complètement cessé. Les bouches sont désormais muettes, grandes ouvertes ; et tous les yeux, exorbités, sont rivés sur la brigade de cavalerie dont la masse compacte approche. Agenouillé derrière le pilier d’une arcade, une carabine à la main, deux pistolets chargés et une machette à la ceinture, le chapeau rabattu sur le front pour ne pas être ébloui par le soleil, le marquis de Malpica pense à sa femme et à ses enfants. Puis il se signe. Bien que ce soit un homme pieux qui ne cache pas ses dévotions, il tente de faire en sorte qu’on ne le remarque pas ; mais le geste n’est pas passé inaperçu. Son valet Olmos l’imite, et, à sa suite, tous ceux qui se trouvent à proximité.

— Les voilà ! s’écrie quelqu’un.

Un instant, le marquis quitte des yeux la porte de Tolède. Il vient de comprendre la cause d’une étrange vibration qu’il sent sous le genou posé en terre : c’est le sol qui tremble sous les fers des chevaux qui arrivent.

À midi, le centre de Madrid est le théâtre d’un combat continu et confus. L’espace compris entre le départ de la rue d’Alcalá et le cours San Jerónimo, l’hôtel des Postes, San Felipe et la Calle Mayor jusqu’aux guichets de Roperos, est jonché de cadavres des deux bords : Français égorgés et Madrilènes qui gisent au sol ou sont retirés en laissant des traînées de sang, parmi les hennissements des chevaux à l’agonie. Et la lutte se poursuit, impitoyable d’un côté et de l’autre. Les quelques fusils de guerre ou de chasse changent de main quand leurs propriétaires meurent, ramassés par d’autres qui attendent que quelqu’un tombe pour prendre son arme. Les groupes dispersés à la Puerta del Sol se reforment après chaque charge de cavalerie et, surgissant des terrasses et des arcades, du cloître du Buen Suceso, de la Victoria, de San Felipe et des rues adjacentes, se jettent de nouveau à découvert, navajas contre sabres, escopettes contre canons, tant sur les dragons et les mamelouks qui continuent d’arriver de San Jerónimo et font volte-face par la rue d’Alcalá, que sur les soldats de la Garde impériale commandés par le colonel Friederichs, qui avancent depuis le Palais par la Calle Mayor et la rue Arenal en balayant les rues de leur mousqueterie et du feu des pièces de campagne mises en batterie à chaque carrefour. Un des premiers blessés par ces décharges est le jeune León Ortega y Villa, l’élève de Francisco de Goya, qui, pendant un moment, coupe les jarrets des chevaux français. Et près des Conseils, après s’être replié avec ses paroissiens de Fuencarral devant une charge de lanciers polonais, le prêtre don Ignacio Pérez Hernández reçoit une volée de mitraille, fait quelques pas vacillants et s’écroule. Malgré le feu nourri de l’ennemi, ses compagnons réussissent à le tirer de là, bien que gravement atteint, et à le mettre à couvert. Transporté plus tard, après beaucoup de péripéties, à l’Hôpital général, don Ignacio s’en sortira.

Dans toute la ville se succèdent des combats qui, parfois, se font individuels. Par exemple, celui que livre, tout seul, en face de la résidence de la duchesse d’Osuna, le marchand de charbon Fernando Girón : à un croisement de rues, il tombe sur un dragon français, le désarçonne d’un coup de gourdin et, après l’avoir frappé à mort, s’empare de son sabre avec lequel il affronte un peloton de grenadiers qui le tuent en le perçant de leurs baïonnettes. Un Majorquin nommé Cristóbal Oliver, ancien soldat des dragons du Roi au service du baron de Benifayó, sort de l’hôtellerie de la rue Peligros où ils logent tous deux et, avec l’épée de cérémonie de son maître pour seule arme, assaille tout Français qui passe à sa portée, en tue un et en blesse deux : il casse sur le dernier la lame de son épée, dont seule la poignée lui reste dans la main, et rentre tranquillement dans son hôtellerie. Les relations des combats enregistreront plus tard dans le détail les faits et gestes de quantités d’anonymes des deux sexes, comme cet homme embusqué au coin de la rue de l’Olivo que les habitants de la rue du Carmen voient de leurs fenêtres, en habit de chasse, guêtres de cuir et cartouchière garnie, tirer l’un après l’autre dix-neuf coups sur les Français jusqu’à ce que, ses munitions épuisées, il jette son fusil, sorte son couteau de chasse et se défende, dos au mur, avant d’être abattu. On n’a jamais su non plus le nom du postillon – connu seulement comme « l’Aragonais » – qui, au coin de la rue de la Ternera, tire avec une escopette chargée de clous de tapissier, à bout portant, sur tout Français qui passe dans la rue. Ni les noms des quatre habitants des bas quartiers qui se battent avec leurs navajas contre des Polonais dans la rue de la Bola. Ni celui de la femme encore jeune qui, à Puerta Cerrada, fait tomber de son cheval à coups de pierres un éclaireur en criant « Rends-toi, chien ! », avant de l’égorger avec son propre sabre. De même, on ne connaîtra jamais le nom du grenadier de la Marine désarmé – déserteur de la caserne ou du détachement de l’enseigne de frégate Esquivel – qui, dans la rue Postas, met à l’abri un groupe de femmes et d’enfants pourchassés par les Français, puis, tombant sur un dragon démonté, l’étrangle à mains nues ; quoique, plus tard, dans la relation des pertes de la journée, figureront les noms de trois soldats qui portaient cet uniforme : Esteban Casales Riera, catalan, Antonio Durán, valencien, et Juan Antonio Cebrián Ruiz, de Murcie.

On gardera en revanche un souvenir précis des neuf maçons qui, au début des affrontements, travaillaient à la réfection de l’église de Santiago : le contremaître de soixante-six ans Miguel Castañeda Antelo, les frères Manuel et Fernando Madrid, Jacinto Candamo, Domingo Méndez, José Amador, Manuel Rubio, Antonio Zambrano et José Reyes Magro. Tous se battent dans la rue Luzón, pris entre la cavalerie française qui arrive par la Puerta del Sol et l’infanterie qui avance par la Calle Mayor et la rue Arenal. Une demi-heure plus tôt, en voyant passer sous leurs échafaudages un peloton de Polonais qui donnait la chasse à des habitants en fuite, les maçons ont attaqué les cavaliers en lançant sur eux tout ce qu’ils avaient sous la main, des tuiles jusqu’aux outils ; après quoi, ils sont descendus, torse nu, ont ouvert les couteaux qu’ils portaient tous et se sont jetés dans la bataille avec la rudesse naïve de leur métier. Maintenant, acculés, pris de tous côtés sous le tir des fusils, ils doivent battre en retraite pour se réfugier dans l’église. Le contremaître Castañeda vient de recevoir une balle dans le ventre qui lui fait plier les genoux et se recroqueviller sur la chaussée, d’où le relève le maçon Manuel Madrid. Soutenant son camarade, Madrid voit que l’église est encore loin et tente de se réfugier sur la place de la Villa ; la malchance veut qu’au passage d’un carrefour une décharge retentisse, des balles claquent contre les murs voisins : Madrid est indemne, mais le malheureux Castañeda a le bras brisé. Ils chutent tous les deux et, tandis que les balles continuent de siffler au-dessus de leurs têtes, Madrid traîne comme il peut son camarade en le tirant par son bras valide pour le mettre à couvert.

— Laisse-moi, mon vieux, murmure faiblement le contremaître. Je suis trop lourd… Laisse-moi et cours… Sauve-toi quand il est encore temps.

— Pas question ! Même si ces enfants de putains de mosiús me font la peau, je ne te lâcherai pas !

— Ça n’en vaut pas la peine… J’ai mon compte.

Un voisin du nom de Juan Corral, qui observe la scène depuis un porche, s’approche en se courbant et, saisissant le blessé par les pieds, aide à le mettre à l’abri. Et ainsi, portant Castañeda à travers la ville pleine de Français, s’aventurant dans des rues désertes et d’autres où l’ennemi tire de loin, Madrid et Corral parviennent à gagner son domicile de la rue Jésus y María où on lui prodigue les premiers soins. Transporté les jours suivants à l’Hôpital général, le contremaître vivra encore trois ans avant de mourir des suites de ses blessures.

Les autres maçons du chantier de Santiago connaissent un sort plus immédiat et plus tragique. Réfugiés dans l’église, ils se voient bientôt assaillis par un peloton de fusiliers qui veulent venger leurs camarades polonais. Jacinto Candamo tente de résister et poignarde un premier Français qui s’approche, après quoi il est massacré à coups de crosses et laissé pour mort avec sept blessures. Fernando Madrid, José Amador, Manuel Rubio, José Reyes, Antonio Zambrano et Domingo Méndez sont ligotés et emmenés sous les coups et les insultes. Tous les six feront partie des hommes exécutés le lendemain au petit matin sur la colline du Príncipe Pío.

— Vive l’Espagne ! Vive le roi ! Sus aux Français !

À la porte de Tolède, sous les jambes des chevaux et les sabres des cuirassiers français, la populace des bas quartiers de Madrid combat furieusement, avec la férocité d’individus qui n’ont rien à perdre, la haine insensée de ceux qui n’ont envie que de vengeance et de sang. Dès que les premiers cavaliers sont passés sous l’arc et se sont heurtés à la barricade, une foule d’hommes et de femmes a sauté sur eux, poitrine découverte, à coups de gourdins, de couteaux, de pierres, de piques, de ciseaux, d’aiguilles d’alfatiers et de tous les outils qui peuvent servir d’armes, tandis que des toits, des fenêtres et des balcons voisins éclatait un tir nourri de carabines et de fusils de chasse ou de guerre. Pris par surprise, les premiers cuirassiers rompent leur formation, se bousculent, sabrent leurs assaillants, essayent de reculer ou éperonnent leurs montures pour sauter les obstacles ; mais la meute des civils vociférant tranche les rênes, poignarde les chevaux, se hisse sur les croupes, désarçonne les cavaliers gênés par leurs casques et leurs cuirasses d’acier, et une fois ceux-ci à terre, glisse ses énormes navajas dans les jointures et les gorgerins.

— Pas de pitié !… Ne laissez pas un Français vivant !

La tuerie s’étend au-delà de la porte et de la barricade, à mesure que grossit le flot des cavaliers qui piétinent la foule et tentent de se frayer un passage vers la rue Toledo. Vient alors le tour des femmes postées aux fenêtres avec leurs chaudrons d’huile et d’eau bouillantes qui font se cabrer les chevaux et tomber les cavaliers brûlés, dont les hurlements cessent quand des bandes de civils se précipitent sur eux, les tuent et les mettent sauvagement en pièces. D’autres jettent des pots de fleurs, des bouteilles et des meubles. Les balles des tireurs – le dragon de Lusitanie et les Gardes wallonnes ont l’œil sûr – font des trous dans les casques et les cuirasses, et chaque fois qu’un Français pique des éperons et se lance au galop en direction de Puerta Cerrada, des voyous de bordel, des filles de taverne, d’honnêtes mères de famille et de bons bourgeois, se laissant piétiner par les sabots des chevaux et traîner par terre sans lâcher la selle ou la courte queue de l’animal, unissent leurs efforts pour faire tomber le cavalier, le frapper avec ce qu’ils ont en main, lui arracher sa cuirasse et l’étriper. María Delgado Ramírez, âgée de quarante ans, mariée, affronte un cavalier français avec une faucille et reçoit une balle qui lui brise le fémur droit. Une balle traverse la bouche de María Gómez Carrasco, et un coup de sabre tue Ana María Guttiérez, quarante-neuf ans, habitant La Ribera de Curtidores. Près d’elle est blessé Maríano Córdova, âgé de vingt ans, natif d’Arequipa au Pérou, un bagnard du pont de Toledo qui s’est échappé ce matin pour rejoindre les combattants. María Ramos y Ramos, une femme du peuple de vingt-six ans, célibataire, qui vit rue de l’Estudio, reçoit un coup de sabre qui lui fend une épaule au moment où, une broche à rôtir à la main, elle essaye de faire choir un cuirassier de son cheval. Près d’elle tombent l’aide-maçon Antonio González López – un traîne-misère, marié, deux enfants –, le charbonnier galicien Pedro Real González, José Meléndez Moteño et Manuel García, deux hommes du peuple domiciliés rue de la Paloma. La poissonnière Benita Sandoval Sánchez, vingt-huit ans, qui se bat au côté de son mari Juan Gómez, crie « cochons de gabachos ! », s’agrippe à un cheval et lui plante ses ciseaux à vider le poisson dans le col, faisant s’écrouler monture et cavalier ; et avant que le Français ne puisse se relever, elle le poignarde au visage et dans les yeux, se retournant ensuite contre d’autres qui arrivent. Près d’elle, couteaux à la main et couverts de sang français, luttent Miguel Cubas Saldaña, un charpentier de Lavapiés, et ses amis le blanchisseur Manuel de la Oliva et le vitrier Francisco López Silva. Un autre, le journalier Juan Patiño, se traîne au sol, les tripes à l’air, en essayant d’esquiver les jambes des chevaux.

— Résistez !… Pour l’Espagne et pour le roi Ferdinand !

Le marquis de Malpica, qui a déchargé sa carabine et ses deux pistolets, empoigne sa machette, quitte l’abri des arcades et se jette dans la mêlée, suivi de son serviteur Olmos et des gens de sa troupe ; mais après quelques pas, il vacille, épouvanté. Rien, dans son passé de militaire, ne l’avait préparé à un spectacle pareil. Des hommes et des femmes, le visage ouvert par les coups de sabres, se retirent de la bataille en titubant, les Français qui tombent crient et se débattent comme des bêtes à l’abattoir et sont égorgés, et de nombreux chevaux éventrés par les navajas errent sans cavalier en piétinant leurs entrailles. Un officier de cuirassiers qui a perdu son casque dans la confusion se fraye un chemin à coups de sabre en éperonnant sa monture, une lueur de démence dans les yeux. Le valet Olmos, la femme à la hache de boucher et Cubas Saldaña se jettent sous les jambes du cheval qui les traîne et les piétine, ce qui n’empêche pas Cubas de planter sa lame dans le ventre du Français. Le cavalier s’effondre, vacillant sur sa selle, et cela suffit pour qu’un des soldats des Gardes wallonnes – le Polonais Lorenz Leleka – l’envoie au sol d’un coup de baïonnette, avant de tomber lui-même, victime d’un coup de sabre sur la nuque. L’acier de la cuirasse du Français résonne en touchant terre, et Malpica, obéissant instinctivement à son sens de l’honneur militaire, lui met sa machette sous les yeux en lui demandant de se rendre. L’autre, hébété, comprend le geste plus qu’il n’entend ce qu’on lui dit, et fait signe que oui ; mais à cet instant la femme s’approche par-derrière, en boitant et couverte de sang, et, d’un coup de hache, fend le crâne du cuirassier jusqu’aux dents.

— Quand donc nos militaires vont-ils venir à notre secours, monsieur le marquis ?

— Ils ne tarderont plus, murmure Malpica, qui ne peut détacher son regard du Français.

De l’autre côté de la porte de Tolède, des trompettes sonnent, le fracas des chevaux au galop s’amplifie, et Malpica, qui reconnaît l’ordre de charger, jette un regard inquiet au-delà de la tuerie qui l’entoure. Une masse compacte d’acier étincelant, casques, cuirasses et sabres, s’écoule sous l’arc de la porte de Tolède. Il comprend alors que, jusqu’à présent, ils n’ont eu affaire qu’à l’avant-garde de la colonne française. La véritable attaque commence maintenant.

Ça ne peut pas durer, pense-t-il.

Le capitaine Luis Daoiz, immobile et songeur dans la cour du parc de Monteleón, entend les cris de la foule qui réclame des armes de l’autre côté de la porte. Il s’efforce d’éviter les regards que lui lancent Pedro Velarde, le lieutenant Arango et les officiers rassemblés à quelques pas de lui, près de l’entrée de la salle des drapeaux. Dans la dernière demi-heure, d’autres bandes sont arrivées devant le parc, et les nouvelles circulent comme une traînée de poudre. Il faudrait être sourd pour ignorer ce qui se passe, car le bruit des tirs s’étend dans toute la ville.

Daoiz sait qu’il n’y a rien à faire. Que le peuple qui se bat dans la rue est seul. Les casernes respecteront les ordres reçus, et nul militaire ne risquera sa carrière ni sa réputation sans instructions du Gouvernement ou des Français, selon la sympathie qu’il éprouve pour un camp ou pour l’autre. Avec Ferdinand VII à Bayonne et la Junte présidée par l’infant don Antonio en pleine confusion et sans autorité, la plupart de ceux qui ont quelque chose à perdre ne se prononceront pas avant de savoir qui sont les vainqueurs et qui sont les vaincus. Voilà pourquoi c’est sans espoir. Seul un soulèvement militaire entraînant toutes les garnisons espagnoles aurait eu des chances de succès ; mais tout a mal tourné, et ce ne sera pas la volonté de quelques-uns qui pourra redresser la situation. Même ouvrir les portes du parc aux gens qui réclament dehors, les armer contre les Français, ne changera pas le cours des événements. Cela ne fera qu’accroître la tuerie. Et puis il y a les ordres, la discipline et tout le reste.

Les ordres. D’un geste machinal, Daoiz tire de sous sa veste la feuille que lui a donnée le colonel Navarro Falcón avant qu’il ne quitte l’état-major de l’Artillerie, la déplie et la relit encore une fois :

Ne prendre à aucun moment d’initiative personnelle sans ordres supérieurs écrits, ni fraterniser avec le peuple, ni montrer la moindre hostilité contre les forces françaises.

Amer, l’artilleur se demande ce que font en ce moment le ministre de la Guerre, le capitaine général, le gouverneur militaire de Madrid, pour se justifier devant Murat. Il lui semble les entendre : la populace et ses basses passions, Votre Altesse. Des égarés, des analphabètes, des agitateurs anglais. Et cetera. Léchant les bottes du Français, malgré l’occupation, le roi prisonnier, le sang qui coule à flots. Du sang espagnol, versé avec ou sans raison – aujourd’hui, la raison est bien la grande absente –, tandis que l’on mitraille le peuple sans défense. Le souvenir de l’incident de la veille à l’auberge de Genieys assaille de nouveau Daoiz en lui causant une honte insupportable. Son honneur blessé le brûle. Ces officiers étrangers insolents, se moquant d’un peuple dans le malheur… Comme il se repent, maintenant, de ne pas s’être battu ! Et comme, à coup sûr, il continuera de s’en repentir demain !

Stupéfait, Daoiz regarde l’ordre à ses pieds. Il n’est pas conscient de l’avoir déchiré, mais la feuille est bien là, froissée, en mille morceaux. Puis, comme s’il s’éveillait d’un mauvais rêve, il observe autour de lui et remarque l’étonnement de Velarde et des autres, les expressions anxieuses des artilleurs et des soldats. Il se sent soudain libéré d’un poids écrasant, et il a presque envie de rire. Il ne se rappelle pas avoir été jamais aussi serein et lucide. Alors il se redresse, vérifie si veste et gilet sont bien boutonnés, tire son sabre du fourreau et le pointe vers la porte.

— Donnez les armes au peuple !… Battons-nous !… Est-ce que ce ne sont pas nos frères ?

Outre le prêtre de Fuencarral que ses paroissiens ont soustrait, blessé, au combat, un autre ecclésiastique se bat à proximité de la Puerta del Sol : il s’appelle don Francisco Gallego Dávila. Chapelain du couvent de l’Encarnación, il s’est jeté dans la rue dès la première heure de la matinée et, après avoir combattu sur l’esplanade du Palais et près du Buen Suceso, il fuit maintenant, fusil à la main, avec un groupe de civils, vers le bas de la rue de la Flor. L’écuyer des Écuries royales Rodrigo Pérez, qui le connaît, le trouve en train d’exhorter les citoyens à prendre les armes pour défendre Dieu, le roi et la patrie.

— Partez d’ici, don Francisco… Vous allez vous faire tuer, et ces choses-là ne font pas partie de votre ministère. Que diront vos bonnes sœurs !

— Il n’y a pas de bonnes sœurs qui tiennent ! Aujourd’hui, mon ministère, je l’exerce dans la rue. Alors joignez-vous à nous ou rentrez vous cacher !

— Je préfère retourner chez moi, si vous me permettez.

— Dans ce cas, que Dieu vous garde, et ne m’embêtez plus.

Impressionnés par sa tonsure, sa soutane et son air décidé, des fuyards se rassemblent autour du prêtre. Parmi eux, le courrier des Postes Pedro Linares, âgé de cinquante-deux ans, qui tient à la main une baïonnette française et porte à la ceinture un pistolet sans munitions, et le cordonnier Pedro Iglesias López, trente ans, habitant rue de l’Olivar, que l’on a vu une demi-heure plus tôt tuer, avec un sabre qui lui appartient, un soldat ennemi à l’angle de la rue Arenal.

— Retournons au combat ! clame le prêtre. Qu’il ne soit pas dit que les Espagnols sont des lâches !

Le groupe – six hommes et un jeune garçon munis de couteaux, de baïonnettes et de deux carabines prises sur des dragons ennemis – se dirige avec résolution vers la rue des Capellanes, où, près de la fontaine, à l’abri d’une borne, trois soldats tirent avec des fusils en se relayant pour les recharger et viser.

— Nos militaires sont là ! s’écrie don Francisco Gallego, tout joyeux.

L’illusion est de courte durée. Un de ces militaires est le sergent des Invalides Victor Morales Martín, cinquante-cinq ans, vétéran des dragons de María Luisa, qui a quitté de son propre chef, sans permission, sa caserne de la rue de la Ballesta avec quelques camarades qu’il a perdus de vue dans la mêlée. Les deux autres sont jeunes, ils portent la veste bleue à col de même couleur et revers rouges et, au chapeau, la cocarde rouge à croix blanche qui distingue les régiments suisses au service de l’Espagne. L’un d’eux ne tarde pas à confirmer, dans un espagnol aux rudes consonances germaniques, que lui et son camarade – qui est en fait son frère, car il s’agit des soldats Mathias et Mario Schleser, du canton d’Argovie – sont là sur leur initiative personnelle, leur régiment, le 6e suisse de Preux, ayant ordre de ne pas sortir dans la rue. Ils se rendaient à leur caserne quand ils se sont vus pris au milieu du tumulte ; ils ont alors désarmé des Français isolés qu’ils ont surpris en train de fuir, et, depuis, ils livrent leur propre guerre.

— Que Dieu vous bénisse, mes fils.

— Partez d’ici, monsieur le curé. Des Franzosen arrivent.

En effet. De la place du Celenque montent, avec beaucoup de précautions, deux dragons français à pied qui s’abritent derrière leurs chevaux, suivis par une petite troupe d’uniformes bleus. Dès qu’ils aperçoivent le rassemblement au coin de la rue, ils s’arrêtent et font feu. Les balles arrachent des éclats au plâtre des murs.

— D’ici, nous ne pouvons pas les atteindre !… crie le prêtre. En avant !

Et, immédiatement, malgré les efforts des militaires pour l’en empêcher, il se précipite en brandissant son fusil comme une massue, suivi aveuglément des civils. La nouvelle décharge française, serrée et bien ajustée, tue le sergent des Invalides Morales, blesse à mort le soldat Mathias Schleser – qui a fêté ses vingt-neuf ans deux jours plus tôt ; un ricochet blesse superficiellement son frère Mario, tandis que don Francisco Gallego, commotionné, est entraîné par les autres à la recherche d’un refuge. Les Français chargent alors à la baïonnette, et les survivants affolés courent vers le couvent des Descalzas en frappant aux portes qu’ils trouvent sur leur passage, sans qu’aucune s’ouvre. Le cordonnier Iglesias et le courrier des Postes Linares parviennent à s’échapper vers la place San Martín ; cependant le prêtre, qui boite parce qu’il s’est tordu la cheville, arrive à la porte du couvent. Là, il frappe avec la crosse de son fusil en demandant asile ; mais, à l’intérieur, personne ne répond, et les Français le rejoignent. Résigné à son sort, il se retourne en récitant son acte de contrition, prêt à rendre son âme à Dieu. Mais, en voyant la tonsure et la soutane, l’officier commandant le détachement, un vétéran à moustache grise, écarte le sabre qui va le percer sur place.

— Hérétiques, suppôts maudits de Lucifer ! leur crache don Francisco.

Les soldats se contentent de le rouer de coups de crosses et l’emmènent, mains liées, en direction du Palais.

Les fuyards de la place des Descalzas ne sont pas les seuls à courir. Un peu plus au sud de la ville, de l’autre côté de la Plaza Mayor, les survivants de la charge de la cavalerie lourde à la porte de Tolède se retirent comme ils peuvent en remontant vers le Rastro et la place de la Cebada. La mêlée a été si rude et la tuerie si monstrueuse que les Français ne font grâce à personne. Pour tirer sa révérence aux cuirassiers qui sabrent tout sur leur passage, le marquis de Malpica, épuisé, cherche refuge dans les rues voisines de la Cava Baja, tout en soutenant son serviteur Olmos qui, depuis qu’il s’est trouvé pris sous les jambes d’un cheval ennemi, pisse le sang comme un cochon égorgé.

— Où allons-nous maintenant, monsieur le marquis ?

— À la maison, Olmos.

— Et les gabachos ?

— Ne t’inquiète pas. Tu en as assez fait pour aujourd’hui. Et je crois que moi aussi.

Le valet regarde sa culotte, rouge de sang jusqu’aux genoux.

— Je suis en train de me vider par le bec de la gargoulette.

— Tiens bon !

Au coin des rues Toledo et de la Sierpe, le dragon de Lusitanie Manuel Ruiz García, qui bat en retraite avec les survivants des Gardes wallonnes Paul Monsak, Gregor Franzmann et Franz Weller – les trois étrangers et lui ne se connaissaient pas la veille, mais il leur semble avoir passé ensemble la moitié de leur vie –, s’arrête, très calme, pour recharger son fusil sous un porche, il l’épaule, vise soigneusement et abat d’une balle dans la poitrine un cavalier français qui montait la rue en galopant, sabre au clair.

— C’était ma dernière cartouche, dit-il à Weller.

Après quoi, tous les quatre se mettent à courir, courbés, en esquivant le feu de plusieurs Français qui progressent, démontés, sous les arcades. La raideur de la pente les fatigue. Ruiz García a proposé aux autres de se réfugier dans sa caserne, située sur la place de la Cebada. Ils se dépêchent, car les balles sifflent, et l’on entend déjà le trot de chevaux ennemis qui approchent. Au moment où Monsak, Franzmann et Weller arrivent au croisement de la rue des Velas, ce dernier s’aperçoit que le dragon n’est pas avec eux ; il se retourne et le voit qui gît sur le dos au milieu de la rue. Scheisse ! pense l’Alsacien. Merde, la malchance les poursuit. D’abord son camarade Leleka, et maintenant l’Espagnol. Il pense un instant l’aider, car le dragon n’est peut-être que blessé, mais les tirs redoublent et les cuirassiers sont tout près. Il reprend donc sa course.

Poursuivie par les cavaliers français, ses ciseaux de poissonnière à la main, Benita Sandoval Sánchez qui s’est battue jusqu’à la dernière minute à la porte de Tolède passe en courant près du corps du dragon Manuel Ruiz García. Dans le combat et la débandade qui a suivi, elle a perdu de vue son mari, Juan Gómez, et elle cherche maintenant à se sauver par la porte de Moros, afin de faire un grand détour et de rentrer chez elle, au 17 de la rue de la Paloma. Mais les chevaux des poursuivants vont plus vite qu’elle, gênée par la jupe qu’elle soulève de sa main libre pendant qu’elle essaye de leur échapper. En voyant que c’est impossible, elle entre dans la rue de l’Humilladero et se réfugie derrière une porte dont elle tire le loquet. Elle demeure ainsi immobile et dans le noir, le cœur au bord des lèvres, hors d’haleine, guettant les bruits du dehors, mais elle ne tarde pas à déchanter : le martèlement des sabots sur le pavé se tait, des voix furieuses résonnent en français, et une succession de coups ébranle la porte. Sans se faire d’illusions sur son sort – mourir ne serait pas le pire, pense-t-elle –, la femme se précipite comme une folle dans l’escalier, frappe à toutes les portes, en trouve une ouverte et se jette à l’intérieur, pendant que le portail grince et que les marches gémissent sous le poids des bottes et de l’acier. Il n’y a personne dans le logement : elle parcourt les chambres en demandant en vain de l’aide et ressort dans le couloir, où elle se trouve nez à nez avec plusieurs cuirassiers en train de tout casser.

— Viens là, salope !

La fenêtre la plus proche est trop éloignée pour qu’elle puisse se jeter dans la rue, et la femme n’a d’autre ressource que de balafrer d’un coup de ses ciseaux le visage du premier Français qui la touche. Puis elle recule et tente de se retrancher derrière les meubles. Exaspérés par sa résistance, les soldats impériaux la criblent de balles et la laissent pour morte dans une mare de sang. Malgré l’extrême gravité de ses blessures, elle est encore vivante quand, plus tard, les propriétaires de l’appartement la découvrent. Soignée in extremis à l’hôpital du Tiers Ordre, Benita Sandoval sera sauvée et sera, tout le reste de ses jours, respectée de ses voisins et célèbre parmi le petit peuple qui a livré le terrible combat de la porte de Tolède.

Avec les cuirassiers sur leurs talons, un autre groupe d’habitants fuit vers la butte du Rastro. Il y a là Miguel Cubas Saldaña, ses camarades Francisco López Silva et Manuel de la Oliva Ureña, le porteur d’eau de quinze ans José García Caballero, Vicenta Reluz et son fils de onze ans, Alfonso Esperanza Reluz, qui habitent rue Manguiteros. Tous, y compris le petit garçon, se sont battus à la porte de Tolède et tentent de se sauver ; mais un détachement de cavalerie qui monte de la rue Embajadores leur coupe la route et fond sur eux à coups de sabres. García Caballero tombe, frappé à la tête, Manuel de la Oliva est rattrapé au moment où il essaye de sauter un mur, et le reste s’échappe vers la place de la Cebada où se produisent encore des heurts entre Madrilènes dispersés et cavaliers. Là, Miguel Cubas Saldaña parvient à s’esquiver en se jetant dans San Isidro, mais Francisco López, rejoint par les Français, a la poitrine défoncée à coups de crosses. Sur les marches de l’église, au moment où il se retourne pour lancer une pierre, le petit Alfonso meurt sous les balles, et sa mère, qui tente de le protéger, est blessée.

Dans leur progression vers le centre de la ville, la cavalerie lourde qui vient de Carabanchel par la rue Toledo et l’infanterie qui monte de la Casa del Campo par la rue Segovia rencontreront cependant un autre nœud de résistance à Puerta Cerrada. Là, les Français sont accueillis par une fusillade tirée des fenêtres, des balcons et des terrasses, et par les attaques d’habitants qui les harcèlent depuis les rues voisines. Cela donne lieu à plusieurs charges impitoyables qui causent de nombreux morts, l’incendie de quelques maisons et l’explosion du dépôt de poudre de la place, dans lequel meurt le commis de boutique Maríano Panadero. Le cordonnier galicien Francisco Doce, domicilié rue Nuncio, tombe en combattant ; de même que José Guesuraga de Ayarza, originaire de Zornoza, Joaquín Rodríguez Ocaña – aide-maçon de trente ans, marié, trois enfants – et Francisco Planillas, de Crevillente, qui, blessé, a réussi à se retirer et à parvenir jusqu’aux abords de sa maison, dans la rue Tesoro, où il mourra d’une hémorragie sans être secouru. C’est aussi le sort de l’Asturien de Lianes Francisco Teresa, célibataire, dont la vieille mère est restée au pays : cet homme courageux, qui a fait la guerre du Roussillon et est domestique à la nouvelle auberge de la rue Segovia, tire au fusil par les fenêtres et tue un officier français. Quand ses munitions sont épuisées, les Français entrent dans la maison, le prennent, le battent sauvagement et le fusillent devant la porte.

L’avancée de l’armée impériale se complique, car même les grandes artères qui conduisent au centre ne sont pas sûres. Le capitaine Marcellin Marbot qui, après la première attaque à la Puerta del Sol, tente d’établir une liaison avec le général Rigaud et ses cuirassiers se voit obligé de s’arrêter et de mettre pied à terre sur la place de la Provincia en attendant qu’un corps d’infanterie dégage le chemin. Tirant la dure leçon des embuscades précédentes, les soldats avancent lentement, collés aux murs des maisons et s’abritant sous les porches, fusils pointés sur les fenêtres et les toits, et tirant sur tout habitant, homme, femme ou enfant, qui y apparaît.

— Peut-on passer sans problème ? demande Marbot au caporal d’infanterie qui lui fait enfin signe d’avancer.

— Passer, oui, répond le sous-officier avec indifférence, mais sans problème, je ne peux rien garantir.

Piquant des éperons avec son escorte de dragons, le jeune capitaine d’état-major part prudemment au trot. Il ne va cependant pas plus loin que la rue de la Lechuga, où il fait halte en voyant d’autres fusiliers accroupis derrière des voitures dont les chevaux sont morts dans les brancards. On lui dit qu’au-delà les coups de main des gens qui attaquent sporadiquement depuis les rues voisines et l’action des tireurs embusqués rendent toute avance impossible.

— Quand pourrai-je passer ?

— Je n’en sais fichtrement rien, répond le sergent qui a des anneaux d’or aux oreilles, une moustache grise et le visage noirci de poudre. Vous devrez attendre que nous ayons nettoyé la rue… Aller plus loin est dangereux.

Marbot regarde autour de lui. Trois soldats français qui portent des bandages ensanglantés sont assis contre un mur. Un quatrième gît sur le ventre, dans une flaque rouge sur laquelle bourdonne un nuage de mouches. À chaque coin de rue, il y a des cadavres que personne ne prend le risque d’aller chercher.

— Est-ce que nos cavaliers vont bientôt arriver ?

Le sergent se cure le nez. Il a l’air très fatigué.

— Si j’en crois les tirs et les cris qu’on entend, ils ne sont pas loin. Mais ils ont eu d’énormes pertes.

— Devant des femmes et des civils ? Mais c’est la cavalerie lourde, nom de Dieu !

— Ça n’empêche pas. Avec ces fous furieux, tout est possible. Et les tuer prend du temps.

Tandis que le capitaine Marbot s’efforce d’exécuter sa mission d’officier de liaison, des Madrilènes subissent les premières représailles organisées. En plus des exécutions immédiates, blessés achevés ou personnes sans défense tuées alors qu’elles ne faisaient que regarder les combats, les Français commencent à fusiller, sans autre formalité, tous ceux qu’ils prennent les armes à la main. Tel est le sort de Vicente Gómez Sánchez, âgé de trente ans, tourneur sur ivoire de son métier, capturé après une escarmouche devant San Gil, et fusillé dans le fossé de Leganitos. Et celui des jardiniers de la duchesse de Frías, Juan José Postigo et Juan Toribio Arjona, que les soldats impériaux font prisonniers après la tuerie du guichet de Recoletos. Tirés du jardin où ils se cachaient et amenés au-delà de la porte d’Alcalá, près de l’arène de taureaux, ils sont fusillés et achevés à coups de baïonnettes en compagnie des frères alfatiers Miguel et Diego Manso Martín, et du fils de ce dernier, Miguel.

Vers midi et demi, à l’exception des points de résistance que maintiennent les Madrilènes entre Puerta Cerrada, la Calle Mayor, la place Antón Martín et la Puerta del Sol, les colonnes qui convergent vers le centre avancent désormais sans trop de difficultés, en assurant leurs communications par les grandes artères. Tel est le cas de la rue Atocha, vers laquelle se sont rabattus de nombreux habitants qui se battaient sur la promenade du Prado. Certains rapportent les atrocités commises par les Français à la porte d’Alcalá et à l’octroi de Recoletos, où tous les agents ont été faits prisonniers, qu’ils se soient battus ou pas.

— Ils les ont tous emmenés, raconte quelqu’un : Ramirez de Arellano, Requena, Parra, Calvillo et les autres… Et aussi un jardinier du marquis de Perales qui a eu la malchance de se cacher avec eux. Les gabachos ont fait irruption, ils leur ont pris leurs armes et leurs chevaux et les ont fait descendre au Prado comme un troupeau de bétail… Et quand le brigadier don Nicolás Galet s’est présenté en uniforme pour réclamer ses gens, ils lui ont tiré une balle dans l’aine…

— Je connais Ramirez de Arellano. Sa femme est Manuela Franco, la sœur de Lucas. Ils ont deux enfants et elle est enceinte d’un troisième… Les pauvres !

— À ce qu’on dit, ils fusillent un tas de gens.

— Et ils vont encore en fusiller plus… Nous, par exemple, s’ils nous attrapent.

— Attention, ils reviennent !

Attaqués par un détachement de dragons qui arrive du Buen Retiro et par une colonne d’infanterie qui avance depuis la promenade des Délices, une douzaine de civils et quatre soldats sur les cinq qui ont quitté la caserne des Gardes espagnoles – le cinquième, Eugenio García Rodríguez, est mort devant la grille du Jardin botanique – se replient en tirant pour se réfugier dans les rues voisines. Commence ainsi une sordide bataille de coins de rues, de porches et d’arcades, dans laquelle les Espagnols finissent par se voir encerclés. C’est de cette manière qu’est capturé Domingo Braña Nalbín, agent du tabac des Douanes royales, au moment où il fuyait vers les murs de Jésus. Trois soldats des Gardes espagnoles qui sont avec lui parviennent à s’échapper de maison en maison, démolissant les cloisons et sautant sur les toits, tandis que le Sévillan Manuel Alonso Albis, dont l’uniforme attire l’attention des Français, est pris en écharpe par un tir qui lui déchiquette une joue ; il laisse son fusil pour dégainer son sabre et est de nouveau frappé à la poitrine par une balle qui l’abat juste sous le mur du fond de l’Hôpital général. Capturé peu après, le muletier Baltasar Ruiz sera fusillé sans tarder dans le fossé d’Atocha. Les autres, poursuivis par les soldats impériaux qui les pourchassent à la baïonnette et les mitraillent avec une pièce d’artillerie pointée pour prendre en enfilade la rue Atocha, se défendent désespérément à l’arme blanche et succombent l’un après l’autre. Celui qui arrive le plus loin est Juan Bautista Coronel, un musicien de cinquante ans né à San Juan du Panama, qui, en courant près de la place Antón Martín, reçoit un éclat de mitraille qui lui arrache une cuisse et l’éventre. D’autres membres de ce groupe, José Juan Bautista Monténégro, le Galicien de Mondoñedo Juan Fernández de Chao et le cordonnier de dix-neuf ans José Peña, acculés et sans munitions, lèvent les mains et se rendent aux Français. Ils seront tous trois fusillés dans l’après-midi sur la côte du Buen Retiro.

À l’Hôpital général, situé au coin de la rue Atocha et de la porte du même nom, où deux mille malades français ont pu éviter ce matin d’être massacrés par la populace, le garçon de salle Serapio Elvira, âgé de dix-neuf ans, vient d’arriver de la rue en amenant un camarade touché par une balle qui lui a fracturé deux côtes pendant qu’ils étaient tous les deux en train de ramasser des blessés sur la place Antón Martín. Laissant son compagnon aux mains d’un chirurgien, Elvira parcourt les couloirs bondés de blessés et de mourants en quête d’un autre garçon qui oserait sortir dans la rue. À ce moment, un infirmier monte en criant l’escalier principal :

— Les gabachos veulent fusiller les prisonniers des cuisines !

Serapio descend en courant, avec d’autres, et trouve en bas un sergent de l’armée impériale qui, avec un peloton de soldats, emmène le marmiton, les cuisiniers et les infirmiers qui, peu de temps auparavant, ont voulu égorger les Français de l’hôpital. Sans prendre le temps de réfléchir, Elvira s’empare d’un tranchoir et se jette sur le sous-officier qui tire son épée et le blesse au visage. Le jeune homme tombe, blessé, les autres soldats dégainent, et tous les cuisiniers – pour la plupart asturiens – se précipitent sur eux comme une meute, rejoints par plusieurs infirmiers de chirurgie qui accourent, alertés par le tumulte. Parmi les Espagnols, outre Serapio Elvira, Francisco de Labra, âgé de dix-neuf ans, est tué, et ses camarades Francisco Blanco Encalada, seize ans, Silvestre Fernández, trente-deux ans, et José Pereira Méndez, vingt-neuf ans, sont blessés, ainsi que le chirurgien José Quiroga, le blanchisseur Patricio Cosmea, le garçon de salle Antonio Amat et l’infirmier Alonso Pérez Blanco – qui mourra de ses blessures quelques jours plus tard. Mais, à eux tous, ils réussissent à faire reculer les Français, qu’ils accablent de coups et de blessures. Le marmiton Vicente Pérez del Valle, un robuste garçon de Cangas, empoigne une broche de rôtissoire et affronte le sous-officier, qui finit par lâcher son sabre et par prendre la fuite avec ses hommes, fort mal en point.

— Ordures de gabachos !N’y revenez pas !

Mais les Français reviennent, ivres de vengeance. Après avoir demandé de l’aide à l’étage du dessus, le sous-officier agressé – il a maintenant la tête bandée, et la colère l’aveugle – arrive avec un peloton de grenadiers, fait irruption dans les cuisines, baïonnette au canon, et indique tous ceux qui se sont distingués dans la bataille. Ils emmènent ainsi vers le fossé d’Atocha, pieds nus et en chemise, Pérez del Valle, un autre garçon de cuisine et cinq infirmiers de chirurgie. Dans une déclaration ultérieure sur les événements de la journée, un témoin oculaire, le juge Pedro la Hera, attestera qu’« aucun n’est revenu à l’hôpital et l’on n’a plus jamais rien su d’eux ».

Le capitaine Luis Daoiz s’inquiète de la défense du parc d’artillerie. La plupart des gens qui réclamaient des fusils, une fois les portes ouvertes et les armes prises, se sont dispersés dans la ville, prêts à se battre pour leur compte – beaucoup, peu familiers des armes à feu, n’ont emporté que des sabres et des baïonnettes. Daoiz, le capitaine Velarde et les autres officiers ont pu en retenir quelques-uns en les persuadant qu’ils seront plus utiles sur place. Une vive discussion a opposé dans la salle des drapeaux le froid orgueil de Daoiz et l’emportement passionné de Velarde, ce dernier se disant sûr que, dès que les autres casernes sauraient que Monteleón a décidé de se battre, les troupes espagnoles sortiraient dans la rue.

— À quoi cela servira-t-il de nous battre ? demandait un de leurs camarades, le capitaine d’artillerie José Córdoba. Nous sommes quatre pelés.

— Parce que en donnant l’exemple nous en encouragerons d’autres. – Telle a été la réponse optimiste de Velarde. – Aucun militaire qui tient à son honneur ne restera les bras croisés en nous laissant anéantir.

— Tu crois ça ?

— J’y engage ma vie. Ou plutôt la nôtre.

Daoiz le sceptique, toujours prudent et lucide, doute que les choses se passeront ainsi. Il connaît l’état d’apathie et de confusion qui règne dans l’armée, et aussi la lâcheté morale du haut commandement. Il sait parfaitement – il le savait déjà en prenant la décision de livrer les armes au peuple – qu’à l’heure du combat les occupants du parc se battront seuls. Pour l’honneur, un point c’est tout. De plus, peu d’endroits dans Madrid sont aussi mal adaptés à une défense efficace. Monteleón n’est pas une caserne mais une construction civile ou, pire, un conglomérat de plusieurs bâtiments, ancien palais des ducs de Monteleón cédé par Godoy à l’Artillerie : cinq cent mille pieds carrés impossibles à défendre, entourés d’une enceinte qui n’est même pas un mur, aussi haute que fragile, formant un rectangle qui longe les Rondas – les boulevards qui font le tour de la ville – dans sa partie arrière, suit la rue San Bernardo à l’ouest, les rues San Andrés à l’est et San José au sud. L’étendue de l’enceinte, entourée de maisons et de hauteurs qui la surplombent, sans autres positions pour observer l’extérieur que quelques fenêtres au troisième étage du bâtiment principal – celui-ci étant loin du mur de clôture, elles ne permettent de voir qu’un morceau de la rue San José –, fait que seules des sentinelles placées dans les maisons voisines ou dans la rue, à découvert, peuvent guetter d’éventuelles forces ennemies. De plus, à l’exception des Volontaires de l’État et de quelques artilleurs, les gens manquent de discipline et de formation militaire. Pour ne rien arranger, à en croire ce que vient de rapporter le sergent Rosendo de la Lastra, les canons ne disposent que de dix charges de poudre en cartouches, et de vingt autres que l’on prépare en toute hâte ; et si l’on est pourvu en abondance de balles de tous calibres, on n’a ni gargousses ni boîtes de mitraille. Ce tableau étant ce qu’il est, Daoiz sait qu’une victoire est impensable et que toute action ne peut viser qu’à retarder l’issue inéluctable. Dès que l’attaque française aura commencé, le temps que tiendra Monteleón dépendra du degré de désespoir de ses défenseurs.

— Pardon, mon capitaine, dit le lieutenant Arango. Les hommes sont répartis en escouades, selon vos ordres… Le capitaine Velarde s’occupe maintenant de leur assigner leurs postes.

— Ils sont combien ?

— Un peu plus de deux cents civils entre la rue et le parc, mais il y a encore quelques habitants qui nous rejoignent… Il faut ajouter les Volontaires de l’État, les artilleurs que nous avions ici et la demi-douzaine d’officiers qui sont venus en renfort.

— Donc environ trois cents, estime Daoiz.

— Oui… Peut-être un peu plus.

Arango, au garde-à-vous devant Daoiz, attend les instructions. Le capitaine observe son visage préoccupé par l’énormité de ce qui se prépare, et il en éprouve un peu de remords. Le jeune officier, étranger à la conspiration, n’est là que parce qu’il est venu prendre son service ce matin comme à l’ordinaire, et il souffre de ce que tout se soit organisé dans son dos. Le commandant du parc ne sait même pas ce qu’Arango pense de l’occupation française, ni des mesures prises, et il ignore ses opinions politiques. Il le voit remplir ses obligations, et c’est ce qui compte. De toute manière, conclut-il, le sort ou l’avenir de ce jeune homme importent peu. Il n’est pas le seul, aujourd’hui dans Madrid, à qui échappe le choix de son destin.

— Mettez en position devant la porte deux canons de huit livres et deux de quatre, lui ordonne Daoiz. Clairs, chargés et prêts à faire feu.

— Nous n’avons pas de mitraille, mon capitaine.

— Je sais. Faites-les charger à boulets. Envoyez du monde récolter des vieux clous, des balles de mousquet, ou tout ce qu’on trouvera… Même les pierres à fusil feront l’affaire, et nous en avons à revendre. Bourrez-en les boîtes, ça pourra toujours servir.

— À vos ordres.

Le capitaine observe les femmes qui sont dans la cour, mêlées aux militaires et aux civils. Ce sont pour la plupart des parentes de soldats ou de civils armés : mères, épouses et filles, voisines qui sont venues pour accompagner leurs hommes. Sous la direction du caporal artilleur José Montaño, certaines, qui ont apporté des draps, des courtepointes et des nappes, les déchirent et entassent dans la cour une pile de charpie et de bandes en perspective du moment où les hommes commenceront à tomber. D’autres ouvrent des caisses de munitions, mettent des paquets de cartouches dans des cabas et des paniers d’osier, et les portent aux hommes qui prennent position dans les quartiers du parc ou dans la rue.

— Autre chose, Arango. Essayez d’évacuer ces femmes avant que les Français n’arrivent… Ce n’est pas un endroit pour elles.

Le lieutenant pousse un profond soupir.

— J’ai déjà essayé, mon capitaine. Elles m’ont ri au nez.

Devant la porte du parc, et avec un entrain bien différent de celui de Daoiz, l’infatigable Pedro Velarde supervise la répartition des tireurs, suivi de ses ombres fidèles, les secrétaires Rojo et Almira. Sa présence et la force de conviction qui se dégage de lui à chaque pas encouragent militaires et civils qui le secondent aveuglément, prêts à le suivre jusqu’en enfer, s’il le faut. Le capitaine d’état-major est de ces rares chefs – il le démontre aujourd’hui avec brio – qui sont capables de galvaniser les hommes sous leurs ordres. Il peut même apprendre par cœur, sur-le-champ, les noms de tous ses subordonnés et s’adresser à eux, y compris aux civils les plus maladroits et les plus novices, comme s’ils avaient combattu ensemble toute leur vie.

— Nous allons écraser les Français ! répète-t-il de groupe en groupe en se frottant les mains. Ces mosiús ne savent pas ce qui les attend !

Partout ses paroles réconfortent les hommes, qui se font un point d’honneur d’obéir à ses ordres. Ainsi, ces civils désorientés, stimulés par l’attitude résolue du capitaine, ces humbles habitants, les bandes anarchiques composées d’individus presque tous modestes, boutiquiers, artisans, taillandiers, domestiques, valets et voisins, empoignent un fusil pour la première fois de leur vie – certains ont senti leur courage fléchir quand ils ont vu sortir, une fois armés, la plus grande partie de ceux qui les avaient accompagnés jusque-là –, prennent conscience qu’ils forment une troupe unie, s’organisent et se soutiennent les uns les autres, écoutent les instructions et accourent sans rechigner là où l’on exige leur présence.

— Il faut accoler ces échafaudages au mur du parc, près de la porte, pour que nos hommes puissent y monter et tirer par-dessus… Qu’en pensez-vous, Goicoechea ?

— Il n’y aura de la place que pour quatre ou cinq.

— Quatre ou cinq fusils ici, c’est déjà énorme.

— À vos ordres.

En accord avec le capitaine des Volontaires de l’État, Velarde a divisé en deux groupes les soldats amenés de la caserne de Mejorada, en les renforçant avec des contingents de civils. Quinze des trente-trois fusiliers, sous le commandement du lieutenant José Ontoria et du sous-lieutenant Tomas Bruguera, gardent la partie arrière de l’enceinte – les cuisines, les ateliers et les quartiers contigus à la rue San Bernardo et à la Ronda. Le reste, qui sera sous la responsabilité de Goicoechea et de son subordonné Francisco Álvero quand le combat commencera, occupe les quelques fenêtres de la façade principale, l’entrée du parc et la rue San José, avec les hommes de la bande recrutée par le terrassier Francisco Mata. Les autres civils sont laissés par Velarde sous le commandement de ceux qui les ont amenés, mais surveillés par les capitaines Cónsul, Córdoba, Rovira et Dalp. Il les poste près du mur de clôture et dans les maisons particulières situées de l’autre côté de la rue, à l’abri des porches et des entrées, ou retranchés derrière des meubles, des sacs, des matelas et tout ce qu’entassent les voisins. Il détache également des postes avancés de civils au coin de la rue San Bernardo, dans la rue San Pedro qui prend son départ juste à côté du couvent de Las Maravillas – l’édifice des carmélites fait face à la porte principale du parc – et au coin de la rue Fuencarral, avec pour consigne de prévenir dès que l’ennemi arrivera. Ce dernier poste est assigné par Velarde au groupe de l’étudiant asturien José Gutiérrez qu’accompagnent, entre autres, le perruquier Martín de Larrea et son garçon coiffeur Felipe Barrio. Leur consigne est de donner l’alerte, de se replier et d’entrer dans les maisons voisines pour se battre là.

— Surtout, que personne ne tire sans en recevoir l’ordre. Dès que vous apercevrez l’ennemi, vous vous retirerez avec beaucoup de prudence et vous viendrez nous en aviser. Mieux vaut les prendre par surprise… C’est clair ?

— Tout à fait clair, mon capitaine. Voir, se taire et revenir le dire.

— Exactement. Maintenant, filez ! Et vive l’Espagne !

— Et nous, monsieur le capitaine, qu’est-ce qu’on fait ?

Velarde se tourne vers un autre groupe qui attend des instructions : c’est celui de José Fernández Villamil, l’hôtelier de la place Matute, dont les hommes – José Muñiz Cueto et son frère Miguel, d’autres valets de l’hôtellerie, quelques habitants du quartier et le mendiant de la place Antón Martín – sont arrivés armés par leurs propres moyens, après s’être emparés des fusils du dépôt des Invalides de l’Hôtel de Ville. L’hôtelier et les siens font partie des quelques civils présents dans le parc qui ont déjà respiré l’odeur de la poudre, en se battant dans différents endroits de la ville. Cette expérience leur donne de l’assurance. Fernández Villamil conte même au capitaine d’artillerie que son valet José Muñiz a abattu un officier français d’un coup de fusil. En entendant cela, Velarde approuve et félicite Muñiz. Il sait ce que signifie l’éloge venant d’un supérieur, surtout adressé par un militaire à un civil et en de telles circonstances. Avec ce qui se prépare…

— Dites-moi… Vous sentez-vous capables de tenir la rue à découvert ?

— Attendez, et vous verrez, crâne l’hôtelier.

— Vous nous offensez ! renchérit un autre.

Velarde a un sourire approbateur et s’efforce d’avoir l’air impressionné. Il connaît son affaire.

— Dans ce cas, je vais vous confier une mission capitale… Pour le moment, allez vous embusquer en face, dans le verger de Las Maravillas, en vous abstenant de tirer avant que le feu ne devienne vraiment sérieux. Nous avons l’intention de sortir ensuite les canons dans la rue, et il faudra des hommes pour nous couvrir. Quand l’instant sera venu, vous quitterez le verger et vous vous mettrez à plat ventre sur la chaussée : les uns viseront la rue Fuencarral et les autres la rue San Bernardo… Comme ça, vous empêcherez les tireurs français d’approcher et de prendre nos artilleurs sous leur feu.

— Et pourquoi on sort pas les canons tout de suite ? demande, avec beaucoup d’aplomb, le mendiant de la place Antón Martín.

Les secrétaires Rojo et Almira, qui ne quittent toujours pas Velarde d’une semelle, observent le mendiant d’un air réprobateur : nez rouge d’ivrogne, culottes sales et vieux gilet sur une chemise raide de crasse. Les doigts qui serrent le fusil luisant ont des ongles cassés et noirs. Mais Velarde sourit avec naturel. En fin de compte, c’est quand même un homme. Un fusil, une baïonnette et deux mains. Ce matin, on n’en a pas de trop.

— Il est encore tôt pour prendre ce risque sans savoir par où viendra l’attaque, répond Velarde, patient. Nous les sortirons quand nous saurons exactement dans quelle direction les pointer.

Fernández Villamil et ses hommes regardent l’artilleur, éperdus d’enthousiasme. Tous montrent une confiance aveugle.

— D’autres militaires vont venir, monsieur le capitaine ?

— Naturellement, rétorque Velarde, impassible. Dès que les tirs commenceront… Vous imaginez qu’ils vont nous laisser combattre seuls ?

— Non, bien sûr !… Comptez sur nous, monsieur le capitaine !… Vive le roi Ferdinand ! Vive l’Espagne !

— Longue vie au roi et à l’Espagne ! Et maintenant, à vos postes.

En les regardant s’égailler, bombant le torse comme une bande de gamins qui partent jouer à la guerre, Velarde se sent légèrement gêné. Il sait qu’il les envoie sur une position exposée. Il fait comme s’il ne voyait pas les regards que lui adressent les secrétaires Rojo et Almira – tous deux savent qu’il n’y a rien à espérer du côté de l’armée espagnole –, et il poursuit la répartition des hommes telle qu’elle a été convenue avec Luis Daoiz.

— Voyons maintenant : qui commande ce groupe ?… C’est vous, Cosme, n’est-ce pas ?

— Oui, mon capitaine, répond le marchand de charbon Cosme de Mora, ravi que le militaire ait retenu son nom. Pour vous servir, vous et la patrie.

— Vous savez tous tenir un fusil ?

— Plus ou moins. Je suis chasseur.

— Ce n’est pas la même chose. Ces deux messieurs vont vous enseigner les rudiments.

Pendant que les secrétaires expliquent à Mora et à ses hommes comment mordre rapidement la cartouche, charger, bourrer, tirer et recharger, Velarde observe les hommes qu’il a sous les yeux. Certains ne sont pas encore des adultes. Le plus petit le contemple, impavide.

— Et ce gosse ?

— C’est notre frère, mon capitaine, dit un jeune homme, accompagné d’un autre qui lui ressemble de façon frappante. Il n’y a pas moyen de le convaincre de rentrer à la maison… On lui a même tapé dessus, mais c’est inutile.

— Ça sera dangereux pour lui. Et votre mère va mourir d’inquiétude.

— Mais qu’est-ce que vous voulez qu’on fasse ? Il refuse de s’en aller.

— Comment s’appelle-t-il ?

— Pepillo Amador.

Velarde décide d’oublier l’enfant, des tâches plus urgentes l’attendent. Ce parti-là est le plus nombreux, et les visages trahissent des sentiments divers : inquiétude, décision, trouble, angoisse, espoir, courage… Ils affichent, eux aussi, leur adhésion naïve au capitaine qu’ils ont devant eux, ou plutôt à son grade et à son uniforme. Le mot « capitaine » sonne bien, il inspire une confiance élémentaire à ces volontaires valeureux, simples, orphelins de leur roi et de leur gouvernement, disposés à suivre celui qui les guidera. Tous ont laissé famille, maison et travail, pour oser venir au parc poussés par la colère, le sens de l’honneur, le patriotisme, le courage, la haine de l’arrogance française. D’ici peu, pense Velarde, beaucoup seront peut-être morts. Et lui-même aussi, avec eux. Cette pensée le rend songeur, silencieux, puis il s’aperçoit que tous le regardent, en attendant la suite. Alors il se redresse et hausse le ton :

— Quant au maniement de la baïonnette et de l’arme blanche, je suis sûr que des hommes comme vous n’ont besoin de personne pour le leur enseigner.

Ce fier propos atteint son but. Les visages se détendent, il y a quelques éclats de rire et des tapes dans le dos. Plusieurs fanfaronnent en tâtant le manche de corne qui dépasse de leur large ceinture : pour ce qui est des baïonnettes ou des navajas, on n’a qu’à interroger les gabachos.

— Ce que cette arme a de bon, achève Velarde en portant à son tour la main à la poignée de son sabre, c’est qu’elle ne manque jamais de munitions, pas besoin de brûler de la poudre… Et aucun Français ne sait s’en servir comme les Espagnols !

— Non, aucun ! !

C’est une ovation qui lui répond. Et ainsi, après avoir fait monter encore d’un degré leur enthousiasme – le capitaine sait que, comme la peur, le courage est contagieux –, il envoie le marchand de charbon et – ses hommes garnir les barricades, les trottoirs et les balcons des maisons contiguës au jardin et au verger de Las Maravillas, avec ordre de balayer, quand la bataille commencera, la plus large étendue possible du départ de la rue San José jusqu’au carrefour de la rue San Bernardo.

— Comment voyez-vous les choses, mon capitaine ? demande à voix basse le secrétaire Almira, qui hoche la tête d’un air dubitatif.

Velarde hausse les épaules. L’important, c’est l’exemple. Il peut parfois réveiller les consciences et favoriser un miracle. Malgré le pessimisme de Daoiz, il continue de croire que si Monteleón résiste, les troupes espagnoles ne resteront pas les bras croisés. Tôt ou tard, elles finiront par sortir de leurs casernes.

— Il faudra tenir bon avec ce qu’on a, répond-il.

— Oui, mais… combien de temps ?

— Aussi longtemps que nous pourrons.

Pendant qu’ils discutent discrètement, le capitaine et le secrétaire regardent partir les volontaires. Avec ce groupe s’en vont au total quinze hommes et jeunes garçons, le barbier Jerónimo Moraza, le charpentier Pedro Navarro, le portier de tribunal Félix Tordesillas, le marchand de vin de la rue Hortaleza José Rodríguez accompagné de son fils Rafael, et les frères Antonio et Manuel Amador suivis de près par Pepillo, leur cadet de onze ans qui traîne un lourd panier bourré de munitions.

Après avoir reçu un fusil et un paquet de cartouches, Francisco Huertas de Vallejo, un Ségovien de bonne famille âgé de dix-huit ans, va prendre le poste qui lui a été assigné : le balcon d’un premier étage situé devant le mur de clôture du parc d’artillerie. De là, il peut voir le carrefour de San Bernardo. Il a deux compagnons – un autre jeune homme, maigre et affublé de lunettes, également armé d’un fusil, qui, après lui avoir cérémonieusement serré la main, se présente : Vicente Gómez Pastrana, ouvrier typographe ; et le locataire ou propriétaire des lieux, un personnage d’un certain âge à favoris gris, qui porte des guêtres de chasseur, un fusil de chasse et deux cartouchières croisées sur la poitrine.

— C’est le meilleur endroit, commente le chasseur. Dès que les Français se présenteront au coin, nous les tiendrons en enfilade.

— Vous vous êtes bien équipé.

— J’allais partir ce matin pour Fuencarral avec mon chien. Et puis j’ai décidé de rester… C’est mieux que de tirer le lapin.

Le chasseur, qui se présente comme étant Francisco García – don Curro, précise-t-il, pour les amis et les camarades –, semble être un homme continuellement de bonne humeur et qui ne s’inquiète pas outre mesure du sort de ses biens personnels. Mais quand même, avec l’aide de Francisco Huertas et de l’ouvrier typographe, il repousse des meubles pour dégager les abords du balcon et installe deux matelas roulés contre la rambarde de fer, en manière de parapet, au cas, dit-il, où une balle perdue s’aviserait d’entrer. Puis il enlève quelques porcelaines et une image du Christ qui était au-dessus d’un buffet, et met le tout à l’abri dans la chambre à coucher. Cela fait, il jette un regard satisfait autour de lui et adresse un clin d’œil à ses compagnons.

— J’ai envoyé ma femme chez sa sœur. Elle ne voulait pas, mais j’ai réussi à la convaincre. J’espère qu’il n’y aura pas trop de casse… Elle serait capable d’en avoir une attaque.

Installés au balcon, les trois hommes observent les allées et venues des civils armés qui se dispersent dans le verger de Las Maravillas ou se tapissent le long du mur, de l’autre côté de la rue. On entend crier, courir, donner des ordres contradictoires, mais tous conservent une certaine discipline. Les uniformes blancs des Volontaires de l’État sont visibles aux fenêtres du seul bâtiment du parc qui se trouve près de la rue, et l’uniforme turquoise des artilleurs se découpe à la porte. Francisco Huertas observe le capitaine à la veste verte qui donne des ordres à l’entrée. Il ignore son nom, mais militaires et civils lui obéissent au doigt et à l’œil. Cela inspire confiance au jeune Ségovien, qui est parti ce matin de la maison de son oncle don Francisco Lorrio – le neveu est à Madrid pour postuler à un emploi de l’État grâce aux bonnes relations de sa famille – sans autre intention que d’observer l’agitation, mais il n’a pu se soustraire à l’enthousiasme populaire. Quand les portes du parc se sont ouvertes et que les gens sont entrés pour prendre des fusils, il a trouvé honteux de rester dehors en se contentant d’être spectateur. Il les a donc suivis, et il n’a pas eu le temps de dire « ouf ! » qu’il avait déjà un fusil bien astiqué dans les mains et une provision de cartouches dans les poches.

— Nous allons boire un petit coup en attendant, vu qu’une chose n’empêche pas l’autre… Ça vous dit ?

Don Curro est apparu avec une bouteille d’anis doux, trois verres et trois havanes. Francisco boit une gorgée et se sent ragaillardi.

— Ça serait bien, dit l’ouvrier typographe, de descendre quelques gabachos.

— Buvons à la réalisation de votre vœu, dit le maître de maison en versant une deuxième tournée. Et aussi à la santé du roi Ferdinand.

On entend du bruit dans la rue. Francisco, cigare aux lèvres, mais pas allumé – il n’a pas tellement envie de fumer en ce moment –, vide son anis et va au balcon, fusil à la main. Les gens sont à plat ventre et, près du carrefour, certains ont épaulé leurs fusils. D’autres courent vers le couvent de Las Maravillas. Le capitaine à la veste verte a disparu dans le parc dont les portes se ferment lentement, ce qui produit chez le jeune homme un étrange sentiment de désarroi. Il regarde les fenêtres du bâtiment et constate que les Volontaires de l’État se sont accroupis et que seuls sont encore visibles les points noirs formés par les canons de leurs armes.

— Murat nous invite à danser, messieurs, dit don Curro, qui souffle des ronds de fumée avec beaucoup de flegme.

Francisco Huertas remarque que l’ouvrier typographe a les mains qui tremblent pendant que, après avoir éteint son cigare, il vide la poudre dans le canon du fusil, introduit la balle avec le reste de la cartouche et bourre le tout avec la baguette. Avec un frisson glacial qui parcourt son épine dorsale, ses bras et ses aines, le jeune homme fait de même, puis s’agenouille auprès de ses deux compagnons derrière le parapet improvisé, la crosse collée à la joue. Ça sent le métal, le bois et la graisse.

Qu’est-ce que je fais ici ? s’interroge-t-il, soudain pris de panique.

D’un balcon voisin, quelqu’un crie que les Français arrivent.

Le seul parti de volontaires qui n’est pas encore arrivé au parc d’artillerie est celui de Blas Molina Soriano. Le serrurier a compris la leçon des scènes auxquelles il a assisté devant le Palais et est devenu d’une extrême prudence : il mène sa bande en silence et emprunte des détours pour éviter de tomber sur une force française qui les mettrait en pièces. C’est pourquoi, en faisant tout pour passer inaperçu, le groupe est allé de la rue Tudescos au cours San Pablo, de là à la place San Ildefonso, et après avoir suivi des ruelles, il débouche maintenant dans la rue San Vicente, pour gagner le haut de la rue Palma et le couvent de Las Maravillas. La proximité du parc Monteleón excite Molina et ses hommes, qui commencent à oublier la consigne et se répandent aux cris de « Vive l’Espagne ! » et « Mort aux Français ! ». Mais en tournant le coin des rues San Andrés et San Vicente, le serrurier lève la main et fait halte.

— Taisez-vous ! ordonne-t-il. Taisez-vous !

Les hommes se pressent près de lui, dos collé aux murs, et regardent le haut de la rue. Ils écoutent. Les cris ont cessé. Les visages sont mortellement sérieux. Comme Molina, chacun est attentif au bruit, reconnaissable entre tous, que l’on entend clairement, au-delà des maisons proches : un crépitement sinistre, sec, nourri et constant.

On se bat au parc de Monteleón.

5

Entre midi et une heure et demie, Madrid se trouve coupé en deux. De la promenade du Prado au Palais royal, les artères principales sont occupées par les troupes françaises ; la cavalerie les parcourt au galop dans les deux sens en chargeant sauvagement, renforcée par des canons qui tirent sur tout ce qui bouge, et par des détachements d’infanterie qui progressent de carrefour en carrefour. Mais, même si la machine de guerre napoléonienne s’impose peu à peu, son contrôle est loin d’être absolu. Les cuirassiers de la brigade Rigaud sont toujours à Puerta Cerrada, sans parvenir à se dégager. L’artillerie impériale qui balaye la Plaza Mayor, la place Santa Cruz et la place Antón Martín oblige les groupes de Madrilènes à se disperser dans les rues avoisinantes à chaque décharge, mais ils reviennent à l’attaque, tenaces, depuis les porches et les arcades. Sans espoir de victoire, une bonne partie des gens sensés, découragés ou terrifiés, s’enfuient ou tentent de rentrer chez eux. Mais il reste encore des Madrilènes qui s’acharnent à disputer, à coups de fusils ou de navajas, chaque entrée de maison et chaque coin de rue. Ceux qui se battent ainsi sont les désespérés qui n’ont plus la possibilité de s’échapper, ceux qui n’ont rien à perdre, ceux qui veulent venger des amis ou des parents, les gens des quartiers populaires, prêts à tout, et ceux qui, hors de toute raison, veulent seulement faire payer cher, œil pour œil et dent pour dent, les dévastations de cette journée.

— En avant ! On va les faire payer, ces gabachos !Ils ne s’en tireront pas comme ça !

Des deux côtés, le prix est terrible. Il y a des morts dans toutes les rues du centre, à chaque porche, à chaque carrefour. Le feu de l’artillerie, qui ne ménage pas la mitraille, a éliminé des balcons et des fenêtres presque tous les tireurs espagnols, et des décharges continuelles de fusiliers, chasseurs et grenadiers maintiennent déserts les étages supérieurs, les toits et les terrasses. Des femmes périssent ainsi, touchées au moment où, de chez elles, elles jetaient des pots de fleurs, des vases et des meubles sur les Français. Parmi elles figurent Ángela Villalpando, une Aragonaise de trente-six ans qui meurt dans la rue Fuencarral ; dans la rue Toledo, les habitantes Catalina Calderón, trente-sept ans, et María Antonia Monroy, quarante-huit ans ; dans la rue Soldado, Teresa Rodríguez Palacios, une femme du peuple de trente-huit ans ; et dans la rue Jacometrezo, la veuve Antonia Rodríguez Flórez. Pour sa part, le commerçant Marías Álvarez, qui canarde au fusil de chasse du haut d’un balcon de la rue Santa Ana, reçoit une balle dans la poitrine. Et, dans sa maison de la rue Toledo, au coin du couvent de la Concepción Jerónima, d’où elle lance des tuiles et des ustensiles de cuisine sur tous les Français qui passent, Segunda López del Postigo a la cuisse gauche traversée par une balle.

Pourtant, beaucoup de ceux qui meurent aujourd’hui, ou qui sont blessés aux fenêtres et aux balcons, n’ont rien à voir avec la bataille, atteints parce qu’ils ont voulu regarder ce qui se passait ou pendant qu’ils essayaient de se protéger des tirs. C’est ainsi que, rue de l’Espejo, une même balle, perdue ou intentionnelle, tue la jeune Catalina Casanova y Perrona – fille de l’alcade des Conseils de Castille don Tomas de Casanova – et son petit frère Joselito ; et, au coin des rues de la Rosa et Luzón, une autre décharge française ôte la vie, à la veille de ses noces, à Catalina Pajares de Carnicero, âgée de seize ans, et blesse la bonne de la maison Dionisia Arroyo. De nombreuses victimes pacifiques trouvent la mort de la même façon, comme Escolástica López Martínez, trente-six ans, originaire de Caracas ; l’aide-cuisinier José Pedrosa, trente ans, sur la place de la Cebada ; Josefa Dolz de Castellar, dans la rue Panaderos ; la veuve María Francesca de Partearroyo, sur la place du Cordon. Et bien d’autres encore, parmi lesquelles les petits Esteban Castarera, Marcelina Izquierdo, Clara Michel Cazervi et Luisa García Muñoz. Après avoir déposé cette dernière, âgée de sept ans, dans les bras de sa mère et d’un chirurgien, son père et l’aîné de ses frères, qui n’avaient pas participé jusque-là aux événements de la journée, prennent un vieux sabre de famille, un coutelas de chasseur et deux pistolets, et ils descendent dans la rue.

Les Français tirent dans le tas, sans sommation. Dans la rue Tesoro, un détachement de la Garde impériale et un canon placé au coin de la Bibliothèque royale font feu sur un groupe nombreux où se trouvent mélangés des fuyards des combats, des voisins et des curieux. Ils tuent Juan Antonio Álvarez, jardinier d’Aranjuez, et le septuagénaire napolitain Lorenzo Daniel, professeur d’italien des infants de la famille royale ; et ils blessent Domingo de Lama, porteur d’eau des cabinets de toilette de la reine María Luisa. Au moment où il veut secourir ce dernier qui rampe sur le pavé en laissant une traînée de sang, Pedro Blázquez, maître d’école, célibataire, est attaqué par un grenadier français qu’il doit affronter avec la seule arme qu’il portait dans sa poche, une lame à tailler les plumes. Poursuivi jusque dans une cour intérieure, Blázquez parvient à semer le grenadier et retourne aider Domingo de Lama, qu’il remet aux soins de voisins. Le maître d’école prend alors le chemin de sa maison, située rue Hortaleza, mais la malchance veut qu’en tournant le coin d’une rue il se trouve face à face avec une sentinelle française postée là, baïonnette au canon. Conscient que, s’il s’écarte, ce dernier lui tirera dessus, Blázquez se colle étroitement à lui, tente de lui planter sa lame dans la gorge et reçoit en retour un coup de baïonnette dans le flanc ; il parvient quand même à se dégager et à fuir par la rue Las Infantas, pour se réfugier chez une personne de sa connaissance, Teresa Miranda, célibataire, maîtresse dans une école de filles. Terrorisée par le tumulte, l’institutrice n’ouvre la porte qu’après s’être fait beaucoup prier et voit Blázquez devant elle, ensanglanté, son taille-plume encore à la main, avec un air qu’elle qualifiera plus tard, en en parlant à des amis, d’« homérique et viril ». En le faisant entrer, et pendant qu’il se met torse nu pour qu’elle panse sa blessure, la célibataire tombe éperdument amoureuse du maître d’école. Le temps des fiançailles dûment respecté et une fois les bans publiés, un an plus tard, Pedro Blázquez et Teresa Miranda se marieront en l’église de San Salvador.

Pendant que Teresa Miranda soigne le coup de baïonnette du maître d’école, dans le centre de la ville les combats se poursuivent. Les troupes impériales ont beau rester déployées dans les grandes avenues, ni les charges de cavalerie ni le feu nourri de l’infanterie ne réussissent à dégager définitivement la Puerta del Sol, où des groupes d’habitants continuent d’attaquer depuis le Buen Suceso et les rues voisines, sans que les énormes pertes et la violence de la riposte qu’ils subissent parviennent à les affaiblir. Même chose place Antón Martín, à Puerta Cerrada, dans la partie haute de la rue Toledo et sur la Plaza Mayor. Sur celle-ci, sous la voûte de la rue Nueva, les artilleurs français d’un canon de huit livres se voient assaillis par une cinquantaine d’hommes déguenillés, sales et hirsutes, qui se sont approchés par bonds, en petites bandes, et en s’abritant sous les porches et les arcades. Il s’agit des prisonniers libérés de la Prison royale proche, sur la place de la Province, qui, après avoir fait un détour, tombent sur les Français avec la sauvagerie propre à leur dure condition, armés de barres de fer, de couteaux et de toutes les armes qu’ils ont pu prendre en chemin. Attaqués de plusieurs côtés à la fois, les artilleurs sont taillés en pièces sans pitié près de leur canon, et dépouillés de leurs vêtements, fusils, sabres et baïonnettes. Après avoir consciencieusement détroussé les cadavres, sans oublier les dents en or, les attaquants, dûment conseillés par un Galicien dénommé Souto – qui affirme avoir servi à bord du vaisseau San Agustín à la bataille de Trafalgar –, retournent le canon et prennent en enfilade le débouché de la rue Nueva sur la porte de Guadalajara, pour tirer sur l’infanterie française qui progresse depuis les Conseils.

— De la mitraille !… Mettez de la mitraille, c’est ce qui fait le plus de dégâts !… Et refroidissez le canon avant, pour que la poudre ne s’enflamme pas !… C’est ça !… Et maintenant, le boutefeu !…

Encouragés par leur férocité, d’autres civils isolés ou en déroute grossissent la bande retranchée dans l’angle nord-ouest de la place. Aux prisonniers viennent ainsi s’ajouter, entre autres, les Asturiens Domingo Girón, âgé de trente-six ans, marié, charbonnier de la rue Bordadores, et Tomás Güervo Tejero, vingt et un ans, domestique de M. Laforest, ambassadeur de France. Et d’autres encore, qui accouraient par la rue Postas après une nouvelle charge française qui les avait dispersés : le Murcien Felipe García Sánchez, quarante-deux ans, invalide de la 3e compagnie, et son fils – cordonnier de son métier – Pablo Policarpo García Vélez, le boulanger Antonio Maseda, le bourrelier Manuel Remón Lázaro et Francisco Calderón, cinquante ans, mendiant attitré sur les marches de San Felipe.

— Dites donc, les amis, ils font quoi, les militaires ? Ils sortent pour nous aider, oui ou non ?

— S’ils sortent ?… Y a qu’à regarder. Ici, les seuls qui sont sortis, ce sont les gabachos !

— Pourtant, sur la place de la Cebada, je viens de croiser des Gardes wallonnes…

— Des déserteurs, sûrement… Et qui seront fusillés s’ils se font prendre ou quand ils rentreront à la caserne.

C’est finalement une force importante qui se rassemble dans cet angle de la Plaza Mayor et qui, même mal organisée et plus mal armée encore, impose le respect aux Français venant de la porte de Guadalajara et les oblige à se retirer sur les Conseils. Enhardis, des prisonniers s’aventurent sous les arcades et agressent les retardataires dans des combats confus à l’arme blanche, baïonnettes contre navajas, entre la rue de la Platería et la place San Miguel. Ce va-et-vient, qui dégage une partie de la Calle Mayor, permet de transporter des blessés dans la pharmacie de don Maríano Pérez Sandino, rue Santiago, que son propriétaire garde ouverte depuis le début des combats. Parmi ceux qui sont soignés là figure Manuel Calvo del Maestre, employé aux archives du ministère de la Guerre et vétéran de la campagne du Roussillon, dont une balle a arraché une joue. Peu de temps après arrivent le bourrelier Remón, qui a perdu tous les doigts d’une main, tranchés net par un sabre, et le valet de l’ambassade française Tomás Güervo, qui hurle de douleur en tenant ses tripes à deux mains. Comme le dit le prisonnier Francisco Xavier Cayón qui amène le blessé : il ressemble à un cheval de picador encorné par un taureau.

— Halte au feu ! Ne gaspillons pas les cartouches !

À plat ventre au coin des rues San José et San Bernardo, au bout du mur de clôture de Monteleón, les hommes du groupe de José Fernández Villamil chargent leurs fusils et tirent, rendus sourds par les détonations, les yeux irrités par la fumée de la poudre. Ils sont sortis du verger de Las Maravillas de leur propre initiative, avant le temps fixé, et tiraillent à l’aveuglette en gaspillant leurs munitions. Les Français qui arrivaient à proximité du parc – vingt hommes et un officier qui voulaient pénétrer dans l’enceinte – ont disparu depuis longtemps au bas de la rue, chassés par les tirs, à l’exception de deux corps immobiles qui gisent sur la chaussée, près du couvent, et d’un blessé qui rampe vers la fontaine de Matalobos. L’hôtelier de la place Matute finit par obtenir de ses hommes qu’ils cessent de tirer. Ils se relèvent, déconcertés. Dans la confusion de la première fusillade, ils sont tous sortis dans la rue en contrevenant aux ordres exprès du capitaine Velarde, qui étaient de rester cachés dans le verger du couvent. En réalité, l’escarmouche, dont le feu a été intense, n’a pas duré plus d’une minute ; mais les tirs se sont prolongés un moment, et sans objet, à cause de l’ardeur des volontaires que seuls les avertissements des soldats de la caserne ont empêchés de se lancer dans la rue San Bernardo à la poursuite des Français en fuite.

— Ils courent comme des lapins !

— Nos bons souvenirs à Napoléon, les mosiús !

— Les lâches !… On leur a flanqué la pâtée !

Les portes du parc s’entrouvrent et le capitaine Daoiz, visage fermé, sort et se dirige à grandes enjambées vers Fernández Villamil et ses gens. Il est tête nue et, malgré les épaulettes de sa veste bleue, le sabre et les hautes bottes, sa petite taille n’en imposerait guère, s’il n’y avait l’autorité qui se dégage de son air décidé et du regard furibond qu’il darde sur les civils.

— Ne vous avisez plus de désobéir à mes ordres !… Vous m’entendez ?… Ou vous vous soumettez à la discipline militaire, ou vous rentrez tous chez vous !

L’hôtelier proteste faiblement, approuvé par ses hommes. Ils voulaient juste aider, argumente-t-il.

— Les Français, le coupe Daoiz, le capitaine Goicoechea et ses Volontaires de l’État s’en sont chargés, et très bien. Ici, chacun a sa mission. La vôtre est de rester dans le verger, comme vous l’a dit le capitaine Velarde, jusqu’à ce que sortent les canons.

— Mais puisqu’on les a fait détaler ! Ils ne reviendront pas de sitôt !

— C’était seulement une patrouille perdue. Il en viendra d’autres, je vous en fiche mon billet. Et ça ne sera pas aussi facile de les faire fuir la prochaine fois… Il vous reste des munitions ?

— Un peu, monsieur l’officier.

— Eh bien, ne gâchez plus celles que vous avez. Aujourd’hui, chaque balle vaut une once d’or. Compris ?… Et maintenant, retournez immédiatement à vos postes.

— À vos ordres !

— C’est ça. On verra si c’est vrai. À mes ordres.

Du premier étage de la maison voisine, sur le balcon protégé par les matelas de don Curro García, le jeune Francisco Huertas de Vallejo assiste à la discussion entre l’artilleur et les hommes de Fernández Villamil. Assis par terre, adossé au mur et le fusil entre les jambes, il éprouve une étrange sensation d’euphorie. Pendant l’escarmouche, il a tiré deux des vingt cartouches qu’il avait dans ses poches et, maintenant, il porte à ses lèvres le troisième verre d’anis que le maître de maison vient de lui offrir ainsi qu’à l’ouvrier typographe Gómez Pastrana. Pour fêter, explique-t-il, leur baptême du feu.

— Il a raison, ce capitaine, philosophe don Curro en fumant lentement le reste de son havane. Sans discipline, l’Espagne serait foutue.

Cette fois, Francisco Huertas goûte à peine l’alcool. Du monde arrive de l’autre bout de la rue et appelle, près du couvent de Las Maravillas. Les trois hommes empoignent leurs armes et se lèvent pour regarder du haut du balcon. Les nouveaux arrivants, essoufflés, sont l’étudiant José Gutiérrez, le perruquier Martín de Larrea et son garçon coiffeur Felipe Barrio, qui étaient en avant-poste au coin des rues San José et Fuencarral. Ils ont l’air très pressés.

— Les gabachos !Il en vient d’autres !… Maintenant, c’est au moins un régiment !

En un clin d’œil, la rue se vide. Le capitaine Daoiz donne trois ou quatre ordres secs et se dirige lentement vers la porte du parc, très calme et le pas assuré. José Gutiérrez et ses compagnons entrent dans le verger du couvent avec le groupe de l’hôtelier Villamil. Aux balcons et aux fenêtres, soldats et civils se baissent, pour se dissimuler du mieux qu’ils peuvent.

— Nous voulions danser ?… Eh bien, voilà la musique qui arrive ! commente don Curro en armant son fusil de chasse après avoir éclusé, le regard un peu trouble, son quatrième verre d’anis.

Au moment où les portes de Monteleón se referment derrière Luis Daoiz, le lieutenant Rafael de Arango, qui surveille le transport des charges de poudre pour les boulets de canon et les fait déposer dans un lieu sûr près de l’entrée, observe que Pedro Velarde va à la rencontre de son supérieur, que tous deux discutent à voix basse et que Daoiz a un hochement de tête affirmatif et résolu en indiquant les quatre canons en position sous le porche. Après quoi, les deux capitaines s’approchent des pièces fraîchement graissées, astiquées et luisantes sur leurs affûts.

— Les militaires, rassemblement ! ordonne Daoiz.

Surpris, Arango, Velarde et les autres officiers, les seize artilleurs et les Volontaires de l’État s’alignent en deux formations, près des canons. Le capitaine Goicoechea et les siens se montrent aussi aux fenêtres. Daoiz avance de trois pas et regarde les hommes presque un par un, impassible. Puis il tire son sabre de son fourreau.

— Jusqu’à présent, dit-il d’une voix haute et claire, tout ce qui s’est produit ici l’a été sous mon entière responsabilité, et j’en répondrai devant mes supérieurs, ma patrie et ma conscience… Pour ce qui va se passer désormais, les choses sont différentes. Celui qui répondra oui à l’appel que je vais lancer ne pourra pas revenir en arrière… Est-ce clair ?

Une pause. Le silence est mortel. On commence à entendre au loin le roulement d’un tambour qui approche. Tous savent que c’est un tambour français.

— Vive le roi Ferdinand VII ! crie Daoiz. Vive la liberté de l’Espagne !

Le lieutenant Arango, naturellement, crie comme les autres. Il sait qu’à partir de cet instant il ne pourra plus alléguer qu’il n’a fait qu’exécuter les ordres, mais l’honneur militaire l’empêche d’agir autrement. Aucun autre, officier ou soldat, n’est resté muet ; deux sonores vivats ont, en réponse, ébranlé la cour. Incapable de se contenir, exalté comme toujours, Pedro Velarde se détache de son rang, tire son épée et la lève pour la croiser avec le sabre de Daoiz.

— Plutôt morts qu’esclaves ! s’écrie-t-il à son tour.

Un troisième officier sort des rangs. C’est le lieutenant Jacinto Ruiz qui, d’un pas que la fièvre rend vacillant, rejoint les deux capitaines, tire également son sabre et en croise la lame avec des deux autres. Soldats et officiers les acclament. Quant à Rafael de Arango, il demeure immobile à sa place, le sabre au fourreau. Résigné. Le jeune homme a la bouche sèche et amère comme s’il avait mâché des grains de poudre. Il se battra, c’est sûr, puisque c’est inévitable. Jusqu’à la mort, comme c’est son devoir. Mais maudit soit le sort qu’il l’a conduit à mourir ici.

Impressionnés, bouche bée de stupéfaction, le marchand de charbon Cosme de Mora et ses hommes, tête baissée et silencieux, épient les Français par les fentes des portes et des volets fermés des fenêtres. Les quinze hommes, parmi lesquels figurent Antonio et Manuel Amador avec leur petit frère Pepillo, occupent un atelier de sparterie qui donne sur la rue San José, au rez-de-chaussée d’une maison voisine du couvent de Las Maravillas.

— Sainte Vierge, priez pour nous ! murmure entre ses dents le charpentier Pedro Navarro.

— Silence, nom de Dieu !

Les Français qui arrivent de la rue Fuencarral sont nombreux. Au moins une compagnie entière, estime le portier de tribunal Félix Tordesillas, qui a eu, dans sa jeunesse, quelque expérience militaire. Ils marchent au tambour et en rangs, arrogants, drapeau tricolore déployé. À l’étonnement des civils qui les observent cachés, tous, officiers et soldats, portent le haut shako caractéristique des Français, mais leurs vestes d’uniforme ne sont pas bleues, elles sont blanches avec des revers boutonnés azur. Ils sont précédés de sapeurs qui portent des haches et de deux officiers.

— Ceux-là ont vraiment l’air mauvais, chuchote Cosme de Mora. Que personne ne tire, et pas un bruit, sinon nous sommes cuits.

Le tambour français s’est tu et, par les fentes, ils voient les deux officiers s’avancer vers la porte de la caserne, appeler d’une voix forte en frappant à coups de poings, et inspecter les alentours. Puis l’un des officiers profère un ordre, et une vingtaine de sapeurs et de soldats commencent à donner des coups de hache. Dans la sparterie, monté sur un tas de sacs de jute neufs, un œil collé à la fente du volet, le blanchisseur Benito Amégide y Méndez se passe la langue sur les lèvres et chuchote avec son voisin le barbier Jerónimo Moraza.

— Est-ce que tu crois qu’à l’intérieur, ils vont…

Un coup de tonnerre lui coupe le souffle et la parole, tandis que l’onde de choc de trois explosions successives, répercutées par les murs de la rue, fait voler en éclats les vitres des fenêtres et répand une nuée de gravats, de morceaux de bois, de plâtre et de briques qui retombent en crépitant. Hébétés, sans prendre le temps de se remettre de leur surprise, Cosme de Mora et ses hommes se précipitent dans la rue, fusils à la main, et ce qu’ils voient les laisse stupéfaits : les portes du parc ont disparu et, sous l’arc de fer forgé, ne pendent plus que des pans de bois brisés accrochés à leurs gonds. Devant, dans un espace semi-circulaire de quinze à vingt mètres, le sol est jonché de décombres, de sang et de corps mutilés, tandis que les Français survivants courent en se bousculant dans un désordre total.

— Ils leur ont tiré dessus de l’intérieur !… Ils ont fait tirer les canons à travers les portes !

— Vive l’Espagne ! Tuez-les tous ! En avant ! En avant !

La rue se remplit de civils qui tirent sur les fuyards et les poursuivent jusqu’à la fontaine Neuve de Los Pozos, au croisement de la rue Fuencarral. L’enthousiasme est délirant. Des maisons sortent des hommes, des femmes et des enfants qui s’emparent des armes abandonnées par l’ennemi en déroute, tirent sur les Français encore en vue, achèvent les blessés à coups de navajas et de coutelas, et dépouillent les corps de tout ce qui peut servir, armes, munitions, argent, bagues ou uniformes intacts.

— Victoire ! Ils s’enfuient !… Victoire !… À mort les gabachos !

En toute naïveté, la foule – d’autres groupes d’habitants viennent maintenant se joindre aux civils armés – veut courir derrière les Français et les pourchasser jusqu’à leurs casernes. Le lieutenant Arango, que Daoiz a fait sortir avec plusieurs artilleurs pour l’en empêcher, doit se démener pour convaincre les gens de revenir à la raison.

— Ils ne sont pas battus ! s’époumone-t-il à en perdre la voix. Dès qu’ils se seront réorganisés, ils vont revenir ! Ils vont revenir !

— Vive l’Espagne et vive le roi ! !… À mort Napoléon ! !… À bas Murat ! !

Finalement, à force de les frapper et de les repousser, Arango et ses artilleurs rétablissent l’ordre. Ils y sont aidés par l’arrivée opportune du parti de civils mené par le serrurier Blas Molina Soriano qui, après des détours prolongés pour éviter les Français – et une attente prudente rue de la Palma afin de voir comment tourneraient les événements –, vient s’ajouter aux défenseurs de Monteleón. Ce renfort est reçu avec des cris de joie et conduit à l’intérieur, où Molina informe le capitaine Daoiz de la présence d’autres forces impériales dans les alentours. Elles accourent en toute hâte, précise-t-il, de la porte de Santa Bárbara. De son côté, le capitaine Velarde qui, par son expérience d’officier d’état-major, connaît la composition des troupes napoléoniennes identifie, aux uniformes et aux insignes, la troupe qui vient d’exécuter cette tentative. Il s’agit d’une compagnie, envoyée en avant-garde, du bataillon de Westphalie qui compte, au complet, plus d’un demi-millier d’hommes. Celui-là même qui, d’après le serrurier Molina, se dirige au pas accéléré vers Monteleón.

Près de la fontaine de la Mariblanca, à la Puerta del Sol, Dionisio Santiago Jiménez, terrassier plus connu sous le nom de Coscorro à la résidence royale de San Fernando dont il est originaire, voit mourir son ami José Fernández Salcedo, quarante-six ans, la moitié de la tête arrachée par une balle française.

— Ne restez pas à découvert, nom de Dieu ! Abritez-vous !

Coscorro et d’autres font partie des groupes de campagnards, robustes et décidés, qui sont entrés la veille dans Madrid pour manifester en faveur de Ferdinand VII ; et qui, aujourd’hui, loin de leurs foyers et sans refuge possible, se battent dans la rue avec la détermination de gens qui n’ont nulle part où aller. Tel est le cas de nombre de ceux qui composent cette troupe de presque une centaine d’hommes et qui s’accrochent, tenaces, aux abords immédiats de la place, en se dispersant à chaque charge française pour se reformer ensuite et lutter aussi longtemps qu’ils le peuvent. Parmi eux, le sexagénaire José Pérez Hernán de la Fuente et ses fils Francisco et Juan, qui sont venus hier de Miraflores de la Sierra en habits du dimanche, bonnet de fourrure et capote rouge, et aussi le jardinier du marquis de Santiago à Griñón, Miguel Facundo Revuelta Muñoz, âgé de dix-neuf ans, qu’accompagne son père Manuel Revuelta, jardinier de la résidence royale d’Aranjuez. Près d’eux, lançant des coups de main contre les Français depuis les portes de l’hôpital du Buen Suceso qui donnent sur le cours San Jerónimo et la rue d’Alcalá, se battent les frères Rejón, avec leur outre de vin vide et leurs navajas ensanglantées, en compagnie de Mateo González, de l’acteur Isidoro Máiquez, de l’ouvrier imprimeur Antonio Tomás de Ocaña armé d’une escopette, des habitants de Perales del Río Francisco del Pozo et Francisco Maroto, et des jeunes Tomás González de la Vega, quinze ans, et Juanito Vie Ángel, quatorze ans. Ce dernier suit son père, l’ancien soldat invalide des Gardes wallonnes Juan Vie del Carmen.

— En voilà d’autres !

Quatre cavaliers polonais et des dragons, sabres au clair, approchent au galop, pour disperser le petit groupe qui s’est reformé près de la fontaine. À cet instant, sortant du Buen Suceso, l’ouvrier imprimeur Ocaña décharge son escopette dans le poitrail d’un cheval qui tombe en entraînant son cavalier. Celui-ci n’a pas encore touché le sol que les frères Rejón et Mateo González le criblent de coups de couteaux, tandis que Máiquez, qui vient de recharger son pistolet, tire sur les autres. De nouveaux civils accourent, les Polonais et les dragons sabrent tant et plus, des coups de feu retentissent, tirés par des soldats français qui chargent à la baïonnette de la rue d’Alcalá, et, dans une énorme confusion, au milieu des cris et des malédictions, le combat devient général et féroce. Un coup de sabre met hors de combat Mateo González qui se traîne comme il peut en se vidant de son sang jusqu’à un porche voisin. D’autres tirs encore, et d’autres ennemis en renfort, Antonio Ocaña tombe, traversé par une balle, Francisco del Pozo recule en hurlant avec une blessure de sabre si profonde qu’elle lui a presque tranché une épaule, et le reste cherche refuge dans le cloître du Buen Suceso, où des femmes terrorisées crient et tentent de se cacher, tandis que résonnent les décharges et que les Français forcent l’entrée.

— Je n’ai plus de balles, dit Isidoro Máiquez. Et puis j’en ai assez fait.

L’acteur s’échappe par la porte qui communique avec le couvent de la Victoria et file vers sa maison, près de Santa Ana. Les frères Rejón l’accompagnent dans sa course, et il leur offre son asile. En essayant de les suivre, Francisco Maroto est touché dans le dos par une balle et s’écroule au milieu de la rue, devant le cabaret de La Canosa. L’ancien soldat Juan Vie del Carmen, qui sort derrière avec son fils, prend celui-ci par la main et se lance dans la direction opposée, vers le coin de la rue Carretas, tandis que les balles sifflent tout autour et frappent le sol et les façades avec un claquement sec.

— Cours, Juanito !… Cours !… Pense à ta mère !… Cours !

En montant la rue Carretas, au moment où ils vont tourner à droite pour passer derrière l’hôtel des Postes, le gamin lâche sa main, titube et tombe.

— Papa !… Papa !

La mort dans l’âme, Juan Vie s’arrête et revient. Une balle a traversé une cuisse de Juanito. Désespéré, le père prend l’enfant dans ses bras et tente de le protéger de son corps, mais, en un instant, ils se retrouvent entourés de soldats ennemis. Ceux-ci sont très jeunes, leurs uniformes sont sales et leurs visages noirs de poudre. Avec une brutalité systématique, à coups de crosses, les Français tuent le père et le fils.

— D’autres gabachos arrivent !

Rue San José, devant le parc de Monteleón, le capitaine Daoiz contient les civils qui, tout fiers de leur récent exploit, veulent marcher à la rencontre des Français qui approchent. Cette fois ils viennent sans roulements de tambour ; mais, selon les hommes des avant-postes qui se replient en courant, ils sont nombreux.

— Pas de précipitation, les enfants. Plus on les laissera avancer, mieux on pourra leur tomber dessus.

Le ton familier plaît aux civils, satisfaits de se voir traités d’égal à égal par le capitaine d’artillerie. Le serrurier Molina, qui s’est proposé pour tendre une embuscade près de la fontaine Neuve, convainc les siens que monsieur l’officier a raison et qu’il vaut mieux suivre ses instructions. Et donc, Luis Daoiz, après leur avoir recommandé d’être prudents, d’économiser les munitions et de rester à couvert, envoie Molina et ses gens dans les maisons qui font le coin avec la rue San Andrés. En comptant la bande amenée par le serrurier, Daoiz a maintenant sous ses ordres un peu plus de quatre cents hommes, artilleurs, Volontaires de l’État et civils, plus une douzaine de femmes résolues. Celles-ci aident même à pousser les quatre canons qui ont si bien joué leur rôle derrière la porte, et que le capitaine ordonne à présent de sortir. Ils couvriront la rue transversale San José dans les deux directions, à droite vers la rue San Bernardo et la fontaine de Matalobos, à gauche vers la rue Fuencarral et la fontaine Neuve, en prenant également en enfilade le bas de la rue San Pedro qui, partant juste en face de la porte du parc, court perpendiculairement le long du couvent de Las Maravillas. Le problème est que les canons, qui ont des boulets pour trente tirs – et seulement quelques boîtes de mitraille improvisée –, seront servis par des hommes à découvert, sans autre protection que les tireurs postés aux fenêtres du parc surmontant le mur et dans les maisons voisines ; et les munitions de ces derniers, bien qu’artilleurs et soldats travaillent d’arrache-pied sous la direction du sergent Lastra, ne dépassent pas vingt à trente cartouches par fusil.

— À tes ordres, Luis. Les canons sont prêts.

Daoiz, qui observe avec préoccupation les deux extrémités de la rue San José en se demandant par laquelle se présentera l’ennemi, se retourne en entendant la voix de Pedro Velarde. Suivant ses instructions, celui-ci a supervisé la mise en batterie des quatre pièces : trois qui prennent en enfilade chaque axe possible de progression de l’ennemi, et la quatrième prête à être orientée dans telle ou telle direction, selon les nécessités de l’heure. Chaque canon a ses servants artilleurs, renforcés par des volontaires civils chargés de fournir les munitions et de déplacer les affûts. Le plan est que Velarde dirigera la défense à l’intérieur de la caserne pendant que Daoiz commandera personnellement le feu des canons, assisté des lieutenants Arango et Ruiz – ce dernier s’est porté volontaire, car il a servi comme artilleur à Gibraltar. Les boutefeux fument dans les mains de chaque chef de pièce et tous, militaires et civils, ont le regard tourné vers les deux capitaines. La foi aveugle que Daoiz lit sur leurs visages, les sourires crânes et confiants, les femmes qui vont d’un canon à un autre en versant du vin aux artilleurs ou qui portent des cartouches au verger et aux maisons voisines, l’inquiètent. Ils ne savent pas ce qui les attend, pense-t-il.

— Tu as envoyé le gosse ?

Daoiz acquiesce. En ce moment, le cadet des Volontaires de l’État, Juan Vázquez Afán de Ribera, que sa jeunesse a désigné pour cette mission, doit courir à la vitesse d’un zèbre dans la rue San Bernardo, porteur d’un écrit pour le capitaine général de Madrid. En quelques lignes, et plus sur les instances de Velarde que parce qu’il nourrit vraiment l’espoir que cela serve à quelque chose, Daoiz, en qualité de commandant du parc de Monteleón, explique les raisons pour lesquelles ils se battent contre les Français, exprime sa résolution de résister jusqu’au bout et demande l’aide de ses camarades, « afin que le sacrifice des hommes et des civils sous mon commandement ne soit pas inutile ».

— Retourne à l’intérieur, Pedro, dit-il à Velarde. Et que Dieu nous protège !

Son camarade sourit. Il semble sur le point de s’exprimer ; peut-être une phrase qu’il a préparée pour l’occasion. Le connaissant comme il le connaît, Daoiz n’en serait pas du tout surpris. Finalement, Velarde se borne à hausser les épaules.

— Bonne chance, mon capitaine.

— Bonne chance, mon ami.

— Vive l’Espagne !

— Bien sûr, mon vieux. Mais rentre vite.

— À tes ordres.

Daoiz reste immobile, en regardant Velarde disparaître à l’intérieur du parc. Sacré caractère ! pense-t-il. Puis il se tourne vers ceux qui attendent près des canons. Quelqu’un crie d’un balcon que les Français sont sur le point d’arriver au coin de la rue. Daoiz avale sa salive, soupire et tire son sabre.

— Tout le monde à son poste ! ordonne-t-il. Feu à mon commandement !

Au coin des rues de la Palma et San Bernardo, Juan Vázquez Afán de Ribera, cadet de la 2e compagnie du 3e bataillon des Volontaires de l’État, s’arrête pour reprendre haleine. Avec l’agilité de ses douze ans, il est descendu en courant depuis le parc Monteleón, le message du capitaine Daoiz plié dans le revers de la manche gauche de sa veste, et il se prépare maintenant à traverser une zone découverte. Le fait que le carrefour soit désert, sans une âme en vue ni un habitant aux balcons, ne présage rien de bon. Mais le commandant du parc, en lui disant tout à l’heure adieu, a insisté sur l’importance de sa mission.

— C’est de vous que dépendra, a-t-il dit, qu’ils viennent ou non à notre secours.

Le tout jeune aspirant au grade d’officier passe une main dans ses cheveux en désordre et humides de sueur. Il est parti tête nue de la caserne pour ne pas être gêné et porte seulement sa dague de cadet à la ceinture. Méfiant, il inspecte les alentours. Personne en vue, constate-t-il de nouveau. Les portes sont fermées, les volets aussi, les boutiques closes par des planches. Il règne un silence inquiétant, rompu de temps en temps par des détonations lointaines.

Il faut se décider, pense le garçon. Il a l’impression que l’appel au secours de ses camarades qui est dans sa manche le brûle. Prudent, il se remémore les enseignements reçus à l’école militaire pour réfléchir à l’itinéraire qu’il doit suivre. Il va traverser la rue jusqu’à la borne d’en face et, de là, il continuera jusqu’à la voiture abandonnée devant la porte de ce qui semble être une auberge. Pourvu, se dit-il, qu’il n’y ait pas de tireurs ennemis dans les parages. Puis il respire profondément trois fois, baisse la tête et reprend sa course.

Il reçoit le tir avant même de l’avoir entendu. Un coup dans la poitrine et un craquement. Mais il ne ressent pas de douleur. Je crois qu’on m’a tiré dessus, se dit-il. Il faut que je me sorte d’ici. Mon Dieu, aidez-moi. Soudain, il s’aperçoit qu’il a le visage collé au sol et que tout s’obscurcit. Je dois livrer le message, pense-t-il avec angoisse. Il fait un effort pour se relever et meurt.

À la Puerta del Sol, l’arrivée de renforts d’infanterie ennemie venant du Palais par le cours San Jerónimo a rendu la situation intenable. Le sol est couvert de cadavres français et espagnols, de chevaux morts, de sang et de décombres. Les balcons et les fenêtres déserts, les murs criblés de balles et de mitraille, la place est enfin aux mains de l’armée impériale. Les derniers combats ont vu tomber, en fuyant vers les rues voisines ou en se défendant comme des chiens aux abois, le charbonnier de vingt-quatre ans Andrés Cano Fernández, Juan Alfonso Tirado, quatre-vingts ans, le journalier Félix Sánchez de la Hoz, vingt-trois ans, et bien d’autres qui, sans pouvoir s’échapper, sont blessés ou faits prisonniers. Alors qu’ils remontent en courant la rue Montera, une décharge tue le tisserand septuagénaire Joaquín Ruesga et la femme du quartier de Lavapiés Francisca Pérez de Párraga, quarante-six ans. Le dernier coup de feu espagnol à la Puerta del Sol est tiré, avec sa carabine et depuis sa maison – située au coin de la rue Arenal –, par l’agent de la Loterie royale José de Fumagal y Salinas, cinquante-trois ans, que la riposte française laisse mort sur le fer forgé de son balcon, sous les yeux épouvantés de son épouse. Et en bas, près de la fontaine de la Soledad, le maître d’escrime Pedro Jiménez de Haro, qui est sorti se battre en compagnie de son cousin et également maître d’armes Vicente Jiménez, tombe après avoir affronté avec son sabre un parti de dragons, tandis que le cousin, désarmé par les Français, est fait prisonnier. Ils le conduisent en le rouant de coups dans les caveaux de San Felipe, sous les marches de l’église, où sont rassemblés tous ceux qui ont été pris dans les environs. Il trouve là d’autres hommes qui attendent que l’on décide de leur sort.

— Ils vont nous fusiller, assure quelqu’un.

— On verra bien.

Dans la pénombre du caveau, les uns prient, les autres jurent. Quelqu’un affirme sa confiance dans les autorités espagnoles, et une voix manifeste l’espoir d’un soulèvement général des militaires contre les Français ; mais elle ne suscite qu’un silence sceptique. De temps en temps, la porte s’ouvre et les sentinelles françaises poussent un nouveau prisonnier à l’intérieur. On voit ainsi arriver, ligotés, sanglants et en piteux état, le comptable de l’Hôtel de Ville Gabino Fernández Godoy, âgé de trente-quatre ans, et l’encaisseur de lettres de change aragonais Gregorio Moreno y Medina, trente-huit ans.

— Ils vont nous fusiller, c’est sûr, insiste le premier qui a parlé.

— Ne jouez pas les oiseaux de malheur, voyons… Vous allez nous porter la poisse !

Les Français n’attendent pas toujours pour fusiller. Dans certains endroits de Madrid, ils passent des représailles individuelles aux exécutions collectives, sans jugement. Dans la partie orientale de la ville, une fois la large allée de la promenade du Prado dégagée de toute résistance, les agents de l’octroi de Recoletos et les autres civils capturés les armes à la main sont poussés à coups de crosses vers la fontaine de la Cibeles, où on les oblige à se déshabiller pour que leurs vêtements ne soient pas gâchés par les déchirures et le sang. Dans la rue d’Alcalá, d’un balcon de l’hôtel du marquis de Alcañices, le comptable Luis Antonio Palacios voit arriver du Buen Retiro une de ces files de prisonniers escortée par des soldats français en grand nombre. Couché sur le balcon pour ne pas recevoir une balle, muni d’une longue-vue pour mieux observer la scène, Palacios reconnaît parmi eux certains employés de l’octroi et un ami, d’une famille distinguée, nommé Félix Salinas González. Atterré, le comptable voit, à travers sa lentille, comment Salinas, après avoir été dépouillé de sa redingote et de sa montre, est forcé de s’agenouiller et abattu d’une balle dans la nuque. À ses côtés, il voit tomber, l’un après l’autre, les douaniers Gaudosio Calvillo, Francisco Parra et Francisco Requena, et le jardinier de la duchesse de Frías Juan Fernández López.

Devant le parc de Monteleón, la rue San José n’est plus d’un bout à l’autre qu’un vaste pandémonium, coups de tonnerre et épais nuages de fumée. Les balles crépitent de toutes parts, ponctuées par les détonations et les éclairs de l’artillerie.

— Abritez-vous ! crie d’une voix rauque le capitaine Daoiz. Tous ceux qui ne sont pas aux canons, ne restez pas à découvert !

Les Français ont retenu la leçon des échecs précédents : ils ne tentent pas de donner l’assaut, mais ils resserrent le cercle depuis les rues San Bernardo, Fuencarral et de la Palma, en détachant des tireurs qui prennent les défenseurs du parc sous un feu intense. De temps à autre, ils décident de s’emparer d’un porche ou de nettoyer une maison et lancent des attaques ponctuelles de petits détachements qui avancent collés aux murs ; mais leurs efforts sont contrecarrés par le feu des civils retranchés dans les appartements voisins, des Volontaires de l’État qui tirent du troisième étage du bâtiment du parc, et des quatre canons postés devant la porte qui battent les rues dans toutes les directions. Même ainsi, ceux qui servent les pièces d’artillerie ou qui, le long du mur, tirent à plat ventre sur la chaussée, subissent des pertes. Très éprouvés par les tireurs français dont les balles passent au-dessus de leurs têtes ou ricochent sur la chaussée, les hommes de l’hôtelier Fernández Villamil, aveuglés par la fumée des décharges, se voient forcés de se retirer à l’intérieur du parc, après que la fusillade ennemie a tué le mendiant de la place Antón Martín – on ne saura jamais son nom – et blessé à la tête Antonio Claudio Dadina, orfèvre de la rue de la Gorguera, que les frères Muñiz, à quatre pattes pour éviter les balles et fusils dans le dos, traînent par les pieds pour le mettre à l’abri.

— Il ne reste que deux boîtes de mitraille, mon capitaine !

— Tirez au boulet… Et gardez les boîtes pour quand les Français seront plus près.

— À vos ordres !

Debout entre les canons, marchant de long en large, sabre à l’épaule comme à la parade, le visage apparemment tranquille, Luis Daoiz dirige le feu des servants des quatre pièces, pendant que les tirs ennemis convergent sur son corps. La chance, pourtant, sourit au capitaine : aucun des frelons de plomb qui passent en vrombissant ne l’atteint.

— Ruiz !

Le lieutenant Ruiz, qui aide à charger une des pièces de huit livres, se tient debout dans la fumée du combat. Il est plus pâle que la veste de son uniforme, mais ses yeux brillent, rougis par la fièvre.

— À vos ordres, mon capitaine !

Une balle frôle l’épaulette droite de Daoiz, qui sent son estomac se rétracter. Cela ne peut plus durer longtemps, pense-t-il. D’un instant à l’autre, ces salauds auront ma peau.

— Vous voyez ces Français qui se rassemblent au coin de la rue San Andrés ? Vous pensez que vous pourrez les atteindre avec votre canon ?

— Si nous le déplaçons de quelques pas, je peux essayer.

— Alors, allez-y.

D’autres balles françaises sifflent entre les deux hommes. Le lieutenant Ruiz cherche à voir d’où elles viennent d’un air agacé, comme si un malotru s’immisçait dans la conversation. Un brave garçon, pense Daoiz. Je ne l’avais jamais vu avant, mais ce petit lieutenant me plaît. J’aimerais bien qu’il s’en sorte.

— Alonso !… Portales !… Aidez-moi à bouger cette pièce !

Le caporal Eusebio Alonso et l’artilleur valencien de trente-trois ans José Portales Sánchez, qui viennent de charger un canon dont le feu est dirigé par le lieutenant Arango, accourent en baissant la tête pour éviter les balles et se mettent aux roues de l’affût. Au milieu de la manœuvre, Portales est touché et s’effondre sans un cri. En le voyant tomber, une jolie jeune femme qui, méprisant les balles, jupe retroussée, apporte deux gargousses depuis la porte du parc se joint à leur groupe.

— Ôtez-vous de là, madame, lui ordonne Alonso.

— Ôte-toi de là toi-même, malappris !

Cette femme – les artilleurs le sauront plus tard – se nomme Ramona García Sánchez, elle a trente-quatre ans et habite tout près de là, rue San Gregorio. Un artilleur la relève peu après. Elle n’est pas la seule, en ce moment, à participer au combat. La locataire du numéro 11 de la rue San José, Clara del Rey y Calvo, quarante-sept ans, aide le lieutenant Arango et l’artilleur Sebastián Blanco à charger et à pointer un canon en compagnie de son mari Juan González et de leurs trois fils. D’autres femmes apportent des cartouches, du vin et de l’eau aux combattants. Parmi elles, une jeune fille de dix-sept ans, Benita Pastrana, habitante du quartier, qui est accourue en apprenant que son fiancé Francisco Sánchez Rodríguez, serrurier place du Gato, était blessé. Il y a aussi Juana García, cinquante ans, de Málaga ; Francisca Olivares Muñoz, qui habite la rue proche de la Magdalena ; Juana Calderón, qui, à plat ventre sous un porche, recharge les fusils de son mari José Beguí pendant qu’il tire ; et une jeune fille de quinze ans qui traverse souvent la rue, sans se soucier de la fusillade, pour apporter dans son tablier des munitions à son père et aux groupes de civils qui tirent sur les Français depuis le verger de Las Maravillas, jusqu’à ce que la balle d’un feu de salve la tue. On ne connaîtra jamais avec certitude le nom de cette jeune fille, encore que certains voisins affirment qu’il s’agissait de Manolita Malasaña.

— Qu’est-ce que vous dites ? Le parc d’artillerie ? demande Murat, hors de lui.

Autour du duc de Berg, établi au Campo de Guardias avec tout son état-major et une forte escorte, ses généraux et ses aides de camp avalent leur salive. Les rapports concernant les pertes subies sont effrayants. Le capitaine Marcellin Marbot – qui vient d’informer que l’infanterie du colonel Friederichs a pris la Puerta del Sol, mais que les combats continuent place Antón Martín, à Puerta Cerrada et sur la Plaza Mayor – voit Murat froisser rageusement le rapport du commandant du bataillon de Westphalie, qui est engagé devant le parc de Monteleón. Là, les insurgés continuent de résister obstinément. Les artilleurs, renforcés par quelques soldats, se sont joints au peuple. Leurs canons, habilement placés dans la rue, font des ravages.

— Je veux que vous m’effaciez ces gens-là de la surface de la terre, exige Murat. Immédiatement.

— On s’y emploie, Votre Altesse. Mais nous avons beaucoup de pertes.

— Tant pis pour les pertes. Est-ce que je me suis bien fait comprendre ?… Je me fous totalement des pertes !

Murat, qui s’est penché sur le plan de Madrid déployé sur une table de campagne, frappe du doigt un point de la partie supérieure : un rectangle entouré de rues droites, qui n’était jusqu’à présent l’objet d’aucune attention particulière – Monteleón. Son nom n’est même pas porté sur le plan.

— Je veux qu’on le prenne à n’importe quel prix ! Vous m’entendez ? À n’importe quel prix !… Ces canailles ont besoin d’un châtiment exemplaire… Voyons, Lagrange : qui avons-nous, dans les parages ?

Le général de division Joseph Lagrange, qui fait aujourd’hui office d’aide de camp personnel du duc de Berg, jette un coup d’œil sur la carte et consulte les notes que lui passe un subordonné. Il semble rassuré et annonce que, en effet, on dispose de quelqu’un à proximité.

— Le commandant Montholon, Votre Altesse. Faisant fonction de colonel du 4e régiment d’infanterie. Il attend les ordres avec un bataillon entre la porte de Santa Bárbara et celle de Los Pozos.

— Parfait. Qu’il aille immédiatement renforcer les Westphaliens… Mille cinq cents hommes doivent suffire pour écraser cette maudite vermine !

— Je suppose, Votre Altesse.

— Vous supposez ?… Est-ce que vous vous foutez de moi ?

Sur la place Antón Martín, située à mi-parcours de la rue Atocha qui monte vers la Plaza Mayor, la chance qui avait permis jusque-là au charpentier de Lavapiés Miguel Cubas Saldaña, après s’être battu à la porte de Tolède, de s’échapper et de se réfugier dans San Isidro l’abandonne. Il est arrivé, en combattant partout où il le pouvait, dans un petit groupe qui a été finalement dispersé par une volée de mitraille. Quand Saldaña, étourdi par le choc, saignant du nez et des oreilles, soulève la tête, il se voit entouré de baïonnettes françaises. Redressé à coups de pieds, titubant, menotté, il est emmené en direction du Prado et constate tristement en chemin que, dans les rues avoisinantes, la résistance est en train de s’éteindre. Appuyée par un canon qui balaye la large avenue, l’infanterie française avance de maison en maison, tirant à titre préventif sur chaque balcon, fenêtre ou entrée de rue. Le sol est jonché de nombreux morts et blessés que personne ne relève.

Peu après la capture de Cubas Saldaña, les deux groupes qui se battent encore rue Atocha et place Antón Martín sont anéantis. C’est ainsi que tombent, poursuivis jusqu’à la porte d’une cour de la Magdalena et mitraillés par le canon qui tire depuis la place, Francisco Balseyro María, journalier de quarante-neuf ans, la Galicienne de trente ans Manuela Fernández, blessée à la tête par un éclat, et le valet asturien Francisco Fernández Gómez, le bras gauche arraché par la mitraille. De ce groupe, seuls parviennent à se sauver le chevrier Matías López de Uceda, qui agonise, et deux hommes, également blessés, qui le portent : son fils Miguel et le journalier de Palencia Domingo Rodríguez González. En faisant force détours, ils tentent de se diriger vers l’Hôpital général, sans qu’aucune des portes auxquelles ils frappent en chemin s’ouvre ni que personne les secoure.

— Dispersez-vous !… Sauve qui peut !

Le second groupe connaît le même sort. En pleine débandade, près de la rue de la Flor, fauchés par la mitraille, tirés comme des lapins, tombent le musicien de vingt-sept ans Pedro Sessé y Mazal, le domestique de l’Hospice des enfants trouvés Manuel Anvías Pérez, trente-trois ans, et le portefaix léonais Fulgencio Álvarez, vingt-quatre ans. Ce dernier, blessé à la jambe, est rejoint par les Français, se défend avec sa navaja et meurt criblé de coups de baïonnettes. La fin du jeune Donato Archilla y Valiente, âgé de dix-huit ans, n’est guère plus enviable : son camarade de combat Pascual Montalvo, boulanger, qui fuit avec lui dans la rue de León, le voit se faire rattraper et emmener, attaché, vers le Prado. Montalvo se débarrasse sous un porche du sabre français qu’il avait à la main, suit de loin son ami pour voir où on le conduit et obtenir, s’il le peut, sa libération. Peu après, caché derrière une haie de la promenade du Prado, il le verra fusiller contre le mur du collège Jésus Nazareno en compagnie de Miguel Cubas Saldaña.

Tous les morts de la place Antón Martín ne sont pas des combattants. C’est le cas, par exemple, du chirurgien de quatre-vingt-deux ans Fernando González de Pereda, qui est tué d’une balle près de la fontaine pendant que, aidé de brancardiers volontaires, il secourt les victimes des deux camps. Comme lui, plusieurs médecins, chirurgiens et infirmiers des hôpitaux tombent dans l’accomplissement de leur devoir d’humanité : le chirurgien Juan de la Fuente y Casas, trente-deux ans, meurt en traversant la place Santa Isabel avec des infirmiers et du matériel de premiers secours ; Francisco Javier Aguirre y Angulo, un médecin de trente-trois ans, reçoit une balle d’une sentinelle française pendant qu’il soigne des blessés abandonnés dans la rue Atocha ; et Carlos Nogués y Pedrol, titulaire de la chaire de médecine clinique à l’université de Barcelone, a une cuisse brisée par une balle au moment où, après avoir secouru d’innombrables blessés à la Puerta del Sol, il regagne sa maison de la rue du Carmen. Ainsi tombent encore Miguel Blanco López, âgé de soixante ans, infirmier de la confrérie de San Luis ; l’aide-chirurgien Saturnino Valdés Regalado, qui, avec un camarade, porte sur un brancard un blessé dans la rue Atocha ; et le chapelain du couvent des Descalzas José Cremades García, que les Français abattent d’une balle pendant qu’il prodigue les dernières consolations à un mourant, à la porte même de son église.

De toutes les morts qui, au cours de cette journée, endeuillent Madrid, la plus singulière et la plus mystérieuse, jamais élucidée jusqu’aujourd’hui, est celle de María Beano : la femme sous le balcon de qui le capitaine Pedro Velarde passait chaque matin, pour revenir la visiter dans l’après-midi. Encore jeune et belle, veuve d’un officier d’artillerie, respectée de ses voisins et d’une honorabilité sans tache, cette mère de quatre petits enfants, un garçon et trois filles, garde toute la matinée sa fenêtre ouverte en demandant des nouvelles du parc de Monteleón. Et quand, finalement, on lui confirme que, là-bas, les artilleurs se battent contre les Français, elle court à son cabinet de toilette, met de l’ordre dans ses cheveux, arrange ses vêtements, prend un châle noir et se précipite dans la rue après avoir confié ses enfants à une vieille et fidèle servante, sans plus d’explications. Des témoins assureront plus tard l’avoir vue courir à travers la ville « le visage altéré et décomposé par l’angoisse ». María Beano se dirige vers le parc d’artillerie et tente sa chance en essayant de passer par plusieurs rues qui y mènent. Mais l’encerclement est total, et personne ne peut aller au-delà des détachements qui barrent tous les accès. Repoussée par les soldats de l’armée impériale, difficilement retenue par des voisins qui tentent de la dissuader de poursuivre, la veuve finit par se débarrasser d’eux, laisse derrière elle un piquet de Français, et sans tenir compte des cris des sentinelles, monte en courant la rue San Andrés, avant d’être frappée par une balle. Le corps, baignant dans une mare de sang et enveloppé dans son châle noir, restera toute la journée sur la chaussée. Cette étrange conduite, le secret de cette hâte d’arriver au parc de Monteleón resteront à jamais voilés par les ombres du mystère.

Ignorant la mort de María Beano, le capitaine Velarde supervise depuis trois quarts d’heure le feu des hommes postés dans le bâtiment et sous la voûte du parc de Monteleón. Luis Daoiz lui a demandé de ne pas s’exposer à côté des canons, dans l’éventualité où lui-même tomberait. En ce moment, Velarde se trouve à l’entrée, pour diriger les tireurs qui, tapis en haut d’un échafaudage appuyé au mur de clôture, protègent de leur mousqueterie ceux qui, dehors, servent les quatre pièces. Les Français n’ont avancé leur infanterie que jusqu’aux rues avoisinantes, sans tirer au canon, et Velarde est satisfait de la tournure des événements. Artilleurs et Volontaires de l’État se battent en hommes de métier et avec fermeté, et presque tous les civils remplissent leur rôle, entretenant un feu qui, même s’il n’est pas très précis, tient les assaillants en respect. Néanmoins, le capitaine observe avec inquiétude que les tireurs ennemis, passant de porche en porche et de maison en maison, sont de plus en plus près. Cela oblige certains civils à reculer, abandonnant le coin de la rue San Bernardo et celui de la rue San Andrés. Les Français ont occupé un premier étage de cette dernière et, de là, ils tiennent sous leur feu ceux qui transportent des blessés dans le couvent de Las Maravillas. Décidé à les déloger, Velarde réunit un petit groupe formé du secrétaire Almira – l’autre secrétaire, Rojo, sert au canon du lieutenant Ruiz –, des Volontaires de l’État Julián Ruiz, José Acha et José Romero, et du domestique de la rue Jacometrezo Francisco Maseda de la Cruz.

— Venez avec moi !

Au pas de course, l’un derrière l’autre, les six hommes traversent la rue, passent entre les canons et se collent à la façade d’en face. De là, par signes, Velarde indique ses intentions à Luis Daoiz. Le commandant du parc, qui est toujours debout au milieu de la fusillade, serein comme à la promenade, fait un geste qui peut s’interpréter comme un acquiescement ; mais Velarde le soupçonne aussi d’avoir haussé les épaules. Quoi qu’il en soit, le capitaine avance avec les autres en longeant le mur et en s’abritant de porche en porche jusqu’à l’atelier de sparterie où se trouve le parti du marchand de charbon Cosme de Mora.

— Combien êtes-vous ?

— Quinze, monsieur l’officier.

— La moitié, avec moi !

Ils sortent dans la rue un par un, à des intervalles que leur indique Velarde : Almira, les trois Volontaires de l’État, Maseda, Cosme de Mora et six autres passent en courant le carrefour des rues San José et San Andrés et se réunissent de l’autre côté.

— Nous sommes treize, murmure Maseda. Mauvais chiffre.

— Silence !… Baïonnette au canon !

Les Volontaires de l’État obéissent, avec des gestes mécaniques et professionnels. Plusieurs civils les imitent maladroitement.

— Nous n’avons pas tous des baïonnettes, monsieur l’officier, dit le blanchisseur Benito Amégide y Méndez.

— Dans ce cas, vous vous servirez de vos crosses… En avant !

En troupe serrée, Velarde en tête, les treize hommes montent l’escalier qui mène au premier étage, défoncent la porte et se jettent sur les Français qui occupent le logement.

— Vive l’Espagne !… Vive l’Espagne et vive Dieu !

Le combat fait rage, au corps à corps, au milieu des meubles brisés, de chambre en chambre, dans les cris, les coups et les détonations. Le blanchisseur Amégide reçoit onze blessures, et, près de lui, tombent le Volontaire de l’État José Acha, la cuisse transpercée par une baïonnette, et le domestique Francisco Maseda, une balle dans la poitrine. Cinq ennemis sont blessés à mort et les cinq autres sautent par la fenêtre. Au dernier instant, le Volontaire de l’État Julián Ruiz, vingt-trois ans, reçoit une balle tirée de si près qu’il meurt avant même que la bourre de la cartouche française qui fume sur sa veste ait eu le temps de s’éteindre.

Le feu ennemi faiblit un peu, et les Espagnols économisent leurs munitions. Devant l’entrée du parc, où se trouvent les canons – l’un d’eux s’est enrayé, il n’en reste que trois pour battre les rues –, le lieutenant Jacinto Ruiz a chargé et pointé la pièce qui tient en enfilade la rue San José dans la direction du croisement de la rue San Andrés, et plus loin la rue Fuencarral et la fontaine Neuve de Los Pozos, mais il retarde le tir pour attendre d’avoir une cible qui en vaille la peine. Il est aidé par le secrétaire Domingo Rojo, le Volontaire de l’État José Abad Leso et deux artilleurs du parc, le caporal Eusebio Alonso et le soldat José González Sánchez. La fièvre produit chez Ruiz un état d’hallucination qui lui fait mépriser le danger. Il agit comme si la poudre brûlée était à l’intérieur de sa tête, et non autour de lui. Il essaye de voir à travers la fumée et signale de son sabre dégainé les objectifs possibles, pendant que le caporal Alonso et les autres, qui gardent la bouche bien ouverte pour ne pas avoir les tympans crevés par les détonations, restent accroupis derrière la pièce, boutefeu à la main, dans l’attente de son ordre.

— Là-bas, là-bas !… Regardez à gauche !

Un peu en retrait, tout en surveillant les autres canons, le capitaine Luis Daoiz voit une soudaine volée de mitraille française s’abattre sur le canon du lieutenant, blesser celui-ci au bras et faire tomber le caporal Alonso, le Volontaire de l’État José Abad et l’artilleur González Sánchez. En deux enjambées, il est près d’eux : González Sánchez à la cervelle à l’air et Abad une balle dans le cou, mais ce dernier est toujours vivant. Le caporal Alonso, qui s’en tire avec une entaille au front, se relève en comprimant sa blessure d’une main, prêt à remplir ses obligations. Jacinto Ruiz, qui a un trou de plusieurs pouces à la manche gauche, saigne énormément.

— Comment vous sentez-vous ? demande Daoiz, en criant pour surmonter le fracas des tirs.

Le lieutenant titube et cherche un appui sur le canon. Puis il respire profondément et hoche la tête.

— Je vais bien, mon capitaine, ne vous inquiétez pas… Je peux rester.

— Ce bras a mauvaise allure ! Allez vous le faire soigner.

— Plus tard… J’irai plus tard.

Trois hommes et deux jeunes femmes – l’une est celle qui a tout à l’heure aidé à déplacer le canon, Ramona García Sánchez – accourent des porches voisins et emportent González Sánchez et José Abad au couvent de Las Maravillas en laissant une traînée de sang sur la chaussée. L’exempt José Pacheco, qui, avec son fils le cadet Andrés Pacheco, porte quatre charges de poudre dans leurs cartouches, sort un mouchoir de sa poche et le noue autour de la blessure de Jacinto Ruiz. Une détonation toute proche – le canon commandé par le lieutenant Arango qui tire sur la rue San Pedro – les assourdit tous les deux. Maintenant, le feu de la mousqueterie française se concentre sur l’entrée du parc, et aucun des artilleurs qui s’abritent là ne vient prendre les places rendues vacantes. Daoiz adresse des signes à des civils allongés le long du mur du verger de Las Maravillas pour en faire venir deux : le marchand de vin du cours San Jerónimo José Rodríguez et son fils Rafael.

— Vous savez manœuvrer un canon ?

— Non… Mais ça fait un moment que nous regardons comment on fait.

— Dans ce cas, restez ici. Vous êtes désormais sous les ordres de cet officier.

— Oui, monsieur le capitaine !

Tous ne font pas preuve d’un tel esprit de discipline : Daoiz ne tarde pas à le constater. Artilleurs, soldats et volontaires tiennent bon autant qu’ils le peuvent ; mais chaque fois que le feu s’intensifie, de plus en plus de gens cherchent refuge dans le parc ou dans le couvent sous prétexte d’y porter les blessés. C’est logique, conclut, sans amertume, le capitaine. Rien n’est plus efficace que la mitraille et le sang pour tempérer les enthousiasmes. Parmi tous les officiers qui se sont présentés ce matin comme volontaires, tous ne font pas non plus du zèle. Certains, qui parlaient haut et fort dans les réunions et les cafés, préfèrent maintenant se tenir à l’intérieur. Daoiz soupire, résigné, le sabre à l’épaule, la lame frôlant l’épaulette droite. Chacun fait ce qu’il peut. Tant que lui-même, Velarde et quelques autres continueront à donner l’exemple, la plupart des militaires et des civils ne flancheront pas : que ce soit parce qu’ils gardent une confiance aveugle dans les uniformes qui les guident – ah, se dit-il, si ces pauvres gens savaient ! – ou parce qu’ils sont soucieux de leur dignité et ne veulent pas perdre la face. À défaut d’autre chose, les mots « avoir des couilles » continuent à produire des effets prodigieux dans le peuple de la rue.

— Pointez cette pièce !… Feu !

Les ordres de Jacinto Ruiz retentissent de nouveau à côté de son canon. Satisfait, Daoiz voit que les autres pièces, elles aussi, remplissent leur mission. Les balles passent en essaims bourdonnants, et le Sévillan est surpris d’être toujours vivant et non gisant à terre comme les malheureux qui sont contre le mur, yeux ouverts et visages dégoulinants de sang, ou qui hurlent pendant qu’on les mène au couvent, à l’amputation ou à la mort. Tôt ou tard, nous finirons tous comme ça, pense-t-il. Sur le pavé ou dans le couvent. À cette idée, un rictus de désespoir lui tord la bouche. Un instant, son regard croise celui du lieutenant Rafael de Arango, noir de poudre, couvert de sueur, veste et gilet dégrafés, qui donne des ordres à ses hommes. Le comportement du jeune officier est impeccable, mais, dans ses yeux, on peut lire un reproche. Il semble croire que tout ça me fait plaisir, en déduit Daoiz. Un garçon bizarre, en tout cas : méfiant et peu sympathique. Il doit penser que, même s’il arrive à sortir vivant de Monteleón et ne finit pas fusillé ou en forteresse, nous lui avons brisé à tout jamais sa carrière. Mais qu’importe ! Il peut penser ce qu’il veut. Lieutenants, capitaines ou soldats, aucun ne peut plus faire demi-tour. Cela vaut pour tous, civils compris. Le reste est sans importance.

Tout en agitant ces pensées dans sa tête, Daoiz se tourne pour voir de l’autre côté et se trouve face au capitaine Velarde.

— Qu’est-ce que tu fais là ?

Pedro Velarde, avec le secrétaire Almira toujours collé à lui comme son ombre, arrive, sale et exténué, de l’échauffourée du carrefour de San Andrés, où il vient d’expédier en renfort l’autre moitié de la bande de Cosme de Mora. Daoiz observe que des boutons manquent à son élégante veste verte d’état-major et qu’une épaulette a été tranchée par un coup de sabre.

— Tu crois qu’ils vont venir à notre secours ? l’interroge Velarde.

Il a dû crier pour se faire entendre dans la fusillade. Daoiz hausse les épaules. Pour l’heure, il ne sait pas ce qui lui est le plus pénible : les reproches muets du lieutenant Arango ou l’optimisme obstiné de Velarde.

— Je ne crois pas. Nous sommes seuls… Nous avons allumé la flamme, mais le feu ne prendra pas.

— Pourtant les tirs français faiblissent.

— Pas pour longtemps.

— Il y a encore un espoir, non ? Ton message au capitaine général a dû lui parvenir… Ils vont probablement réagir… Notre exemple va les faire rougir de honte !

Une balle française vrombit entre les deux militaires, qui se regardent dans les yeux. L’un, exalté comme toujours, l’autre qui reste serein.

— Foutaises, mon vieux, répond Daoiz. Et rentre dans le parc, sinon ils vont te tuer.

6

En tirant leurs dernières cartouches, les soldats des Gardes wallonnes Paul Monsak, Gregor Franzmann et Franz Weller se replient en bon ordre de Puerta Cerrada sur la Plaza Mayor par la voûte de la rue Cuchilleros. Ils reculent en se protégeant mutuellement, de porche en porche et sans cesser de se battre avec une ténacité toute germanique, depuis que la dernière charge des cuirassiers et de l’infanterie française les a délogés de la place de la Cebada, où ils s’étaient joints à un groupe qui tentait de résister et où se trouvaient, entre autres, l’habitant de l’Arganzuela Andrés Pinilla, le cordonnier Francisco Doce González, le garde de la Casa del Campo León Sánchez et le vétérinaire Manuel Fernández Coca. Ils ont tué un officier et deux soldats français près de la maison de l’archevêque de Tolède : du coup, les soldats de l’armée impériale ont envahi la demeure et l’ont sauvagement saccagée. Maintenant, traquée par des cavaliers français, la bande s’est dispersée. Sánchez et Fernández Coca s’échappent vers la place du Cordon et les autres vers la Cava Alta, où une balle de fusil déchiquette les jambes d’Andrés Pinilla et une autre tue le cordonnier Doce González. Au moment où les survivants – les trois Gardes wallonnes, un médecin militaire de trente et un ans nommé Esteban Rodríguez Velilla, l’ouvrier maçon Joaquín Rodríguez Ocaña et le Biscayen Cayetano Artúa, au service du marquis de Villafranca – tentent de se retrancher derrière deux voitures abandonnées au pied de l’escalier de la rue Cuchilleros, un peloton d’infanterie impériale descend de la porte de Guadalajara en tirant sur tout ce qui bouge.

— Partons !… Vite !… Filons d’ici !

Pris entre deux feux, le maçon et le Biscayen tombent, blessés à mort, Monsak, Franzmann et Weller s’enfuient par l’escalier, et Esteban Rodríguez Velilla, atteint d’une balle dans une cuisse, essaye de se réfugier dans l’auberge de la Soledad où il loge, mais un cuirassier le rattrape et lui assène deux coups de sabre, dont l’un lui ouvre le crâne et l’autre lui fait une profonde entaille au cou. Perdant son sang, le médecin se traîne de porte en porte jusqu’à Puerta Cerrada, où des habitants pitoyables qui font partie des quelques-uns qui osent s’aventurer dans la rue le recueillent et le portent dans l’auberge. Sa jeune femme, Rosa Ubago, se précipite dans la cour, épouvantée par l’état de son mari qui gît inanimé, les vêtements trempés de sang. À ce moment entrent plusieurs soldats français qui ont vu emporter le blessé et veulent l’achever.

— Fripouille ! Salaud ! l’insultent les soldats impériaux, ivres de fureur.

Les coups de pieds et de crosses pleuvent, ils maltraitent la femme, les habitants s’enfuient, les Français laissent Rodríguez Velilla pour mort et mettent la maison à sac. Le médecin agonisera atrocement pendant dix jours, avant de mourir de ses blessures et des coups reçus. Retirée en Galice, sa veuve Rosa Ubago, selon une lettre que sa famille a conservée, ne se remariera pas, « par respect envers la mémoire de celui qui est mort en héros ».

— Hardi, les braves !… Que Dieu vous bénisse !… Vive l’Espagne !

Ces cris viennent d’une religieuse, sœur Eduarda de San Buenaventura : une des cinq sœurs converses qui, avec quatorze moniales, une prieure et une mère supérieure, résident dans le couvent cloîtré de Las Maravillas, juste en face du parc de Monteleón. À la différence de ses compagnes, sœur Eduarda ne soigne pas les blessés qu’on apporte de la rue et n’aide pas le chapelain, don Manuel Rojo, à leur prodiguer les secours spirituels. Elle est postée à une fenêtre du couvent qui donne sur l’entrée du parc et encourage les hommes qui se battent en leur lançant à travers la grille des images de saints et des scapulaires, que ceux-ci ramassent, baisent et glissent dans leurs vêtements.

— Ne restez pas là, ma sœur, pour l’amour de Dieu ! la supplie la mère supérieure en essayant de l’arracher de la fenêtre.

— Alléluia ! Alléluia ! continue de clamer la religieuse sans se laisser faire. Vive l’Espagne !

Les coups de canon ont brisé les vitres du vestibule et des fenêtres du couvent transformé en hôpital de campagne. Salle capitulaire, chapelle, parloir, sacristie hébergent les blessés qui arrivent sans cesse, et de longues traînées rouges – que les sœurs, au début, lavaient à grand renfort de serpillières et de baquets d’eau, et dont, maintenant, plus personne ne se soucie – souillent les couloirs et les galeries. Grilles et clôture sont oubliées, les portes sur la rue sont ouvertes, et les carmélites récollettes s’activent avec de la charpie, des bandes, des boissons chaudes et de la nourriture, leurs robes et leurs tabliers tachés de sang. Certaines vont à la porte pour prendre en charge les blessés déchiquetés par les balles et la mitraille, amenés par leurs camarades ou venus par leurs propres moyens en titubant, en boitant et en essayant de comprimer leurs blessures.

— Hardi, les braves !… Vive la Vierge immaculée !

D’aucuns se signent en entendant les appels de sœur Eduarda. Dans la rue, où il se tient toujours près des canons, Luis Daoiz observe la religieuse à sa fenêtre, craignant qu’une balle perdue ne l’expédie dans l’autre monde. Il faut qu’elle soit vraiment toquée, décide-t-il. Ou patriote de toute son âme. Il a beau ne pas être un fervent des pieuses effigies ni ne jamais prier plus que le strict nécessaire, le capitaine accepte une petite médaille de la Vierge qu’un civil lui remet sur les instances de la religieuse.

— Elle a dit : C’est pour monsieur l’officier.

Daoiz prend la médaille et la contemple dans sa paume. Chacun voit midi à sa porte. Et puis, conclut-il, ça ne peut pas faire de mal, et l’enthousiasme de la sœur est réconfortant. D’ailleurs, sa présence à la fenêtre met du cœur au ventre des combattants. Et donc, en faisant en sorte d’être vu de ceux qui l’entourent, il baise gravement la médaille, la range dans la poche intérieure de sa veste, adresse, de la tête, un salut à la sœur. Ce qui lui vaut de nouvelles clameurs d’enthousiasme de celle-ci.

— Vive les officiers et les soldats espagnols ! crie-t-elle de derrière sa grille. Tenez bon, Dieu vous regarde du haut du Ciel !… Il vous attend tous là-haut !

Le caporal Eusebio Alonso, noir de poudre, croûtes de sang séché sur le front et moustache brûlée par les décharges, qui est en train de nettoyer l’âme d’un des canons de huit livres, s’arrête, bouche bée, pour regarder la religieuse, puis se tourne vers Daoiz.

— En ce qui me concerne, je préfère le laisser attendre. Ce n’est pas votre avis, mon capitaine ?

— C’est justement ce que j’étais en train de me dire. On n’est pas si pressés.

À deux pâtés de maisons de là, dans la partie de la rue Fuencarral comprise entre les rues San José et de la Palma, le commandant Charles Tristan de Montholon, faisant fonction de colonel du 4e régiment provisoire de la brigade Salm-Isembourg, 1re division d’infanterie, s’approche prudemment de la fenêtre pour jeter un coup d’œil. Le commandant a belle allure, il est d’une bonne famille, beau-fils du sénateur et marquis de Sémonville, jadis révolutionnaire intransigeant et aujourd’hui bien introduit dans le cercle intime de l’Empereur. Cette heureuse situation familiale n’est pas étrangère au fait que Charles de Montholon ait déjà atteint un grade élevé pour ses vingt-cinq ans, bien que ses états de service comportent plus de postes d’état-major auprès de généraux influents que de combats en première ligne. Ce que le fringant colonel ne peut imaginer, en cette tumultueuse journée de mai devant le parc d’artillerie de Madrid – dont il s’aperçoit que le nom, Monteleón, ressemble singulièrement à celui de Montholon –, c’est que l’avenir lui réserve, outre le grade de général et le titre de comte d’Empire, un poste d’observateur privilégié des derniers jours de l’Empereur, auquel il fermera les yeux après l’avoir accompagné à Sainte-Hélène. Mais treize ans le séparent encore de cet instant. Pour l’heure il est à Madrid, au soleil, bicorne sous le bras et mouchoir à la main pour s’éponger le front, en compagnie de deux officiers, de son trompette et d’un interprète.

— Les tireurs avancés doivent tenter de nettoyer la rue et d’éliminer les servants des canons… L’attaque sera simultanée : les Westphaliens depuis la rue San Bernardo, et la 4e compagnie par cette autre rue… Comment s’appelle-t-elle ?

— San Pedro. Elle débouche juste sur l’entrée du parc.

— Par la rue San Pedro, donc. Et d’ici, les 2e et 3e compagnies par la rue San José. Trois points à la fois donneront à ces sauvages du fil à retordre pendant que nous leur tomberons dessus. Eh bien, allons-y… Exécution !

Les capitaines qui accompagnent Montholon se regardent entre eux. Ils se nomment Hiller et Labédoyère. Ce sont des vétérans qui se sont forgés sur les champs de bataille de la moitié de l’Europe et non parmi les aides de camp et les cartes d’un quartier général.

— Ne vaut-il pas mieux attendre l’arrivée de nos canons ? interroge prudemment Hiller. Il serait peut-être préférable de laisser d’abord la mitraille balayer la rue.

Montholon esquisse une moue dédaigneuse.

— Nous pouvons régler ça seuls. Ils ne sont qu’une poignée de militaires et quelques civils. Ils auront à peine le temps de tirer une salve que nous serons déjà sur eux.

— Mais les Westphaliens ont déjà beaucoup souffert.

— Ils ont été trop confiants et ce sont des maladroits. Ne perdons plus de temps.

Sûr de la troupe sous ses ordres, le commandant regarde les alentours. Depuis un moment, pendant que les tireurs avancés font des tirs de diversion sur les canons ennemis, le gros des forces d’assaut prend position en attendant l’ordre d’avancer. De la fontaine Neuve à la porte de Los Pozos, la rue Fuencarral fourmille des vestes bleues, pantalons blancs, guêtres et shakos noirs de l’infanterie de ligne. Les soldats sont jeunes, comme d’habitude en Espagne, mais encadrés par des sous-officiers disciplinés et expérimentés. C’est peut-être ce qui explique leur calme, malgré les cadavres de leurs camarades qu’ils voient au loin, gisant sur la chaussée. Ils veulent se venger et, en se voyant si nombreux, ils ont confiance. Ils sont quand même l’infanterie de l’armée la plus puissante du monde ! Montholon, lui non plus, ne nourrit aucun doute. Dès que l’attaque aura commencé, la défense des insurgés s’effondrera comme un château de cartes.

— Allons-y, une bonne fois pour toutes.

— À vos ordres.

Sonneries de trompette, roulements de tambour : le capitaine Hiller tire son sabre, crie « Vive l’Empereur ! » et se plante au milieu de la rue, tandis que les quatre-vingt-dix soldats de sa compagnie se mettent en mouvement. En tête, les tireurs qui sautent de porte en porte, puis des files de soldats qui se collent aux façades et marchent derrière leurs officiers. Du carrefour où il se trouve, le commandant les voit progresser sur les deux bords de la rue San José tandis que crépite la fusillade et que la fumée s’étend comme un nuage au ras du sol. Par les roulements des tambours qui proviennent des environs, Montholon sait que, dans le même instant, un mouvement similaire est en action dans la rue San Pedro, près du couvent des sœurs, et que les Westphaliens, que l’expérience a rendus prudents, progressent également par la rue San Bernardo. L’idée est que ces trois attaques simultanées convergent sur l’entrée même du parc.

— Quelque chose ne va pas, dit Labédoyère, qui est resté près de Montholon.

Quoi qu’il lui en coûte, ce dernier a le même sentiment. En dépit de la pluie de balles qui s’abat sur les canons rebelles, les Espagnols ne bronchent pas. D’innombrables éclairs percent la fumée. Une explosion fait trembler les façades, et un projectile vient s’écraser contre les murs en faisant voler en éclats crépi, briques et bois. Peu après apparaissent des soldats français qui reviennent blessés, se cramponnant aux murs, ou qui titubent, soutenus par leurs camarades. L’un d’eux est le capitaine Hiller, le visage en sang, car un ricochet lui a arraché son shako et l’a blessé au front.

— Ils ne plient pas, rapporte-t-il pendant qu’il nettoie le sang qui l’aveugle et se fait panser avant de retourner, stoïque, en bon soldat de métier, dans le nuage de fumée.

En le voyant repartir, Labédoyère fronce les sourcils.

— Je crois que ça ne sera pas si facile, commente-t-il.

Montholon lui impose le silence et donne un ordre sec.

— Avancez avec votre compagnie.

Labédoyère hausse les épaules, tire son sabre, fait battre le tambour, crie « Baïonnette au canon ! » et pénètre dans le nuage de poudre derrière Hiller, suivi de cent deux soldats qui baissent la tête chaque fois que, en face, flamboie un chapelet d’éclairs.

— En avant ! Vive l’Empereur !… En avant !

Resté au carrefour, inquiet, le commandant Montholon se ronge l’ongle de l’annulaire gauche, où luit une bague en or aux armes de sa famille. Il est impossible, se dit-il, que dans une sordide et obscure affaire de rétablissement de l’ordre, un quarteron d’insurgés déguenillés résiste aux vainqueurs d’Iéna et d’Austerlitz. Mais le capitaine Labédoyère a raison. Ça ne sera pas facile.

La balle frappe Jacinto Ruiz dans le dos et ressort par la poitrine. À cinq ou six pas de là, Daoiz le voit se dresser comme si, soudain, il avait oublié quelque chose d’important. Après quoi, le lieutenant lâche son sabre, regarde avec étonnement l’orifice de sortie dans la toile déchirée de sa veste blanche, et, enfin, suffoqué par le sang qui jaillit de sa bouche, tombe d’abord sur le canon puis sur le pavé, glissant le long de l’affût.

— Occupez-vous de cet officier ! ordonne Daoiz.

Des civils prennent Ruiz et l’emportent à l’intérieur du parc, mais Daoiz n’a pas le temps de se lamenter sur la perte du lieutenant. Deux artilleurs et quatre civils qui servent les canons sont tombés sous la grêle de balles que les Français font pleuvoir sur les pièces, et plusieurs de ceux qui aident à charger et à pointer sont blessés. Chaque fois que les ennemis parviennent à se rapprocher un peu, leur tir se fait plus précis, et des essaims de plombs passent en bourdonnant pour aller frapper le métal des canons ou faire voler en éclats le bois des affûts. Pendant que Daoiz regarde autour de lui, une balle vient heurter avec un claquement métallique la lame du sabre qu’il tient toujours contre son épaule. Il constate que l’impact a creusé dans celle-ci une entaille d’un demi-pouce.

Je n’en sortirai pas vivant, se dit-il encore une fois.

Les sifflements et les claquements secs redoublent. À force de s’attendre à être touché d’un moment à l’autre, la tension des muscles rend le dos et le torse de Daoiz douloureux. Un autre artilleur affecté au canon du lieutenant Arango, Sébastian Blanco, vingt-huit ans, porte les mains à sa tête et s’effondre avec un gémissement.

— D’autres hommes à cette pièce… Ne la dégarnissez pas !

Satisfait, Daoiz observe que, même en se battant ainsi exposés en plein milieu de la rue, les canons sont manœuvrés avec régularité et de façon relativement efficace, et que leurs tirs rasants imposent le respect aux Français, en s’unissant au feu impitoyable qui vient du mur et des fenêtres supérieures du parc, où le capitaine Goicoechea et ses Volontaires de l’État font leur travail. Des maisons d’en face et du verger de Las Maravillas, les civils, qui gardent le moral, tirent également ou alertent sur les mouvements de l’ennemi. Daoiz voit l’un d’eux quitter son abri, courir vingt pas sous le feu pour fouiller les poches d’un Français mort près du porche du couvent et, après l’avoir détroussé, revenir sans une égratignure.

— Il y a des gabachos qui se rassemblent là-bas ! Ils vont charger à la baïonnette !

— Apportez de la mitraille !… Il faut tirer à mitraille !

Les sacs chargés de balles ou de morceaux de métal sont épuisés depuis longtemps. Quelqu’un apporte une boîte pleine de pierres à fusil.

— C’est tout ce qu’il y a, mon capitaine.

— Il en reste d’autres ?

— Une seule.

— C’est toujours mieux que rien… Chargez la pièce !

Joignant ses efforts à ceux des servants, Daoiz aide à pointer le canon sur la rue San Bernardo. Une balle claque tout près de sa main droite, métal contre métal, et s’écrase à terre, aplatie, de la taille d’une pièce de monnaie. Le capitaine est aidé par l’artilleur Pascual Iglesias, et un homme du peuple de vingt-sept ans, grand et fort, un vrai ruffian, nommé Antonio Gómez Mosquera. Comme les roues de l’affût butent contre les décombres de la rue, Ramona García Sánchez, qui continue d’apporter du parc des cartouches ou de l’eau pour rafraîchir canons et artilleurs, aide aussi à pousser.

— C’est pas le moment de flancher, messieurs les soldats, blague-t-elle, en ahanant, dents serrées, une épaule contre les rayons d’une roue.

Dans l’effort, la résille qui maintient ses cheveux s’est défaite, et ceux-ci tombent en vagues sur ses épaules.

— Olé ! Voyez cette courageuse ! lance galamment Gómez Mosquera en jetant un regard sur le corsage légèrement entrouvert de la fille.

— Parle moins et vise mieux, mon joli… J’ai envie d’un éventail en plumes de gabacho pour aller le dimanche aux arènes.

— C’est comme si c’était fait, ma belle.

Dès que le canon est en position, l’artilleur Iglesias enfonce l’épinglette dans la lumière, passe un écouvillon dans le tube et lève la main.

— Prêt !

— Feu, ordonne Daoiz, pendant que tous s’écartent.

C’est Gómez Mosquera qui applique le boutefeu fumant. Une violente secousse fait reculer le canon, et celui-ci expédie une volée de pierres à fusil transformées en mitraille sur les Français qui se pressent à cinquante pas. Soulagé, Daoiz voit la masse des ennemis se décomposer : des soldats tombent, d’autres courent, et cet endroit de la rue se vide. Du mur de clôture et des balcons voisins, les tireurs applaudissent. Ramona García Sánchez, après s’être essuyé le nez du dos de la main, complimente joyeusement le capitaine.

— Vive messieurs les officiers ! On peut être petit mais quand même joli garçon ! Et vive leurs mères, qui nous les ont donnés !

— Merci. Mais allez-vous-en, ils vont tirer à leur tour.

— M’en aller ?… Même les Maures de Murat ne me délogeront pas d’ici, ni leur impératrice Agrippine, ni leur freluquet de Nabuléon Malaparte… Je ne marche que pour le roi Ferdinand.

— Je vous dis de vous en aller, insiste Daoiz avec raideur. C’est trop dangereux de rester à découvert.

La figure salie par la fumée de la poudre, la fille se noue un foulard autour de la tête pour rassembler ses cheveux et esquisse un sourire. Daoiz observe que la sueur met des taches sombres à sa chemise et ses aisselles.

— Tant que vous resterez ici, mon général, Ramona García ne vous lâchera pas… Comme dit une cousine à moi qui n’est pas mariée, un homme, ça se suit jusqu’à l’autel, et un homme courageux jusqu’à la fin du monde.

— Elle dit vraiment ça, votre cousine ?

— Juré craché, cœur de ma vie.

Et, en remettant un peu d’ordre dans sa mise devant les sourires fatigués des artilleurs et des civils, Ramona García Sánchez chante à voix basse au capitaine deux ou trois mesures d’une copia.

L’ultime affrontement dans le centre de Madrid a lieu sur la Plaza Mayor, où se sont retirés les derniers groupes qui disputent encore la rue aux Français. S’abritant sous les arcades, les porches et dans les ruelles voisines, leurs munitions épuisées, avec pour seules armes des sabres, des navajas et des couteaux, une poignée d’hommes livrent un combat sans espoir, meurent ou sont faits prisonniers. Le boulanger Antonio Maseda, acculé par un détachement de l’infanterie française, refuse de lâcher la vieille épée rouillée qu’il tient à la main et est criblé de coups de baïonnettes sous le portique de Pañeros. Le mendiant Francisco Calderón subit le même sort, abattu d’une balle en essayant de s’échapper par le passage de l’Infierno.

— On n’a plus rien à faire ici !… Filons, et que chacun se débrouille comme il peut !

Une détonation finale, et tous se mettent à courir. Dans l’embouchure de la rue Nueva, les détenus de la Prison royale ont tiré leur dernier coup de canon contre les grenadiers français qui débouchent de la rue de la Platería. Après quoi, toujours sur les conseils du Galicien Souto, ils rendent la pièce inutilisable en l’enclouant et se dispersent dans les rues proches. Un coup de feu abat le détenu Domingo Palén, qui est ramassé, encore en vie, par ses camarades. Dans leur fuite, juste au moment où ils se mettent à courir aveuglément dans la rue de l’Amargura, le charbonnier asturien Domingo Girón, les détenus Souto, Francisco Xavier Cayón et Francisco Fernández Pico, tombent sur six cavaliers polonais qui leur crient de se rendre. Ils sont sur le point d’obéir, quand, d’un balcon, intervient la jeune Felipa Vicálvaro Sáez, âgée de quinze ans, en lançant des pots de fleurs sur les Polonais, dont l’un tombe de cheval. Un coup de feu retentit, la fille s’effondre, transpercée par une balle, et les détenus en profitent pour faire face, couteaux à la main.

— Salauds de Gabachos !On va vous foutre vos sabres dans le cul !

Dans la mêlée, ils tuent le cavalier démonté, et les autres tournent casaque tandis que les quatre hommes traversent la Calle Mayor en courant. D’autres Polonais arrivent au galop, d’autres coups de feu sont tirés, et le charbonnier Girón s’écroule, mort, au coin de la rue Bordadores. Quelques pas plus loin, dans la rue de Las Aguas, Fernández Pico a un genou éclaté par une balle et tombe.

— Ne me laissez pas là !… Au secours !

Les sabots des cavaliers résonnent tout près. Ni Souto ni Cayón ne prennent le temps de regarder derrière eux. Le blessé tente de ramper jusqu’à l’abri d’un porche, mais un Polonais arrête net son cheval devant lui, se penche, et, sans mettre pied à terre, l’achève posément avec son sabre. Ainsi finit Francisco Fernández Pico, âgé de dix-huit ans, domicilié rue de la Paloma et berger de profession. Il était en prison pour avoir poignardé un tavernier qui avait mis de l’eau dans son vin.

Les hasards de l’ultime résistance sur la Plaza Mayor ont réuni dans le même groupe, près de la voûte de la rue Cuchilleros, Teodoro Arroyo, qui habite sur l’escalier des Animas, le courrier des Postes Pedro Linares – survivant de plusieurs escarmouches –, les Gardes wallonnes Monsak, Franzmann et Weller, le Napolitain Bartolomé Pechirelli, l’invalide de la 3e compagnie Felipe García Sánchez et son fils le cordonnier Pablo García Vélez, les employés d’ambassade à la retraite Nicolás Canal et Miguel Gómez Morales, le tailleur Antonio Gálvez et ce qui reste de la bande formée par l’orfèvre de la rue Atocha Julián Tejedor de la Torre, son ami le bourrelier Lorenzo Domínguez et divers commis et apprentis. En tout dix-sept hommes, qui se sont réfugiés sous la voûte qui donne accès à la place, et leur nombre attire l’attention d’un peloton ennemi en train de récupérer le canon abandonné. Comme ils ne peuvent atteindre les Espagnols avec leurs fusils, car ceux-ci se protègent sous les porches et derrière les épais piliers des arcades, les Français chargent à la baïonnette, ce qui donne lieu à un corps à corps sans merci. Plusieurs soldats français tombent, et aussi Teodoro Arroyo, l’aine ouverte d’un coup de baïonnette, tandis que le courrier des Postes Pedro Linares, qui a roulé à terre étroitement enlacé à un sergent français, l’accable de coups de couteau avant d’être tué par plusieurs ennemis.

— Paul !… Sauve-toi, Paul !

Le cri lancé par le soldat de la Garde wallonne Franz Weller à son camarade Monsak arrive trop tard car, déjà, celui-ci est tombé, les poumons transpercés, étouffé par le sang qui lui monte à la bouche. Hors d’eux, Weller et Gregor Franzmann se jettent sur les Français en se servant des baïonnettes fixées sur leurs fusils contre les lames acérées des ennemis. C’est une mêlée où l’on se bat à coups de crosses et à l’arme blanche. Des deux côtés, on hurle pour se donner du courage et terrifier l’ennemi, d’autres hommes tombent, aspergeant tout de leur sang. Les insurgés tiennent bon et les Français reculent.

— En avant ! crie Pablo García Vélez. Ils battent en retraite !… Tuons-les tous !

Weller et Franzmann, qui ont reçu des blessures légères – le premier a l’arcade sourcilière ouverte, le second, une entaille de baïonnette à l’épaule –, savent qu’appliquer le mot « retraite » à l’ennemi est une chimère ; aussi, après avoir échangé un bref regard d’intelligence, ils jettent leurs fusils et se précipitent sous les arcades en esquivant comme ils le peuvent le feu de mousqueterie qui vient de l’autre côté. Ils arrivent de la sorte sur la petite place de la Provincia, où ils butent sur des soldats français. À leur surprise, ceux-ci, en les voyant seuls, en uniforme et sans armes, ne se montrent pas hostiles. Ils échangent avec eux quelques mots en français et en allemand, et les aident même à panser leurs blessures quand les Gardes wallonnes leur racontent qu’ils les ont reçues en tentant de s’interposer entre les combattants.

— Ces Espagnols, vous savez… affirme Franzmann. De vrais animaux, tous. Jawohl !

Après quoi, les Français indiquent aux deux camarades le meilleur chemin à suivre pour ne pas faire de mauvaises rencontres, et ceux-ci descendent la rue Atocha pour aller se faire soigner à l’Hôpital général. Quelques heures plus tard, sans autres incidents, le Hongrois et l’Alsacien seront de retour dans leur caserne. Et là, alors qu’ils s’attendaient à un sévère châtiment pour désertion, ils s’apercevront à leur grand soulagement que, dans la confusion qui y règne, personne n’a remarqué leur absence.

Le tailleur Antonio Gálvez n’a pas la chance des Gardes wallonnes Franzmann et Weller, quand il tente de s’échapper, après s’être séparé du groupe dans la mêlée de la voûte de la rue Cuchilleros. Pendant qu’il court de la rue Nueva à la petite place San Miguel, une volée de mitraille balaye l’espace, fait voler les pavés en éclats, atteint Gálvez aux jambes et l’étend sur la chaussée. Il parvient à se relever et se remet à courir en trébuchant lourdement, tandis que les voisins qui sont aux balcons lui prodiguent leurs encouragements ; mais il ne fait que quelques pas avant de s’écrouler de nouveau. Il est toujours en train de ramper quand les soldats le rattrapent, tirent sur les balcons pour en faire fuir les habitants et écrasent sans pitié le corps avec leurs crosses. Laissé pour mort, réanimé plus tard grâce au geste charitable de deux femmes qui sortent le relever et le portent dans une maison proche, Antonio Gálvez demeurera invalide pour le reste de ses jours.

Non loin de là, après s’être échappé de la Plaza Mayor, le cordonnier Pablo García Vélez, âgé de vingt ans, cherche son père. Lorsque la seconde charge française à la baïonnette s’est vue soutenue par des cuirassiers venus de la rue Impérial, et que le reste du groupe de la voûte de la rue Cuchilleros a été dispersé sous une avalanche de coups de sabres, García Vélez et son père – le Murcien de quarante-deux ans Felipe García Sánchez – ont été séparés, chacun essayant de se sauver comme il le pouvait. Maintenant, sa navaja passée dans sa large ceinture et une entaille au cuir chevelu saignant un peu, épuisé par le combat et les galopades qu’il a dû fournir, les Français à ses trousses, le cordonnier parcourt prudemment les alentours, avançant de porche en porche, inquiet du sort de son père ; il ignore qu’à cette heure, après avoir fui vers les environs de la rue Preciados, Felipe García Sánchez gît sur le pavé avec deux balles dans le dos.

— Faites attention, monsieur !… Il y a des Français aux Conseils !

García Sánchez sursaute et se retourne. Assise sur les marches de bois, dans la pénombre de l’entrée où il vient de se réfugier, se tient une jeune fille de seize ou dix-sept ans.

— Remonte chez toi, ma fille. Ce qui se passe dehors n’est pas fait pour toi.

— Cette maison n’est pas la mienne. J’attends de pouvoir partir.

— Alors, attends encore un peu, jusqu’à ce que ça se calme.

Le garçon demeure sous la voûte, guettant les environs. Ils semblent tranquilles, bien que des tirs isolés résonnent du côté de la Plaza Mayor. Il parvient à voir un homme mort : un civil, étendu sur le ventre, à quinze pas.

J’espère, se dit-il, que mon père a réussi à s’en sortir. Puis il pense aux autres. À tous ces gens dispersés lors du dernier assaut français. Avant de se mettre à courir, il a eu le temps d’en voir certains lever les mains et se rendre. Il se dit qu’il n’aimerait pas être dans leur peau, avec tous ces gabachos morts sur la place.

— Vous voulez un peu de pain ?

García Vélez n’a rien mangé depuis qu’il est parti de chez lui, au petit matin. Il s’assied donc sur une marche, près de la jeune fille qui lui tend la moitié d’un pain, sur les deux qu’elle porte dans un panier. Elle n’est ni laide ni jolie. Elle dit s’appeler Antonia Nieto Colmenar, couturière dans le quartier, habitant près de l’église de Santiago. Elle était sortie faire ses achats sur la place quand elle a été surprise par les charges des Français et a cherché à s’abriter.

— Tu as du sang sur ta jupe, ma fille, observe le cordonnier.

— Vous aussi, vous en avez, sur les mains et à la tête.

Le jeune homme sourit, en regardant le rouge sombre qui sèche sur ses doigts et sa navaja. Puis il tâte sa blessure au crâne. Elle le brûle.

— Le sang sur mes mains est français, dit-il fièrement.

— Le mien est celui d’un homme mort, pas très loin. Je me suis agenouillée pour le secourir, mais je n’ai rien pu faire. Après, je suis venue ici… À cause de ce sang, personne n’a voulu me laisser entrer. Dès qu’ils le voyaient, les gens qui m’avaient ouvert leur porte la refermaient aussitôt… Ils ne veulent pas avoir de problèmes.

Le cordonnier écoute distraitement, occupé à mordre dans le pain avec voracité, mais la troisième bouchée ne passe pas, il a la gorge trop sèche. Il donnerait sa vie, décide-t-il, pour un quart de vin. Cette pensée le pousse à se lever, à monter l’escalier et à frapper à trois ou quatre portes. Nul n’ouvre ni ne répond à ses appels, et il doit se résigner à redescendre.

— Les lâches, de vrais enfants de Satan… Pires que les gabachos !

Il trouve la jeune fille en train d’observer la rue, son panier au bras.

— Tout semble calme. Je vais rentrer chez moi.

Pour García Vélez, ce n’est pas une bonne idée. Il lui dit que les Français sont partout. Et qu’ils ne respectent rien.

— Tu devrais attendre un peu.

— Ça fait déjà longtemps que je suis partie. Ma mère doit s’inquiéter.

Après avoir scruté très attentivement les deux bouts de la rue, la fille remonte un peu sa jupe d’une main et se met en route d’un pas vif et craintif. Du porche, García Vélez la voit s’éloigner. À ce moment, du côté des Conseils, il entend un bruit de sabots, se retourne et aperçoit cinq cuirassiers qui arrivent au trot dans le haut de la rue. En voyant la fille, ils éperonnent leurs montures et passent devant le porche en poussant des cris de joie. Le cordonnier jure intérieurement. La pauvre petite n’a aucune chance de leur échapper.

« Ton destin s’arrête ici, camarade. » Tels sont les mots qu’il s’adresse à lui-même, résolu à affronter l’inéluctable. Après quoi, dans le claquement sec du cran d’arrêt, il ouvre sa navaja.

À la fenêtre du deuxième étage d’une maison de la Calle Mayor, où il s’est posté derrière une persienne, l’employé de la Bibliothèque royale Lucas Espejo, cinquante ans, qui vit avec sa mère malade et une sœur célibataire, voit cinq cuirassiers français poursuivre une jeune fille qui court devant les chevaux avant d’être rattrapée et jetée à terre. Trois cavaliers continuent leur route, mais les deux autres font caracoler leurs montures autour de la fille, qui se relève, étourdie. Brusquement, elle tente de s’échapper. Un cuirassier se penche et la saisit brutalement par les cheveux. Furieuse, elle se débat, lui mord la main, et le Français la fait lâcher prise d’un coup de sabre.

— Oh, mon Dieu ! murmure Lucas Espejo, en repoussant sa sœur qui veut regarder, elle aussi.

Horrifié, l’employé de la Bibliothèque royale est sur le point de quitter la fenêtre quand, d’un porche voisin, il voit sortir un homme jeune portant espadrilles et large ceinture, en manches de chemise sous son gilet, qui se jette, navaja à la main, contre le cuirassier et poignarde le cheval au col ; celui-ci plie les jambes de devant, tandis que l’homme agrippe le cavalier, dressé sur sa selle et lui plante à plusieurs reprises sa lame de deux empans dans la jointure de la cuirasse, avant que le second cuirassier, arrivant par-derrière, le tue d’une balle de pistolet à bout portant.

Une grêle de balles françaises oblige à rentrer dans l’appartement les trois hommes qui se battent, retranchés derrière les matelas, au balcon qui donne sur la rue San José, face au mur de clôture du parc de Monteleón.

— Ça devient mauvais, dit le maître de maison, don Curro García, en tirant les dernières bouffées de son havane.

La bouteille d’anis qui roule, vide, à ses pieds, n’a pas modifié sa fermeté. Il s’est servi de son fusil avec une efficacité de chasseur contre les Français rassemblés au coin de la rue San Bernardo. Mais le feu ennemi de plus en plus intense permet à peine de lever la tête. À côté de don Curro, le jeune Francisco Huertas de Vallejo a la bouche sèche et amère, remplie d’un désagréable goût de poudre. Ses lèvres et sa langue sont grises, car il a mordu et glissé dans le canon de son fusil dix-sept des vingt cartouches en papier ciré – chacune contenant une balle et la charge nécessaire pour tirer – qu’on lui a données avant le début du combat. Personne n’est venu leur apporter de nouvelles munitions du parc d’artillerie, à peine visible dans la fumée et les éclairs des tirs de canons. L’ouvrier typographe Vicente Gómez Pastrana a fait une tentative de sortie, après avoir brûlé sa dernière cartouche, et il se tient maintenant adossé au mur du salon dévasté – le plafond et les meubles sont criblés d’impacts de balles –, les mains dans les poches, regardant ses compagnons tirer. Tout à l’heure, il a voulu aller chercher des munitions, mais les ennemis sont très près, le feu est nourri et il est impossible de traverser la rue. En bas, il ne reste personne, et dans les autres maisons non plus. Inquiet, le typographe a dit que les gabachos pouvaient désormais apparaître d’un moment à l’autre dans l’escalier.

— Il faut s’en aller, suggère-t-il.

— Et par où ?

— Par-derrière. Au couvent de Las Maravillas.

Francisco Huertas mord encore une cartouche, met poudre et balle dans le canon, et, usant du papier ciré comme de bourre, tasse le tout avec la baguette. Puis il hoche la tête, peu convaincu. Cela ne ressemble pas du tout à ce qu’il imaginait quand, en entendant le tumulte, il est sorti de chez son oncle, prêt à se battre pour la patrie. En réalité, à présent, il se bat pour lui-même. Pour rester vivant.

— Je crois que nous devrions rejoindre ceux du parc. Là, nous pourrions continuer à nous battre.

— Par la rue, c’est impossible, rétorque Gómez Pastrana. Les mosiús sont à vingt pas et ne nous laisseront pas traverser… Tandis qu’en passant par les cours nous arriverions peut-être jusqu’à nos canons. Si on reste ici, on est faits comme des rats.

Indécis, Francisco Huertas consulte le maître de maison. Don Curro se gratte ses favoris gris et regarde, impuissant, autour de lui. C’est ici son foyer, et il n’a nulle envie de l’abandonner à l’ennemi.

— Partez, vous autres, finit-il par dire d’un ton brusque. Moi je reste.

— Les gabachos arrivent.

— Justement… Que diraient les voisins, si je me défilais ?

— Mais eux, ils ne s’en sont pas privés !

— Chacun fait comme il veut.

Il est impossible de déterminer si le courage de don Curro est dû à sa volonté de défendre sa maison ou à la bouteille vide qui gît sur le plancher. Prudemment accroupi derrière les matelas du balcon, le jeune Huertas jette un dernier coup d’œil. Les uniformes bleus sont de plus en plus nombreux au coin de la rue San Bernardo, harcelés par les Volontaires de l’État depuis les fenêtres supérieures du parc. En bas, dans la rue San José, face à l’entrée principale de Monteleón, les trois canons continuent de tirer par intervalles, et quelques civils font encore feu depuis les maisons contiguës. Près des pièces d’artillerie se tient un important groupe d’hommes auxquels se mêlent quelques femmes, indifférents au fait de se trouver à découvert au milieu de la chaussée sous la mousqueterie ennemie.

— Je m’en vais, conclut-il, en revenant à l’intérieur.

Le typographe Gómez Pastrana se détache du mur.

— Où ?

— Avec ceux qui se battent en bas.

L’autre saisit son fusil, met la baïonnette au canon et se passe la langue sur les lèvres, aussi noires de poudre que celles de Francisco Huertas.

— Eh bien, filons, dit-il après un instant de réflexion. Inutile de moisir plus longtemps ici.

— Vous nous suivez, don Curro ?

Le maître de maison, qui se penche pour allumer un nouveau havane, hoche négativement la tête.

— J’ai déjà dit que non, lâche-t-il en expulsant de la fumée, l’air héroïque. Samson tombera ici, avec tous les Philistins.

— Et votre femme ?

— C’est pour elle que je le fais… Et pour mes enfants, si j’en avais – nouvelle bouffée de fumée –, ce qui n’est pas le cas.

Francisco Huertas met son fusil en bandoulière.

— Alors que Dieu vous protège.

— Et vous aussi, mes amis.

Les deux jeunes gens descendent l’escalier, tournent le dos à l’entrée principale, traversent une cour fleurie de pots de géraniums autour d’une citerne et sortent par la porte du fond. Quelques balles passent en l’air et leur font baisser la tête. Un verre des lunettes de Gómez Pastrana est cassé.

— Nom de Dieu ! C’est l’œil pour viser.

En s’aidant mutuellement, ils sautent un mur et se retrouvent de l’autre côté, près du verger de Las Maravillas. De la fumée plane au loin, au-dessus des toits. Dans la rue et les environs, la fusillade continue.

— Quelqu’un vient derrière nous, chuchote le typographe.

— Des gabachos ?

— Possible.

Il a eu à peine le temps de le dire que, devant la baïonnette qu’il pointe vers le haut du mur, apparaissent les favoris gris et la face apoplectique de don Curro. Le chasseur est en sueur, il porte son fusil dans le dos, et l’effort lui coupe la respiration.

— J’ai réfléchi, dit-il.

Le serrurier Blas Molina Soriano, qui a aidé à transporter le lieutenant Ruiz, revient à l’entrée du parc, les poches bourrées de cartouches. Là, adossé à un montant déchiqueté de la porte, il tire sur les Français qui avancent depuis la fontaine Neuve et la rue Fuencarral. Il lui semble que des jours entiers se sont écoulés depuis cette première heure de la matinée où il a pris la tête de la rébellion, sur l’esplanade du Palais. Et il sent la déception le gagner. Les combattants sont peu nombreux, comparés à la population de Madrid. Et les militaires, à part ceux de Monteleón, où presque tous se donnent à fond, ne se montrent pas pressés de participer à la lutte. Pourtant, Molina croit encore que les soldats espagnols finiront par sortir de leurs casernes. C’est impossible, pense-t-il, que des hommes qui ont du sang dans les veines permettent aux Français de mitrailler impunément le peuple comme en ce moment, sans bouger le petit doigt pour les en empêcher. Mais une si longue attente et l’absence de nouvelles sont de mauvais augure. À mesure que le temps passe, que les ennemis resserrent leur étreinte et que de plus en plus de gens meurent, le serrurier sent son espoir s’amoindrir. Les renforts tant souhaités n’arrivent pas, trop de civils et de militaires se démoralisent, épuisés ou pris de peur, et se retirent du feu pour se réfugier dans le fond du parc ou les maisons voisines, tandis que les Français se font aussi nombreux que les abeilles dans une ruche. C’est pourquoi, profitant d’un répit de la fusillade, il s’approche de l’officier d’artillerie qui, sabre à la main, dirige le tir des canons.

— Quand donc les militaires vont-ils venir nous secourir, mon capitaine ?

— Bientôt.

— Sûr ?

Luis Daoiz le regarde, impassible, l’air absent. Comme s’il ne le voyait pas.

— Aussi sûr que Dieu existe.

Molina, impressionné par l’attitude de l’officier, avale sa salive avec difficulté, car il a la gorge aussi sèche que de la morue salée.

— Bon, si vous le dites…

La femme qui aide au canon le plus proche, Ramona García Sánchez, s’essuie le nez du dos de sa main sale et lance au serrurier un regard noirci par la fumée de la poudre.

— Vous n’avez pas entendu monsieur le capitaine, tête de mule ?… S’il dit qu’ils vont venir, c’est qu’ils viendront. Un point c’est tout. Et maintenant, restez pour nous aider ou partez, mais ne nous gênez pas. C’est pas le jour de bavarder.

— Ne vous fâchez pas comme ça, madame.

— Je me fâche si je veux. Et tant pis si ça te déplaît !

Le dernier mot est couvert par une détonation. Un autre canon vient de tirer, et le recul de l’affût manque de faire tomber à la renverse Molina, qui sursaute et s’écarte. En réponse arrive une furieuse fusillade française. Au milieu de la fumée et des balles qui sifflent, un des servants de la pièce se remet à crier en direction de l’entrée du parc :

— De la poudre et des boulets !… Ici… Vite !

De l’entrée arrivent plusieurs civils, dont deux femmes – la jeune Benita Pastrana et la voisine de la rue San Gregorio Juana García –, avec les munitions et leurs cartouches qu’ils portent dans de gros couffins d’alfa en se baissant pour éviter les décharges ennemies. Ils alimentent ainsi le canon du lieutenant Arango qui continue de prendre en enfilade la rue San Pedro, servi par l’artilleur Antonio Martín Magdalena avec l’aide des civils Juan González, de la femme de celui-ci, Clara del Rey, et de ses fils Juanito, dix-neuf ans, Ceferino, dix-sept ans, et Estanislao, quinze ans. On réapprovisionne aussi le canon qui était commandé par le lieutenant Ruiz et que dirige maintenant, en direction de la rue Fuencarral et de la fontaine Neuve, le caporal Eusebio Alonso avec, à ses côtés, le secrétaire Rojo, le marchand de vin José Rodríguez et son fils Rafael. La troisième pièce reçoit, de la même manière, quatre boulets et charges de poudre, pour tirer vers la rue San Bernardo et la fontaine de Matalobos ; elle est servie par les artilleurs Pascual Iglesias et Juan Domingo Serrano, le ruffian Antonio Gómez Mosquera et le soldat des Volontaires de l’État Antonio Luque Rodríguez. Plusieurs soldats et civils se tiennent aussi parmi eux, à plat ventre, agenouillés ou, pour les plus audacieux, debout, tirant dans toutes les directions pour les protéger du feu français. D’autres s’abritent derrière les affûts, pour charger fusils et pistolets, ou reçoivent les armes qu’on leur passe, chargées, de l’intérieur du parc. Les pertes sont sévères : ainsi tombent Juan Rodríguez Llerena, tanneur, originaire de Carthagène du Levant, le soldat des Volontaires de l’État Esteban Vilmendas Quílez, âgé de dix-neuf ans, et Francisca Olivares Muñoz, habitant rue de la Magdalena, qui a le cou traversé par une balle au moment où elle apporte une dame-jeanne de vin aux artilleurs. Les affûts des canons sont tachés de sang, le sol est couvert de flaques et de traces rouges laissées par les corps que l’on traîne, à peine tombés, vers l’entrée du parc ou le couvent de Las Maravillas ; à une fenêtre de celui-ci, sœur Eduarda continue d’arroser les combattants de médailles et d’images pieuses et de les haranguer.

— Que Dieu vous bénisse tous !… Vive l’Espagne !

Bénis ou pas bénis, pense amèrement Luis Daoiz, il n’empêche que les défenseurs du parc se font tirer comme des lapins. Il le dit – discrètement, entre ses dents – au capitaine Velarde quand celui-ci vient voir comment les choses se passent dehors.

— Nous avons mis ces malheureux dans un fichu pétrin, Pedro.

Velarde, qui arbore toujours son visage d’halluciné, le regarde comme s’il tombait de la lune.

— Il suffit d’attendre encore un peu, dit-il en rajustant l’épaulette tranchée d’un coup de sabre. Les camarades ne peuvent pas nous laisser comme ça.

— Les camarades ? Quels camarades ? – Daoiz baisse encore la voix. – Ils sont tous planqués dans leurs casernes… Et si jamais on se tire de ce guêpier, ce qui nous attend, toi et moi, c’est le poteau d’exécution. Quelle que soit l’issue, on est frits.

Des balles françaises passent en bourdonnant, tout près d’eux. Après avoir observé calmement les deux extrémités de la rue, Velarde se rapproche un peu de son ami.

— Ils viendront, murmure-t-il d’un ton confidentiel. Je te l’assure.

— Tu parles qu’ils vont venir !

Velarde retourne à l’intérieur du parc, et Luis Daoiz inspecte de nouveau les alentours, bourré de remords en sentant les regards confiants rivés sur lui ; son uniforme et son attitude continuent de rassurer les combattants. De toute manière, conclut-il, impossible de revenir en arrière. La fatigue, les pertes nombreuses, la pression des Français commencent à faire leur effet. Daoiz ne veut pas penser à ce qui arrivera si les Français, qui connaissent quand même bien leur métier, en arrivent au corps à corps dans une charge à la baïonnette. Et cela, en supposant qu’il restera des hommes pour les recevoir. Le rassemblement des combattants autour des trois pièces d’artillerie attire la plus grande part du feu nourri de l’ennemi, dont les tireurs se font de plus en plus précis. Une autre balle claque contre la culasse d’un canon, et le ricochet, qui passe à quelques pouces du capitaine, atteint à la gorge l’artilleur Pascual Iglesias, qui s’écroule, le refouloir à la main, en vomissant du sang comme un taureau sous l’estocade. Daoiz appelle, pour que l’on vienne remplacer le blessé, mais aucun des artilleurs postés à l’entrée du parc ne se risque à venir prendre la relève. C’est un soldat des Volontaires de l’État qui le fait, Manuel García, un vétéran dont le visage aquilin et tanné par les ans est encadré par d’épais favoris.

— Ne restez pas groupés autour des canons ! crie Daoiz. Dispersez-vous un peu !… Abritez-vous !

Peine perdue, constate-t-il. Les civils qui ne sont pas encore découragés et ne fléchissent pas ignorent les rudiments de la tactique militaire, et leur courage même les pousse à s’exposer exagérément. Une autre salve française met fin à la vie du voisin du quartier Vicente Fernández de Herosa, atteint en transportant des cartouches pour les fusils, et à celle du garçon boulanger Amaro Otero Méndez, vingt-quatre ans, que sa patronne, Cándida Escribano – qui observe le combat cachée derrière les volets de sa boulangerie –, voit tomber, frappé par deux balles, après s’être battu en compagnie de ses camarades Guillermo Degrenon Dérber, trente ans, Pedro del Valle Prieto, dix-huit ans, et Antonio Vigo Fernández, vingt-deux ans. Soulevant le blessé, les trois boulangers le portent jusqu’au couvent, sans pouvoir éviter qu’en chemin – son sang inonde leurs bras – il meure, exsangue. À leur retour, à peine ont-ils mis les pieds sur le pavé qu’une nouvelle salve française blesse gravement Guillermo Degrenon à la tête, atteint Antonio Vigo à la poitrine et tue net Pedro del Valle. En dix minutes seulement, la boulangerie de la rue San José perd ses quatre commis.

Charles Tristan de Montholon, commandant faisant fonction de colonel du 4e régiment provisoire de l’infanterie impériale, vérifie que sa veste est boutonnée réglementairement, ajuste bien son bicorne et tire son sabre. Il n’en peut plus de voir tomber ses soldats les uns après les autres. Aussi, après avoir reçu les rapports des capitaines qui commandent les compagnies et les mauvaises nouvelles des Westphaliens qui sont toujours bloqués au coin des rues San José et San Bernardo, a-t-il décidé d’employer les grands moyens. L’attaque simultanée par les trois rues ne progresse pas, et les messages du quartier général sont de plus irrités et pressants. « Finissez-en », ordonne, laconique, le dernier, qui porte la signature personnelle de Joachim Murat. Et donc, décidant un repli tactique, Montholon n’a laissé en première ligne que les Westphaliens et un détachement de tireurs sur les terrasses et les toits. Le reste de ses forces sera concentré sur un seul point.

— Nous irons en colonne serrée, a-t-il dit à ses officiers. En partant de la fontaine Neuve, nous avancerons dans la rue San José jusqu’à l’entrée même du parc. Baïonnette au canon et sans nous arrêter… Je marcherai en tête.

Les officiers finissent de disposer leurs hommes et prennent leurs places respectives. Montholon s’assure que la colonne impériale forme une masse compacte, hérissée de huit cents baïonnettes, qui occupe toute la rue, et que les jeunes soldats, en se voyant encadrés par leurs camarades, ont repris confiance. Pour ouvrir la marche, il a choisi les meilleurs grenadiers du régiment. L’attaque en colonne serrée est d’ailleurs une spécialité redoutable de l’armée impériale. Les champs de bataille de toute l’Europe attestent qu’il est difficile de résister à la pression d’une telle colonne française, formation qui expose plus durement les hommes durant sa progression, mais qui, dirigée par de bons officiers et composée de troupes entraînées, permet de porter jusqu’aux rangs ennemis, à la manière d’un bélier, une masse compacte et disciplinée, avec une remarquable cohésion et une grande puissance de feu. Des dizaines de batailles ont été gagnées ainsi.

— Vive l’Empereur !

Le trompette lance la sonnerie de rigueur, et, immédiatement, les tambours se mettent à battre.

— En avant !… En avant !…

Bleue, solide, impressionnante par son ampleur et l’éclat des baïonnettes, la colonne pénètre au pas cadencé dans la rue San José. Montholon marche en tête, le plus exposé de tous, avec l’étrange sensation d’irréalité que lui donne toujours le début du combat : les mouvements mécaniques, l’entraînement et la discipline remplacent la volonté et les sentiments. Ils permettent, en outre, de reléguer dans le coin le plus obscur de son esprit l’appréhension de recevoir une balle.

— En avant ! Pas de gymnastique !

Le rythme des bottes se fait plus rapide et résonne maintenant dans toute la rue. Montholon entend dans son dos la respiration entrecoupée des hommes qui le suivent et, devant lui, les tirs de ceux qui protègent leur marche. Tout en avançant, le jeune commandant ne perd pas un détail : les soldats morts, le sang, les impacts de mitraille et de balles sur les façades, les vitres brisées, le mur de Monteleón, le couvent de Las Maravillas au-delà du croisement avec la rue San Andrés, l’entrée du parc un peu plus loin, avec les canons et les servants qui s’agitent autour. Un canon fait feu, et le boulet, qui passe trop haut, arrache le bord d’un toit en répandant sur la colonne française une pluie de briques, de plâtre et de tuiles pulvérisés. Puis, du mur et de l’entrée, arrive une fusillade nourrie.

— Pressez le pas !

Les Espagnols ne disposent pas de mitraille, constate, soulagé, le commandant français. En se tournant à demi, il jette un regard derrière lui et s’assure que, malgré les tirs qui font tomber plusieurs hommes, la colonne poursuit imperturbablement sa marche.

— Au pas de charge !… crie-t-il de nouveau pour enflammer ses hommes avant l’assaut. Vive l’Empereur !

— Vive l’Empereur ! ! !

Cette fois, oui, on va en finir, se dit Montholon. La victoire est à portée de main.

Réunissant tous les hommes qu’il trouve dans la cour, Pedro Velarde, sabre au clair, se précipite avec eux dans la rue.

— Baïonnette au canon !… Ils arrivent !

Beaucoup restent retranchés dans l’entrée ou tirent depuis les murs, mais il est quand même suivi par cinq Volontaires de l’État et une demi-douzaine de civils, parmi lesquels le serrurier Molina et les survivants de la bande de l’hôtelier Fernández Villamil, l’orfèvre Antonio Claudio Dadina et les frères Muñiz Cueto.

— Ils ne passeront pas !… hurle Velarde d’une voix que la colère et la poudre ont rendue rauque. Ces gabachos ne passeront pas ! Vous m’entendez ?… Vive l’Espagne !

Au milieu d’une fusillade confuse, ce groupe se voit renforcé par des hommes du parti de Cosme de Mora, qui reculent en désordre après avoir abandonné la maison du coin de la rue San Andrés qu’ils avaient prise d’assaut quelque temps auparavant avec Velarde, et par des civils isolés : l’étudiant José Gutiérrez, le perruquier Martín de Larrea et son garçon coiffeur Felipe Barrio, l’ouvrier typographe Gómez Pastrana, don Curro García et le jeune Francisco Huertas de Vallejo qui ont réussi à arriver jusqu’ici par le couvent de Las Maravillas. De la sorte, se rassemblent autour des canons, mêlés aux servants des pièces, une cinquantaine de combattants, y compris Ramona García Sánchez, qui demeure auprès du capitaine Daoiz, et Clara del Rey qui, avec son mari et ses fils, continue de servir la pièce commandée par le lieutenant Arango.

— Tenez bon !… Baïonnettes et navajas !… Tenez bon !…

Cette concentration de combattants a son prix en sang, car elle facilite le tir des soldats français déployés dans les maisons et sur les toits voisins. La jeune fille de dix-sept ans Benita Pastrana reçoit ainsi une balle dans le pied et mourra de la gangrène quelques jours plus tard. Le journalier de dix-sept ans Manuel Illana, le soldat asturien des Volontaires de l’État Antonio López Suárez, vingt-deux ans, sont blessés, et le scieur de long Antonio Matarranz y Sacristán, trente-quatre ans, est frappé d’une balle à la tête.

— Ils viennent !… Ils arrivent !…

Luis Daoiz essuie la sueur de son front avec la manche de sa veste et lève son sabre. Deux des trois canons sont chargés, et ses servants les déplacent en toute hâte pour prendre en enfilade la rue San José par où s’approche, au pas de charge et baïonnettes en avant, l’immense colonne française, imperturbable dans sa marche malgré le harcèlement des hommes du capitaine Goicoechea qui déchargent sur elle tout ce que leurs fusils peuvent tirer. Des autres officiers qui se sont présentés le matin, on ne voit guère de traces. Ils doivent être en train, pense amèrement Daoiz, de garder courageusement les arrières moins exposés. Quant aux forces ennemies qui sont sur le point de leur tomber dessus, le capitaine d’artillerie expérimenté sait qu’il n’y a aucun moyen d’arrêter leur assaut et que, lorsque les baïonnettes françaises disciplinées en arriveront au corps à corps, les défenseurs seront inéluctablement écrasés. Il ne reste donc plus qu’à se rendre ou à mourir en combattant. Et plutôt que de finir devant un peloton d’exécution – ce dont personne ne pourra le sauver, s’il est pris vivant –, Daoiz préfère finir ici, debout et le sabre à la main. Comme c’est le devoir, au point où il en est, de tout homme qui, comme lui, n’est pas disposé à se brûler lui-même la cervelle. Mieux vaut, avant, faire sauter celle d’autant de Français qu’il le pourra. Et donc, se désintéressant du monde et de tout le reste, le capitaine se campe bien droit et s’apprête à lever son sabre pour crier « Feu ! » et faire tirer les canons – si au moins ils avaient de la mitraille ! se lamente-t-il encore une fois –, puis à se servir de ce même sabre pour vendre sa vie aussi cher que son courage et son désespoir pourront la faire payer. Un instant, son regard rencontre les yeux enfiévrés de Pedro Velarde, qui arme un pistolet et le décharge contre les Français, sans cesser de hurler et de houspiller ceux qui, devant la proximité de l’ennemi, fléchissent et veulent battre en retraite. Maudit et cher fou furieux, pense-t-il. Voilà où nous ont conduits ton patriotisme et le mien, dignes d’une Espagne meilleure que cette autre, si triste et si misérable qu’elle serait capable de nous faire envier ces Français qui nous réduisent en esclavage et nous tuent.

— Quand est-ce que les renforts vont arriver, monsieur le capitaine ?… demande Ramona García Sánchez, qui s’est postée juste à côté de Daoiz, un couteau dans une main et une baïonnette dans l’autre. Parce que, faut bien le dire, cœur de ma vie, ils prennent leur temps !

— Bientôt.

La fille sourit, masculine et féroce, le visage souillé par la poudre.

— D’accord, mais s’ils tardent encore plus d’une minute et demie, ça sera plus la peine.

Daoiz ouvre la bouche pour commander la dernière décharge : les Français sont sur le point de passer le coin de la rue San Andrés, à quarante pas. Et à cet instant, au moment même où la colonne ennemie arrive au croisement, une sonnerie de trompette retentit, et un militaire, un officier espagnol, apparaît au coin, brandissant un drapeau blanc à la pointe de son sabre.

— Arrêtez-vous !… Halte au feu !

La tentation d’éviter une plus grande effusion de sang est puissante. Le commandant Montholon sait que, même s’il est sûr de prendre d’assaut le parc d’artillerie, les pertes subies par ses troupes seront sévères. Et cet officier qui arrive en agitant le drapeau des parlementaires et en faisant des efforts désespérés pour mettre fin au combat offre une chance qu’il serait suicidaire – littéralement parlant, car Montholon marche à la tête de ses troupes – de négliger. Aussi le Français ordonne-t-il d’arrêter la colonne, de mettre le fusil à l’épaule, canon vers le bas. C’est un moment de tension extrême, car il y a encore des coups de feu, et le comportement des Espagnols n’est pas clair. De l’entrée du parc parviennent des cris, des ordres et des contre-ordres, tandis qu’un officier de petite taille portant une veste bleue s’agite entre les canons en levant les bras pour contenir ses gens. Un tir abat un soldat impérial qui s’écroule au milieu des protestations d’indignation de ses camarades. Désorienté, Montholon est sur le point de commander la poursuite de l’attaque quand, après deux autres tirs isolés, le feu cesse complètement et, aux murs et aux fenêtres du parc, des insurgés se montrent pour voir ce qui se passe. L’officier au drapeau blanc est arrivé aux canons, où tous crient et se disputent. Montholon, qui ne comprend pas un mot de leur langue, ordonne à l’interprète, collé à ses talons avec le trompette et un tambour, de lui traduire tout ce qu’il entend. Puis il commande à la colonne d’avancer au pas ordinaire, les fusils toujours la crosse en l’air, jusqu’à dix pas des canons. Là, un officier, tête nue, dont une épaulette de la veste verte a été tranchée d’un coup de sabre, vient à sa rencontre en gesticulant et l’apostrophe en espagnol, puis termine en mauvais français :

— Si continuez, yé ordonné vous tirer dessus… Compris ou no compris ?

— Il dit… commence l’interprète.

— Je comprends parfaitement ce qu’il dit, le coupe Montholon.

Le commandant français ordonne à la colonne de faire halte et s’avance, suivi de l’interprète, du trompette et des capitaines Hiller et Labédoyère, vers le groupe formé par l’officier au drapeau blanc, celui qui porte la veste bleue – un capitaine d’artillerie, constate-t-il en voyant de près les liserés rouges de son uniforme –, celui à la veste verte – un autre capitaine – et une demi-douzaine de militaires et de civils qui se détachent des canons, plus curieux que les autres qui restent groupés derrière les affûts, sur les murs et aux fenêtres du parc, les armes à la main, dans une attitude à la fois intriguée et hostile. Même du couvent de Las Maravillas des hommes armés sortent pour assister à la scène, tandis que d’autres écoutent et regardent depuis la grille tordue par les balles. L’officier qui vient d’arriver discute vivement avec les deux autres. Montholon observe qu’il porte également les insignes de capitaine et est vêtu d’un uniforme blanc à revers rouge sombre, comme plusieurs des soldats qui défendent le parc. Ce qui signifie qu’il appartient au même régiment qu’eux. Pourtant, parmi ceux-ci, on voit aussi des vestes bleues d’artilleurs, comme celle que porte le petit capitaine. Le grand capitaine porte également au col les insignes de l’artillerie, mais sa veste verte indique qu’il appartient à l’état-major de cette arme. Déconcerté, le commandant français se demande qui donc il a vraiment en face de lui, et qui diable commande ici.

Le capitaine Melchor Álvarez, du régiment des Volontaires de l’État, n’est pas seulement en sueur et hors d’haleine, il est aussi furieux. La sueur et la respiration entrecoupée, il les doit à la course qu’il vient de livrer depuis la caserne de Mejorada, d’où le colonel Esteban Giraldes l’a envoyé, il y a un quart d’heure, avec pour instructions d’ordonner aux responsables du parc de Monteleón de cesser le feu et de livrer les lieux aux Français. Quant à la colère, elle vient de ce que, malgré les risques qu’il a pris en s’interposant entre les combattants sans autre défense qu’un mouchoir blanc accroché à son sabre, aucun des officiers qui commandent cette folle aventure n’a le moindre égard pour lui. Le capitaine Luis Daoiz lui a dit de retourner d’où il vient et l’autre insurgé, Pedro Velarde, lui a carrément ri au nez :

— Ce n’est pas le colonel Giraldes qui commande ici.

— Ça ne vient pas du colonel Giraldes, mais de la Junte de Gouvernement ! insiste Álvarez en exhibant le document. L’ordre est signé du ministre de la Guerre en personne… Il est indigné de cette aberration et donne l’ordre de cesser immédiatement le feu.

— Le ministre perd son temps, déclare Velarde. Et vous aussi.

— Vous êtes seuls. Personne ne va vous secourir, et le calme règne dans le reste de la ville.

— Nom de Dieu, puisque je vous dis que vous perdez votre temps !… Vous êtes sourd ?

Le capitaine Álvarez, mal à l’aise, regarde l’officier d’état-major. En lui remettant l’ordre, le colonel Giraldes l’a instruit de l’exaltation et du fanatisme de ce Pedro Velarde, mais sans préciser qu’il pourrait en arriver à une telle extrémité. Le plus inquiétant est que l’autre capitaine, qui a la réputation d’être un homme modéré et de bon sens, est tout aussi obstiné. Ce qui est sûr, en tout cas, conclut Álvarez en observant les rigoles de sang sur le sol et les gens attroupés qui attendent, c’est que tout est allé trop loin.

— Vous êtes des irresponsables, insiste-t-il d’un ton sévère. Vous mettez le peuple en danger et vous l’exposez à des conséquences encore plus désastreuses… Tout ce sang répandu des deux côtés ne vous suffit pas ?

Le capitaine Daoiz étudie les Français. Le chef de la colonne se tient à quatre pas, en compagnie de deux capitaines et d’un trompette. Près de lui, un interprète traduit au fur et à mesure. Le commandant écoute avec attention, la tête penchée sur le côté, les sourcils froncés, en tripotant la boucle de son ceinturon, le sabre encore dans l’autre main.

— Ces messieurs, dit Daoiz en désignant le Français, mitraillent le peuple et font couler son sang. Et le Gouvernement, et vous-même, capitaine Álvarez, avec bien d’autres, vous restez à regarder, les bras croisés.

— Et ça, intervient Velarde très échauffé, quand vous n’êtes pas directement de connivence avec l’ennemi.

Álvarez, dont la patience n’est pas la qualité première, sent la colère lui monter à la tête. Il n’est pas du parti français, il est seulement un militaire fidèle aux ordonnances et au roi Ferdinand VII. Il est ici, ordres mis à part, parce qu’il considère que la résistance à l’armée impériale est une aventure téméraire et inutile. Ni le peuple et les militaires réunis, ni l’Espagne entière soulevée n’auraient la moindre chance face à l’armée la plus puissante du monde.

— L’ennemi ? proteste-t-il, outré. Ici, l’unique ennemi est cette populace sans frein et le désordre… Et ce mot de connivence, je le prends comme une insulte personnelle !

Pedro Velarde fait un pas en avant, le visage dur, la main gauche crispée sur le pommeau de son sabre.

— Et alors ? Vous voulez que je vous en donne satisfaction ?… Vous avez envie de vous battre avec moi ?… Dans ce cas, retirez ce honteux drapeau blanc, joignez-vous à ces messieurs les Français, et vous verrez ce que vous verrez !

— Calme-toi, s’interpose Daoiz en le retenant par le bras.

— Me calmer ? – Velarde se libère brutalement de son ami. – Qu’ils aillent tous au diable, ces chiens !

Álvarez est à un doigt d’abandonner. C’est inutile, conclut-il. Qu’ils s’entretuent, puisqu’il n’y a rien d’autre à faire. Et à la grâce de Dieu. Pourtant, après avoir échangé un regard avec le commandant de la colonne française – il a l’allure d’un jeune homme de bonne éducation, raisonnable, pas comme les brutes ordinaires de l’armée impériale –, il décide d’insister encore. Des deux capitaines rebelles, Daoiz semble le plus sensé. C’est donc à lui qu’il s’adresse.

— Et vous, vous n’avez rien à dire ?… Soyez raisonnable, pour l’amour de Dieu.

L’artilleur paraît réfléchir.

— On est allés trop loin des deux côtés, dit-il enfin. Il faudrait connaître les conditions d’un cessez-le-feu. – Il regarde le commandant français. – Demandez-le-lui.

Tous se tournent vers le commandant de la colonne impériale qui, penché vers l’interprète, écoute avec attention. Puis il hoche la tête négativement et répond dans sa langue. Le capitaine Álvarez ne parle pas français, mais, avant même que l’interprète ait traduit, il sent que le ton tranchant du commandant est sans équivoque. Après tout, se dit-il, il a ses raisons. Les gens du parc lui ont tué trop d’hommes.

— Monsieur le commandant regrette de ne pouvoir offrir de conditions, traduit l’interprète. Vous devez rendre les prisonniers français sains et saufs et déposer les armes. Il vous demande de penser avant tout aux gens du peuple, car il y a déjà beaucoup de morts dans Madrid. Il ne peut accepter de vous que la reddition immédiate.

— Nous rendre ?… Et quoi encore ? s’exclame Velarde.

Luis Daoiz lève une main. Le capitaine Álvarez observe que le commandant français et lui se regardent dans les yeux, en gens du même métier. Il reste peut-être un peu d’espoir.

— Voyons, dit calmement Daoiz. Il n’y a vraiment aucun arrangement possible ?

Après traduction de l’interprète, le Français dit de nouveau non. Et quand l’artilleur regarde Álvarez, celui-ci hausse les épaules.

— Ils ne nous laissent donc aucune issue, commente Daoiz, un étrange sourire au coin des lèvres.

Le capitaine des Volontaires de l’État exhibe de nouveau l’ordre signé par le ministre O’Farril.

— C’est conforme aux instructions. Soyez sensés.

— Ce papier n’est même pas bon pour se torcher le cul, affirme Velarde.

Ignorant ce dernier, le capitaine Álvarez observe Luis Daoiz. Celui-ci contemple le document mais ne le prend pas.

— En tout cas, demande Álvarez, définitivement découragé, permettez que j’emmène les miens.

Daoiz le regarde comme s’il avait parlé chinois.

— Les vôtres ?

— Je parle du capitaine Goicoechea et des Volontaires de l’État… Ils ne sont pas venus pour se battre. Le colonel a beaucoup insisté sur ce point.

— Non.

— Pardon ?

— Vous ne les emmènerez pas.

Le ton de Daoiz est sec et distant, le regard absent, comme si, soudain, cette situation lui était indifférente et qu’il était loin de tout cela. Ils ont perdu la raison, décide Álvarez, consterné de faire cette constatation. Voilà la vérité, et personne ne l’avait prévue : Velarde avec son exaltation lunatique et cet autre avec sa froideur inhumaine sont fous à lier. Un moment, se laissant porter par l’automatisme de son grade et de son métier, Álvarez envisage la possibilité de s’adresser directement aux soldats qui relèvent de son régiment et de leur ordonner de le suivre loin d’ici. Cela affaiblirait la position de ces visionnaires et les inclinerait peut-être à accepter la reddition sans conditions. Mais, comme s’il avait compris sa pensée, Daoiz se penche un peu vers lui, sans se départir de sa courtoisie, avec toujours le même étrange sourire.

— Si vous tentez de faire déserter ces hommes, lui dit-il à voix basse sur le ton de la confidence, je vous conduis à l’intérieur et je vous tire une balle.

Francisco Huertas de Vallejo assiste aux pourparlers entre officiers français et espagnols parmi les civils rassemblés autour des canons. Le jeune volontaire se trouve là avec don Curro et l’ouvrier typographe Gómez Pastrana, appuyé sur le canon de son fusil, debout, mains croisées sur son embouchure. Il n’entend pas tout ce qui se dit, mais l’attitude des chefs lui semble claire, que ce soit celle du capitaine Velarde qui crie plus fort que tous, ou celle des autres. Dans son esprit, le jeune volontaire à bon espoir qu’ils arrivent à un accord honorable. Une heure et demie de combats est suffisante pour modifier certains points de vue. Il n’avait jamais imaginé que défendre la patrie consisterait à mordre des cartouches recroquevillé derrière des matelas roulés sur un balcon, ou à détaler follement comme un lièvre en sautant des murs avec les Français sur les talons. Entre ça et les images coloriées représentant des exploits militaires héroïques, il y a un abîme. Il n’avait jamais imaginé non plus les flaques de sang coagulé sur le sol, les cervelles répandues, les corps inertes et mutilés, les appels effroyables des blessés et la puanteur de leurs tripes ouvertes. Ni la satisfaction féroce de rester vivant là où d’autres ne le sont plus. Vivant et entier, avec un cœur qui bat, deux jambes et deux bras à leur place. Maintenant, la courte trêve lui permet de réfléchir, et la conclusion est si simple qu’elle lui fait presque honte : il voudrait que tout s’arrête et qu’il puisse rentrer chez son oncle. Cette pensée en tête, il observe autour de lui, à la recherche d’un sentiment semblable sur les visages proches ; mais il ne trouve – ou en tout cas ne croit voir – que décision, fermeté et mépris pour les Français. Du coup, il se redresse et durcit ses traits, de peur que ceux-ci ne le trahissent. Et donc, comme tous les autres, le jeune homme s’efforce de regarder avec dégoût la colonne des ennemis qui attendent à quelques pas de là, même si beaucoup d’entre eux sont aussi imberbes que lui. Vus de près, ils sont moins impressionnants, conclut-il, en dépit de leur masse disciplinée et menaçante, avec leurs brillants uniformes bleus, leurs buffleteries blanches et leurs fusils à l’épaule, crosse en l’air ; bien différents des Espagnols, loqueteux, sombres et silencieux, qu’il a devant lui.

— Ça ne va pas, murmure don Curro.

Le capitaine Daoiz est en train de dire quelque chose en aparté au capitaine des Volontaires de l’État qui est venu avec le drapeau blanc et qui ne semble guère satisfait de ce qu’il entend. Francisco Huertas les voit dialoguer, et il voit aussi l’interprète qui est à côté du commandant français s’approcher un peu, pour entendre ce qu’ils se disent. À ce moment, un homme du peuple qui se tient appuyé à un canon – le jeune Huertas saura plus tard qu’il s’appelle Antonio Gómez Mosquera – écarte le Français en le poussant violemment, et celui-ci tombe sur le dos.

— Eh merde ! crie l’homme. Vive Ferdinand VII !

Ce qui se passe ensuite, inattendu et brutal, est très rapide. Sans l’ordre de personne, délibérément ou par maladresse, un artilleur qui tient à la main un boutefeu allumé, enflamme la mèche de sa pièce. Un coup de tonnerre ébranle la rue, tous sursautent, l’affût recule avec le départ du boulet, et celui-ci passe en tir rasant tout près du commandant ennemi et de ses officiers, et ouvre une brèche sanglante dans la colonne française, immobile et sans défense. Tout le monde crie en même temps, les officiers espagnols en pleine confusion, les Français épouvantés, et aux cris se mêlent les plaintes des blessés de l’armée impériale qui se tordent par terre dans leurs propres débris, l’horreur des membres mutilés, les hurlements de panique de la colonne qui se débande et court se mettre à l’abri. Après le premier moment de stupeur, Francisco Huertas, comme ses compagnons, épaule son fusil et tire, presque à bout portant, sur l’ennemi désemparé. Puis, dans le fracas de la tuerie, il voit le capitaine Daoiz clamer inutilement « Halte au feu ! », mais rien ne peut plus arrêter le massacre. Le capitaine Velarde, qui a tiré son sabre, se rue sur le commandant impérial et lui intime, ainsi qu’à ses officiers, l’ordre de se rendre. En voyant la lame luire devant ses yeux, le Français, à genoux et commotionné par la décharge du canon – le coup est passé si près que son uniforme est roussi –, lève les bras, désorienté, sans comprendre ce qui se passe ; ses officiers, le trompette et l’interprète l’imitent. Beaucoup de soldats qui formaient l’avant-garde de la colonne et qui n’ont pas eu le temps de s’enfuir par les rues San José et San Pedro font de même : ils jettent leurs fusils et demandent quartier, cernés par une meute de civils, d’artilleurs et de soldats espagnols qui, à coups de poings et de crosses, baïonnettes pointées, les poussent à l’intérieur du parc avec leurs officiers, tandis que la foule en délire chante victoire et lance des vivats pour l’Espagne, le roi Ferdinand et la Sainte Vierge ; les fenêtres, les murs et la grille du couvent fourmillent de civils et de militaires qui applaudissent et se félicitent de l’événement. Alors, Francisco Huertas qui, avec don Curro, le typographe Gómez Pastrana et les autres, crie son enthousiasme en brandissant à la pointe de son fusil le shako ensanglanté d’un Français se rend enfin compte de l’énormité de la chose. En un instant, les défenseurs de Monteleón, en plus de capturer le commandant et plusieurs officiers de la colonne ennemie, ont fait une centaine de prisonniers. C’est pourquoi il est tellement surpris de voir que le capitaine Daoiz, au lieu de participer à la joie générale, reste immobile et songeur au milieu du tumulte, le visage fermé et absent, pâle comme si la foudre venait de tomber à ses pieds.

7

À partir d’une heure de l’après-midi, un silence lugubre s’étend sur le centre de Madrid. Autour de la Puerta del Sol et de la Plaza Mayor, on n’entend plus que les tirs isolés des patrouilles ou le martèlement des bottes des détachements français qui marchent en pointant leurs fusils dans toutes les directions. L’armée impériale contrôle désormais sans rencontrer de résistance les grandes artères et les places principales, et les seuls affrontements consistent en escarmouches individuelles que livrent ceux qui tentent de s’échapper, cherchent un refuge ou frappent à des portes qui ne s’ouvrent pas. Terrifiés, retranchés derrière leurs volets, jalousies et rideaux, ou les plus audacieux tapis sous les porches ou aux fenêtres, des habitants voient les patrouilles françaises sillonner les rues avec des files de prisonniers. L’une d’elles est composée de trois hommes, mains liées, qui marchent dans la rue Los Milaneses sous la garde de fusiliers qui les rouent de coups. Un orfèvre de cette rue, Manuel Arnáez, qui, malgré les supplications de sa femme, se tient à la porte de son atelier, reconnaît parmi eux son collègue Julián Tejedor de la Torre, qui tient boutique dans la rue Atocha.

— Julián !… Où te mènent-ils, Julián ?

Les gardes français crient à l’orfèvre de rentrer, et l’un d’eux le menace même avec son fusil. Arnáez voit Julián Tejedor se retourner pour lui montrer ses mains attachées et lever les yeux vers le ciel d’un air résigné. Il saura plus tard que Tejedor, après être sorti de chez lui pour se battre en compagnie de ses employés et de ses apprentis, a été capturé sur la Plaza Mayor en même temps qu’un des hommes qui l’avaient suivi : son ami, le bourrelier de la place Matute, Lorenzo Domínguez.

Le troisième prisonnier du groupe se nomme Manuel Antolín Ferrer, aide-jardinier de la résidence royale de La Florida, d’où il est venu la veille pour se mêler aux événements qui se préparaient. C’est un homme bâti en colosse, les mains puissantes, comme il l’a montré en se battant aux Conseils, à la Puerta del Sol et la Plaza Mayor, où il a été contusionné et pris par les Français dans l’ultime débandade. Obstiné, taciturne, sombre, il marche avec ses compagnons d’infortune, tête basse, l’œil droit blessé par un coup de crosse, sans illusions sur le sort qui l’attend. Réconforté par la satisfaction d’avoir expédié, de ses propres mains et avec sa navaja, deux soldats français.

La scène de la rue Los Milaneses se répète en d’autres lieux de la ville. Au Buen Retiro et dans les caves de la Calle Mayor, les Français continuent d’enfermer des gens. Dans ces dernières, sous les marches de San Felipe, ils sont déjà seize prisonniers, quand les Français poussent à coups de crosses le Napolitain de vingt-deux ans Bartolomé Pechirelli y Falconi, valet de l’hôtel particulier que possède le marquis de Cerralbo dans la rue Cedaceros. Il en est sorti ce matin avec d’autres domestiques pour combattre, et il vient d’être fait prisonnier au moment où il s’enfuyait après la débâcle de la dernière résistance sur la Plaza Mayor.

Près de là, place Santo Domingo, un autre détachement impérial conduit Antonio Macías de Gamazo, soixante-six ans, habitant rue Toledo, le palefrenier du Palais Juan Antonio Alises, Francisco Escobar Molina, charron, et le péon de corridas Gabriel López, capturés dans les derniers affrontements. Depuis la porte des Écuries royales, l’écuyer Lorenzo González voit venir de Santa María des grenadiers de la Garde qui escortent, entre autres, son ami l’employé d’ambassade en retraite Miguel Gómez Morales, avec qui il a assisté, quelques heures plus tôt, aux incidents de l’esplanade du Palais et qui ensuite, scandalisé par l’abomination de la fusillade française, est allé se battre dans les environs de la Plaza Mayor. En passant, mains liées, devant González, Gómez Morales l’appelle à l’aide.

— Prévenez quelqu’un, pour l’amour de Dieu ! N’importe qui… Ces sauvages vont me fusiller !

Impuissant, l’écuyer voit un caporal faire taire son ami en le frappant.

Une autre file de prisonniers suit le même chemin, dans laquelle figurent Domingo Braña Calbín, agent des tabacs de la Douane royale, et Francisco Bermúdez López, valet de chambre au Palais. Braña et Bermúdez comptent parmi les plus courageux de ceux qui ont lutté dans les rues de Madrid, et plusieurs témoins permettront plus tard de connaître leur histoire avec précision. Braña, Asturien, a quarante-quatre ans, et il a été pris au moment où il se battait à l’arme blanche avec une vaillance extrême, près de l’Hôpital général. Quant à Francisco Bermúdez, habitant de la rue San Bernardo, il est sorti au début des événements armé de sa carabine personnelle et, après avoir combattu toute la matinée là où les affrontements étaient les plus intenses – « hardiment », affirmeront les témoins dans une relation circonstanciée –, il a été fait prisonnier alors que, blessé et épuisé, entouré d’ennemis et sa carabine encore à la main, il ne pouvait plus se défendre. Antonio Sanz, portier de la salle des Alcades du Conseil de Castille, l’identifie en le voyant passer, emmené par les Français, près de la paroisse de Santa María. Peu de temps après, Juliana García, qui le connaît et vit dans la rue Nueva, l’aperçoit de son balcon, entre d’autres prisonniers, « boitant d’une blessure à la jambe et la figure brûlée par la poudre ».

D’autres ont plus de chance. C’est le cas du jeune Bartolomé Fernández Castilla qui, place de l’Ángel, sauve miraculeusement sa vie. Domestique dans la maison du marquis de Ariza, où loge le général français Grouchy, Fernández Castilla est sorti se battre dès le premier tumulte de la journée, armé d’un fusil de chasse. Il a assisté aux combats de la Puerta del Sol et, après avoir lutté dans les ruelles qui vont du cours San Jerónimo à la rue Atocha, il a été blessé par une décharge partie de la Plaza Mayor. Son groupe dispersé, il est emmené par trois compagnons d’aventure jusqu’à la maison de son maître et laissé devant le porche, où les gardes du général français prétendent l’achever avec leurs baïonnettes. Une servante l’aperçoit, appelle au secours, les autres domestiques accourent et font front commun contre les Français. Coups et horions pleuvent des deux côtés, les domestiques parviennent à faire entrer Fernández Castilla, et les esprits ne se calment qu’à l’arrivée d’un aide de camp du général Grouchy qui ordonne d’épargner le jeune homme et de le porter, prisonnier, sur une civière, au Buen Retiro. Les domestiques protestent de nouveau, refusent de le livrer, et même les cuisinières sortent pour tenir tête aux soldats impériaux. Le marquis en personne, don Vicente María Palafox, finit par intervenir et convainc les Français de respecter le blessé. Sous sa protection, le garçon restera quatre mois alité avant de guérir de ses blessures. Des années plus tard, la guerre contre Napoléon terminée, le marquis de Ariza tiendra à se présenter de sa propre initiative devant la commission adéquate pour que les autorités accordent à son domestique une pension en récompense des services rendus à la patrie.

Tandis que, place de l’Ángel, la vie de Bartolomé Fernández Castilla ne tient qu’à un fil, non loin de là, place de la Provincia, le gardien-chef de la Prison royale, Félix Ángel, entend frapper à la porte de derrière du bâtiment et va voir qui est là. Ce sont les prisonniers sortis le matin pour se battre qui arrivent, les uns après les autres. Beaucoup sont noirs de poudre, épuisés par la bataille, et aident leurs camarades à marcher ; mais tous tiennent plus ou moins debout. Ils se présentent seuls, deux par deux ou en petits groupes, à bout de souffle pour avoir tant couru afin d’échapper aux Français.

— Je n’aurais jamais pensé que je serais content de me retrouver ici, commente l’un d’eux.

Certains ont encore assez de forces pour se vanter de ce qu’ils ont fait dehors, ou pour avoir eu le temps de s’humecter le gosier à la taverne de la voûte de la rue Botoneras. Plusieurs ont leurs vêtements tachés d’un sang qui n’est pas toujours le leur et portent des armes prises à l’ennemi : sabres, fusils et pistolets qu’ils laissent à l’entrée et que, en toute hâte, le gardien-chef fait disparaître en les jetant dans le puits. Parmi eux se trouvent le Galicien Souto – affublé d’une veste d’artilleur français – et, sourire aux lèvres, Francisco Xavier Cayón, le détenu qui a rédigé la pétition demandant de les laisser sortir avec promesse de revenir en prison quand tout serait terminé.

— Ça a été dur ?

— Des fois.

Sans plus de commentaires, avec l’aplomb des malandrins, Cayón va directement à la cruche de vin que le gardien-chef garde sur la table de l’entrée, renverse la tête en arrière et s’envoie une longue goulée dans la gorge. Puis il la passe à Souto qui fait de même.

— Beaucoup de pertes ? s’enquiert Félix Ángel.

Cayón s’essuie les lèvres du dos de la main.

— À ce que je sais, ils ont tué Pico.

— Frasquito ? Le garçon berger de La Paloma ?

— Oui. Et Domingo Palén a été emmené blessé à l’hôpital, mais je ne sais pas s’il a pu y arriver… Il me semble aussi que j’en ai vu tomber deux autres, mais je n’en suis pas sûr.

— Qui ?

— Quico Sánchez et El Gitano.

— Et ceux qui ne sont pas là ?

Le prisonnier échange un regard ironique avec son camarade Souto, puis hausse les épaules.

— Je ne sais pas. Ils ne doivent pas être loin.

— Ils ont promis de revenir.

L’autre lui fait un clin d’œil.

— Eh bien, s’ils l’ont promis, ils reviendront, non ?… Enfin, je suppose.

La supposition de Francisco Xavier Cayón se verra confirmée presque au pied de la lettre. Le dernier prisonnier frappera à la porte principale de la Prison royale le lendemain, rasé de frais et vêtu d’habits propres, après avoir tranquillement passé la nuit en famille dans sa maison du Rastro. Et le décompte définitif, remis deux jours plus tard par le gardien-chef au directeur de la prison, s’établira comme suit :

Détenus : 94

Ont refusé de sortir : 38

Sortis : 56

Morts : 1

Blessés : 1

Disparus (donnés pour morts) : 2

En fuite : 1

Sont rentrés : 51

Sur la côte de San Vicente, Joachim Murat est ivre de rage. Ses yeux de bretteur brutal lancent des étincelles sous les boucles noires et entre les épais favoris. Un aide de camp le met au courant des événements du parc d’artillerie.

— Prisonniers ?… – Murat n’arrive pas à en croire ses oreilles. – Impossible !… Combien ?

L’aide de camp avale sa salive. Lui non plus n’arrivait pas à y croire, avant d’y être allé en personne pour s’en assurer. Il vient de revenir ventre à terre, les éperons ensanglantés à force de presser son cheval.

— Ils ont pris le commandant Montholon, plusieurs officiers et environ cent soldats de sa colonne… dit-il le plus doucement possible en voyant s’empourprer le visage de son interlocuteur. Si l’on y ajoute les blessés qu’ils ont emportés à l’intérieur et le détachement de soixante-quinze hommes que nous avions dans la caserne quand elle s’est soulevée, cela fait…, enfin… environ deux cents.

Le grand-duc de Berg, les yeux injectés de sang, l’attrape par les brandebourgs brodés de sa pelisse.

— Deux cents ? Vous êtes en train de me dire que cette canaille tient en son pouvoir deux cents prisonniers français ?

— Plus ou moins, Votre Altesse.

— Les salauds !… Les fils de pute !

Emporté par la colère, Murat adresse un regard homicide aux deux dignitaires espagnols qui attendent à l’écart, chapeau bas et debout. Il s’agit du ministre de l’Intérieur, Azanza, et de celui de la Guerre, O’Farril, qu’il fait patienter depuis un bon moment. Juste avant midi, Murat a envoyé un message au Conseil de Castille pour lui demander de calmer le peuple sous peine de graves châtiments. Et les deux ministres, après avoir parcouru – inutilement et en prenant de grands risques pour leur intégrité physique – les rues voisines du Palais royal, se sont présentés devant le chef des troupes françaises pour le prier de ne pas aller trop loin dans l’accomplissement de sa vengeance.

— Ne pas aller trop loin, dites-vous !… Vous allez tous voir jusqu’où je peux aller, je vous le jure !

Sans tarder un instant, hors de lui et vociférant, Murat ordonne une série de représailles dont les moindres ne sont pas d’exécuter sur-le-champ tout Madrilène coupable de la mort d’un Français et de juger sommairement, condamnation à mort comprise, tout homme, femme ou enfant pris les armes à la main, que ce soient des armes à feu ou de simples couteaux, ciseaux ou tout instrument tranchant ou contondant. Il ordonne également l’arrestation immédiate à son domicile de tout individu suspect d’avoir participé à l’émeute et autorise les soldats impériaux à entrer dans les maisons d’où l’on aura tiré sur eux.

— Que faisons-nous des insurgés du parc d’artillerie, Votre Altesse ?

— Fusillez-les tous.

— Il faut d’abord… Enfin… Il faut que nous prenions le parc.

Violemment, Murat se tourne vers le général de division Lagrange.

— Écoutez, Lagrange. Je veux que vous vous mettiez au commandement du 6e régiment de la brigade Lefranc, qui fait mouvement de la route du Pardo par San Bernardino vers Monteleón. Et qu’avec celle-ci, soutenue par de l’artillerie et autant de forces qu’il sera nécessaire, y compris le bataillon de Westphalie et le 4e provisoire, vous en finissiez avec la résistance du parc… Vous m’entendez ?… Tuez-les tous.

Le général, un soldat solide et dur, vétéran des campagnes des Pyrénées, d’Égypte et de Prusse, claque des talons.

— À vos ordres, Votre Altesse.

— Je ne veux recevoir de vous aucune communication, aucun rapport, aucun message. Compris ?… Je ne veux rien savoir d’autre que la nouvelle de l’extermination des rebelles… Vous avez bien entendu, général ?

— Parfaitement, Votre Altesse.

— Dans ce cas, exécution !

Lagrange n’est pas encore en selle que Murat se tourne vers Augustin-Daniel Belliard, également général de division et chef de son état-major.

— Belliard !

— À vos ordres !

Le grand-duc de Berg désigne d’un geste méprisant les deux ministres espagnols qui attendent docilement d’être reçus. Quelques semaines plus tard, tous deux se mettront sans réserve au service du roi étranger Joseph Bonaparte. Pour l’instant, ils patientent sans que personne s’occupe d’eux. Même les voltigeurs et les grenadiers de l’escorte de Murat leur rient au nez.

— Occupez-vous de ces deux imbéciles. Gardez-les ici, mais hors de ma vue… J’ai trop envie de les faire fusiller, eux aussi.

Adossé à un montant déchiqueté de la porte de Monteleón, le capitaine Luis Daoiz ne se fait pas d’illusions. Depuis le désastre de la colonne française, il n’y a eu aucune attaque sérieuse, mais les tireurs ennemis maintiennent leur pression. L’encerclement est total, et les servants des canons espagnols restent le plus à couvert qu’ils le peuvent pour éviter d’être touchés. Toute personne qui traverse la rue entre l’accès au parc, le couvent de Las Maravillas et les maisons voisines doit le faire en courant, au risque de recevoir une balle. Et, comme si cela ne suffisait pas, le capitaine Goicoechea qui, avec ses Volontaires de l’État et un bon nombre de civils, se tient posté aux fenêtres supérieures du bâtiment, annonce un mouvement de canons ennemis du côté de la rue San Bernardo, à proximité de la fontaine de Matalobos. Tout indique que les Français préparent un nouvel assaut en règle et que, cette fois, ils sont bien décidés à ne pas échouer.

— Comment vois-tu la situation ? l’interroge Pedro Velarde.

Daoiz regarde son ami, qui fume une pipe. Son sabre est au fourreau et ses deux pistolets passés dans son ceinturon. Avec plusieurs boutons de sa veste arrachés, son épaulette coupée et la saleté du combat, il ressemble davantage à un contrebandier des Rondas qu’à un officier d’état-major. Moi non plus, pense le capitaine, je ne dois pas avoir meilleure allure.

— Mauvaise, répond-il.

Les deux militaires se taisent, en écoutant les bruits de l’extérieur. À part quelques coups de feu sporadiques de tireurs cachés, la ville est silencieuse.

— Comment va le lieutenant Ruiz ? demande Daoiz.

— Son état est très grave. Il n’a pas perdu connaissance et souffre atrocement… Un garçon courageux, non ?… Un brave jeune homme.

— Ne vaudrait-il pas mieux de le transporter au couvent, chez les sœurs ?

— Il est préférable de ne pas le déplacer. Il a perdu beaucoup de sang et pourrait mourir en chemin. Je l’ai mis dans la salle des officiers avec les autres blessés, les nôtres et les Français.

— Et pour le reste ?

En quelques mots, Velarde le met au courant. Les défenseurs du parc sont réduits à une demi-douzaine d’officiers, dix artilleurs, une trentaine de Volontaires de l’État et moins de trois cents civils : les quelque cinquante qui aident aux canons et défendent les maisons contiguës au couvent, ceux qui sont avec Velarde lui-même à l’entrée et aux murs, ou avec Goicoechea aux fenêtres du troisième étage, et ceux qui s’occupent de protéger l’arrière de l’enceinte, mais beaucoup de ces derniers désertent. De plus, toutes les forces ne sont pas affectées à la défense, car une partie est employée à surveiller le commandant et les treize officiers français prisonniers dans le pavillon de garde, ainsi que les deux cents soldats enfermés dans les remises et les quartiers. Quant aux munitions, les cartouches s’épuisent, le manque de poudre pour les canons est angoissant, et celui de mitraille, total : un sac rempli de pierres à fusil est conservé en réserve pour être employé comme mitraille dans le cas où l’infanterie française reviendrait et s’approcherait de trop près.

— Elle le fera, affirme sombrement Daoiz.

Son ami tire sur sa pipe et s’agite, mal à l’aise. Il a perdu la foi, constate Daoiz. Même un exalté comme lui ne peut plus se leurrer, au point où nous en sommes.

— Combien d’attaques pourrons-nous encore supporter ? demande Velarde.

Plus qu’une question, cela ressemble à une réflexion à haute voix. Daoiz hoche la tête, sceptique.

— Si les Français s’y prennent bien, une seule leur suffira.

Les deux capitaines retombent dans leur silence, en suivant des yeux des soldats et des civils qui tentent d’améliorer la protection des canons. Profitant du répit dans le combat, les pièces sont entourées de deux prolonges du parc et de quelques meubles sortis des maisons. Velarde fait la grimace.

— Tu crois que ça sert à quelque chose ?

— Ça entretient un peu le moral.

Venue de l’intérieur du parc, une fillette à la jupe sale et déchirée, les bras nus et les cheveux noués par un foulard, s’approche avec une dame-jeanne dans chaque main et leur offre du vin ; ils lui disent non, merci, et de le proposer aux hommes ; baissant la tête et d’un pas rapide, elle se dirige vers les servants des canons. Daoiz ne saura jamais son nom, mais cette fille, qui habite à côté, rue San Vicente, s’appelle Manoli Armayona y Ceide, et elle n’a pas encore treize ans.

— J’ai peur que tout soit terminé dans Madrid, lance soudain Velarde. Et tu avais raison… Personne ne bouge le petit doigt pour nous.

— Et à quoi d’autre t’attendais-tu ?

— Je m’attendais à de la décence. Du patriotisme… Du courage… Je ne sais pas… L’Espagne est une honte… J’étais sûr que notre exemple en convaincrait d’autres.

— Eh bien, tu vois.

— Je voudrais te demander quelque chose, Luis. Tout à l’heure, quand tu parlementais avec les Français… Tu as pensé que nous pourrions nous rendre ?

Un silence. Puis Daoiz hausse les épaules.

— Qui sait ?

Velarde lui jette un coup d’œil songeur, en tirant sur sa pipe. Puis il hoche la tête.

— Bah… conclut-il. De toute manière, c’est sans importance. Après la sauvagerie du coup de canon sous le drapeau blanc, nous ne pouvons plus capituler, n’est-ce pas ?

Daoiz sourit, presque malgré lui.

— Ça serait mal vu.

— Tu l’as dit ! – Velarde ébauche maintenant, lui aussi, un sourire contraint. – Mieux vaut finir ici, sabre à la main, que fusillés au petit matin dans les fossés d’un fort.

D’un geste fatigué, Daoiz pointe le menton pour désigner les hommes et les femmes retranchés derrière les meubles brisés et les affûts de canons.

— Va leur dire ça, à eux !

Les visages des artilleurs et des paysans, enfumés par la poudre, ressemblent à des masques gris luisants de sueur. Le soleil tape dur, à cette heure de la journée, et il est évident que la fatigue, la tension et les ravages de la bataille font leur effet. Malgré tout, la plupart continuent de regarder avec confiance les deux capitaines. Près du mur du verger de Las Maravillas, dans un groupe de civils armés de fusils qui se reposent à l’abri des tireurs français, Daoiz remarque un garçon de dix à onze ans – on lui a dit qu’il se nommait Pepillo Amador – qui est venu avec ses frères et porte maintenant un shako français. Un peu plus loin, assise par terre entre le forgeron Gómez Mosquera et le caporal d’artillerie Eusebio Alonso, un énorme couteau de cuisine au creux de sa jupe, Ramona García Sánchez, la fille du peuple, adresse au capitaine un sourire radieux quand leurs regards se croisent.

— Ils continuent à croire en toi, dit Velarde. En nous.

Daoiz hausse de nouveau les épaules.

— S’il n’y avait pas ça, répond-il avec simplicité, il y aurait longtemps que je me serais rendu.

Entre une heure et deux heures de l’après-midi, du balcon d’une maison de la rue Fuencarral, près de l’hospice, l’homme de lettres et ingénieur de la Flotte à la retraite José Mor de Fuentes assiste en compagnie de son ami Venancio Luna et du beau-frère de ce dernier, qui est prêtre, au spectacle des bataillons français qui entrent, tambours battants et aigles déployées, par la porte de Santa Bárbara. Après avoir tourné dans la ville, Mor de Fuentes est venu chercher refuge ici, quand il s’est heurté aux soldats impériaux en allant voir ce qui se passait au parc d’artillerie. Arrêté au coin de la rue de la Palma par un piquet, il a pu heureusement s’en tirer grâce à sa parfaite connaissance de la langue française.

— Tout cela prend mauvaise tournure, commente Luna.

— C’est le moins qu’on puisse dire. J’ai eu de la chance de pouvoir monter chez vous.

— Qu’avez-vous vu en chemin ? s’intéresse le cousin ecclésiastique.

Mor de Fuentes tient dans une main un verre de xérès. De l’autre, il fait un geste suffisant, comme si rien de ce qu’il a vu n’était digne de son ardeur patriotique.

— Beaucoup de Français. Et, à la fin, des habitants morts de peur et peu de gens dans la rue. Presque tous les insurgés sont allés à Monteleón ou se déplacent par petits groupes.

— On dit qu’on fusille des gens au Prado, fait remarquer Luna.

— Ça, je l’ignore. Malgré mes efforts, je n’ai pas pu dépasser la fontaine de la Cibeles, car j’ai rencontré la cavalerie française… Je voulais me rendre à la caserne des Gardes espagnoles, où j’ai des connaissances. Avec, naturellement, l’intention de me joindre à la troupe si celle-ci devait intervenir. Mais je n’en ai pas eu la possibilité.

— Vous êtes arrivé jusqu’à la caserne ?

— Eh bien… Pas vraiment. En chemin, j’ai appris que le colonel Marimón avait donné l’ordre de fermer les portes et de ne laisser personne sortir, et j’ai donc compris que ça n’en valait plus la peine. Là-bas, apparemment, on s’est limité à livrer aux civils, par-dessus le mur, quelques douzaines de fusils.

— J’imagine qu’on a dû faire la même chose dans les autres casernes.

— Je n’ai entendu parler d’armes distribuées au peuple que chez les Gardes espagnoles et les Invalides. Et par la garnison de Monteleón, bien sûr… Pour le reste, Gardes wallonnes et autres corps, je ne sais rien.

— Vous croyez qu’ils vont finir par sortir dans la rue ? demande le beau-frère curé.

— Maintenant, avec les hommes de Murat partout ?… J’en doute. C’est trop tard.

— Bah… Croyez bien que je ne le regrette pas. Cette populace armée est pire que les Français. En fin de compte, Napoléon a restauré en France les autels que la Révolution avait profanés… Ce qui importe, c’est que l’ordre soit rétabli et qu’il soit mis fin à cette folie. Les gens de bien, les modérés, ceux qui aspirent à la tranquillité publique, ne peuvent qu’être contre les troubles.

Dans la rue résonne un coup de feu, très proche, et les trois hommes, inquiets, quittent le balcon. Dans le salon, assis sur un sofa, Mor de Fuentes sirote une autre gorgée de xérès.

— Ce n’est pas moi qui vous contredirai.

Le colonel Giraldes, marquis de Casa Palacio et commandant du régiment d’infanterie de ligne des Volontaires de l’État, s’appuie sur la table de son bureau comme s’il allait s’écrouler d’un moment à l’autre.

— C’est votre parc, nom de Dieu… Ce sont vos artilleurs qui sont à l’origine de tout !

— Et vos soldats ? réplique le colonel Navarro Falcón. Ils y sont bien aussi pour quelque chose !

— Ils sont sous votre commandement, que diantre !… C’est de votre responsabilité, non de la mienne.

Cela fait un quart d’heure qu’ils s’adressent mutuellement des reproches. José Navarro Falcón, qui dirige l’état-major de l’Artillerie et est le supérieur direct des capitaines Daoiz et Velarde, s’est présenté à la caserne de Mejorada, apeuré par les nouvelles qui arrivent de Monteleón. Giraldes n’est pas moins inquiet, après avoir appris que les hommes qu’il a fournis à Velarde et au capitaine Goicoechea sont mêlés au combat. De plus, les pertes subies par les troupes françaises sont terribles. Face à de tels événements, les deux chefs tremblent à l’idée des conséquences.

— Comment avez-vous pu confier des hommes à Pedro Velarde, dans l’état où se trouvait cet officier ? s’indigne Navarro Falcón.

— Je n’avais pas le choix, réplique Giraldes. Ce fou de capitaine prétendait soulever la troupe.

— Il fallait l’arrêter !

— Et pourquoi ne l’avez-vous pas fait vous-même, puisque vous êtes son supérieur immédiat ?… Ne me cassez pas les pieds, mon vieux ! Mes autres officiers aussi étaient en ébullition, ils voulaient se précipiter dans la rue. Pour m’en débarrasser, je n’ai pas trouvé d’autre moyen que d’envoyer Goicoechea avec trente-trois soldats… Et je le leur ai dit clairement : pas question de fraterniser avec le peuple, pas question de s’opposer aux Français… Vous voyez. Un vrai malheur. Je vous l’assure, sur mon honneur, un terrible malheur.

— À qui le dites-vous ! Pour tout le monde.

— Mais attention, hein ?… Celui qui a laissé partir Velarde de l’état-major et a envoyé ensuite le capitaine Daoiz à Monteleón, c’est vous. Nous sommes bien d’accord ?… C’est votre parc d’artillerie, Navarro, et ce sont vos hommes. J’insiste : pour moi, je n’ai pas eu d’autre solution que d’obéir.

— Et comment savez-vous que ça s’est passé ainsi ?

— Eh bien… je le suppose.

— Vous le supposez ?… C’est ce que vous avez l’intention de dire au capitaine général, pour votre décharge ?

Giraldes lève un doigt.

— C’est ce que j’ai déjà dit, si vous me permettez. J’ai envoyé un rapport à Negrete pour l’assurer que j’étais étranger à cette monstruosité… Et vous savez ce qu’il me répond ?… Qu’il s’en lave les mains… Voilà tout ! – Giraldes prend un pli manuscrit sur sa table et le montre au colonel d’artillerie. – Pour que tout soit clair, il m’a fait remettre avec accusé de réception une copie de la lettre que Murat a envoyée ce matin à la Junte. Lisez, lisez… Elle est arrivée tout à l’heure.

Il est impératif que le calme soit immédiatement rétabli, sinon les habitants de Madrid devront s’attendre à ce que retombent sur eux toutes les conséquences de leur entêtement…

— Qu’en pensez-vous ? poursuit Giraldes en reprenant le papier. C’est clair comme de l’eau de roche. Et voilà que, quand j’envoie un de mes aides de camp à Monteleón pour qu’il ramène ces cannibales à l’obéissance, initiative qu’il vous revenait de prendre, ils ne trouvent rien de mieux que de tirer au canon en plein milieu des pourparlers et de faire une boucherie… Aussi, je me fiche bien de ce qui arrivera au parc. Ce qui me préoccupe maintenant, ce sont les conséquences.

— Vous parlez pour vous et pour moi ?

— D’une certaine manière, oui. Pour nous, en tant que responsables… Je mets tout le monde dans le même sac, naturellement. Vous avez vu comment Murat traite la Junte. On est dans de sales draps, Navarro. De sales draps, je vous le dis.

Exaspéré, en colère et sans savoir que faire, le colonel Navarro Falcón prend congé de Giraldes. Une fois dehors, il décide d’aller jeter un coup d’œil au parc de Monteleón et remonte la rue San Bernardo, jusqu’au coin de la rue de la Palma, où un détachement lui barre abruptement le chemin, sans aucune déférence pour son uniforme et ses épaulettes.

— Arrêtez-vous !

Dans son mauvais français, appris durant la campagne des Pyrénées, le chef de l’état-major de l’Artillerie de Madrid demande à parler à un officier ; mais tout ce qu’il peut obtenir, c’est qu’un sous-lieutenant moustachu et boutonneux s’approche. Aux insignes, Navarro Falcón constate qu’il appartient au 5e régiment de la 2e division d’infanterie qui, à la première heure de la matinée, selon ses rapports, se trouvait cantonné sur la route du Pardo. Il en déduit que l’armée impériale a jeté tout ce qu’elle avait dans la mêlée.

— Est-ce que je peux passer un peu avant, sivouplé ?

— Interdit ! Reculez !

Navarro montre les insignes dorés sur le col de sa veste.

— Je dirige l’état-major…

— Reculez !

Plusieurs soldats lèvent leurs fusils, et le colonel, prudent, fait demi-tour. Il sait que le général de brigade Nicolás Galet y Sarmiento, gouverneur de l’octroi, qui a voulu intervenir ce matin en faveur de ses fonctionnaires du guichet de Recoletos, s’est fait tirer dessus par les Français. Mieux vaut donc ne pas défier le sort. Pour Navarro Falcón, les années de sa jeunesse intrépide, le Brésil, le Río de la Plata, la colonie de Sacramento, le siège de Gibraltar et la guerre contre la République française sont désormais trop loin. Aujourd’hui il est sur le point de passer au grade supérieur – ou du moins l’était-il jusqu’à ce matin –, et il a envie de voir grandir ses deux petits-enfants. En repartant, à pas lents pour ne pas compromettre sa dignité, il entend au loin des coups de feu. Avant de faire demi-tour, il a eu le temps de voir beaucoup d’infanterie et quatre canons français devant le palais de Montemar, près de la fontaine de Matalobos. Deux des pièces sont tournées vers la rue San Bernardo et la côte de Santo Domingo ; ce qui signifie, pour un œil expérimenté comme le sien, qu’elles sont là pour empêcher tout secours aux assiégés. Les autres canons prennent en enfilade la rue San José et le parc d’artillerie. Et, tandis qu’il continue de s’éloigner sans regarder derrière lui, le colonel les entend ouvrir le feu.

La première rafale de mitraille fait pleuvoir sur les défenseurs un nuage de poussière, de plâtre pulvérisé et de morceaux de briques.

— Ils tirent de Matalobos !… Attention !… Attention !

Avertis des mouvements des Français par le capitaine Goicoechea et ceux qui observent depuis les fenêtres supérieures du parc, les gens ont le temps de chercher un abri, et la première décharge ne fait que deux blessés. Bernardo Ramos, âgé de dix-huit ans, et Ángela Fernández Fuentes, vingt-huit ans, qui se trouve là pour accompagner son mari, un charbonnier de la rue de la Palma nommé Ángel Jiménez, sont évacués au couvent de Las Maravillas.

— Les artilleurs dans la rue, et baissez-vous ! crie le capitaine Daoiz. Les autres, abritez-vous !… À couvert, vite !… À couvert !

L’ordre est opportun. Presque immédiatement suit un deuxième coup de canon français, puis un troisième, avant que le feu ne devienne précis et constant, avec un grand renfort de fusillade depuis toutes les encoignures, les terrasses et les toits. Pour Luis Daoiz, le seul à rester debout au milieu des canons malgré le feu effroyable qui balaye la rue, l’intention des Français est claire : ne pas laisser le moindre répit aux défenseurs et les forcer à garder la tête baissée en les soumettant à une guerre d’usure, préparation à un assaut général. C’est pour cela qu’il continue de crier à ses gens de se protéger et d’économiser les munitions jusqu’à ce que l’infanterie ennemie arrive à portée de tir. Il ordonne aussi au capitaine Velarde, qui l’a rejoint en pleine canonnade pour demander des instructions, de maintenir les siens à l’intérieur du parc, prêts à sortir quand apparaîtront les baïonnettes ennemies.

— Et toi, reste avec eux, Pedro. Tu m’entends ?… Tu n’as rien à faire ici, et quelqu’un doit prendre le commandement si je tombe.

— Si tu continues à te tenir debout ainsi, je n’aurai pas longtemps à attendre.

— Je te dis de rentrer. C’est un ordre.

Très vite, le bombardement assourdissant – l’onde de choc des coups de canons se répand dans la rue, résonne dans toutes les poitrines en même temps que le crépitement de la mitraille – et l’intense mousqueterie française commencent à faire des dégâts. Le pilonnage augmente, le sang coule, et certains de ceux qui se sont réfugiés sous les porches voisins, dans le verger ou derrière la grille du couvent, se débandent et s’enfuient où ils peuvent. C’est le cas du jeune Francisco Huertas de Vallejo et de son compagnon don Curro, qui se sont réfugiés dans Las Maravillas depuis qu’un éclat a sectionné l’artère jugulaire de l’ouvrier typographe Gómez Pastrana, le vidant de son sang. Sont également blessés un serrurier du nom de Francisco Sánchez Rodríguez, le prêtre de trente-sept ans don Benito Mendizábal Palencia – qui a revêtu des habits civils et se bat avec un fusil de chasse – et l’étudiant José Gutiérrez qui, depuis ce matin, est passé par tous les endroits dangereux. La blessure de cet Asturien de Covadonga est déjà la quatrième – il va encore en recevoir trente-neuf, ce qui ne l’empêchera pas de survivre : un ricochet lui arrache le lobe d’une oreille. Gutiérrez court se faire panser par les sœurs et retourne au combat. Il racontera plus tard que ce qui l’a le plus impressionné, c’est l’énorme quantité de sang – « comme si on en avait répandu par terre à pleins baquets » – dans laquelle il a dû patauger en suivant les galeries du couvent.

Pendant ce temps, dans la rue, le reste du groupe de José Gutiérrez est pratiquement anéanti par une autre décharge française qui tue, à l’entrée même du parc, deux des trois derniers hommes toujours debout, parmi ceux qui l’avaient suivi à Monteleón : le perruquier Martín de Larrea et son garçon coiffeur Felipe Barrio. Elle blesse aussi gravement l’artilleur Juan Domingo Serrano, aussitôt remplacé à son poste par le cocher du marquis de San Simón, un garçon de forte taille, aux bras épais, nommé Tomás Álvarez Castrillón. Clara del Rey, habitante du quartier, tombe peu après, le front éclaté par un éclat de mitraille, à côté du canon qu’elle sert avec son mari et ses fils. La perte la plus douloureuse est celle de l’enfant de onze ans Pepillo Amador Álvarez, qui est resté toute la journée avec ses frères Antonio et Manuel en les aidant à combattre. Une balle française finit par le frapper à la tête au moment où, après avoir traversé plusieurs fois en courant la zone mitraillée, avec l’audace de son jeune âge, il apporte un panier plein de munitions. Ainsi meurt le plus jeune défenseur du parc d’artillerie.

Le soldat français qui, dans l’hôpital improvisé de Las Maravillas, agonise entre les bras de sœur Pelagia Revut n’est pas beaucoup plus âgé que Pepillo Amador.

— Maman ! gémit-il au moment de mourir.

La sœur a parfaitement compris les dernières paroles du garçon, parce qu’elle est elle-même française : elle est arrivée en Espagne avec des religieuses qui fuyaient la Révolution. Quand ce matin, au premier coup de canon, les vitres de la salle capitulaire et des fenêtres ont volé en éclats, les religieuses affolées ont quitté leurs cellules et se sont rassemblées dans l’église pour prier en croyant que la fin du monde était venue. C’est le chapelain du couvent, don Manuel Rojo, qui, après avoir réconforté les carmélites avec force oraisons et paroles de courage, les a appelées à exercer leurs devoirs d’humanité et de charité chrétienne, et a fait ouvrir la clôture et les grilles de la chapelle et de la salle capitulaire. Depuis, aidé par quelques voisins, il a commencé à recevoir les blessés, sans distinction d’uniformes – au début, la plupart étaient français –, pendant que les sœurs préparaient de la charpie, des pansements, du bouillon et des cordiaux, et les soignaient. Maintenant, salle capitulaire, chapelle, parloir et sacristie résonnent des plaintes et des cris de douleur dans les deux langues, les vingt et une religieuses – en réalité, vingt, car, de sa fenêtre, sœur Eduarda continue d’encourager les patriotes – soignent les blessés, et le chapelain va de l’un à l’autre, entre les corps mutilés et les flaques de sang, en leur apportant son réconfort spirituel. Les derniers défenseurs de Monteleón que l’on vient de déposer sont une femme moribonde nommée Juana García, habitant 14 rue San José, et un homme des quartiers populaires, jeune et impavide, Pedro Benito Miró, qui, éventré par la mitraille, comprime ses intestins avec ses mains. Ce dernier est allongé sur le sol parmi les autres blessés et agonisants, sans que l’on puisse lui apporter d’autre secours que quelques morceaux de drap avec lesquels on lui bande le ventre.

— Mon père ! appelle sœur Pelagia qui ferme les yeux du soldat français.

Don Manuel arrive et marmonne une prière en faisant le signe de la croix sur le front du mort.

— Il était catholique ?

— Je ne sais pas.

— Bah… Ça ne fait rien.

La sœur se relève et va soigner d’autres compatriotes. Du fait de sa naissance et de sa connaissance de la langue, sœur María Teresa, la supérieure, l’a chargée de s’occuper des Français blessés dans le désastre de la colonne Montholon, ou de ceux qui entrent par le côté sud du couvent, par la porte de la chapelle donnant sur la rue de la Palma. Car, à Las Maravillas, on se trouve dans une situation particulière que seule peut expliquer la confusion d’un combat comme celui-là : tandis que les canons français rasent le jardin et le verger, détruisent le Noviciat, endommagent les murs et remplissent les cours et les galeries de débris et d’éclats de mitraille, des blessés espagnols arrivent par les côtés des rues San José et San Pedro, pendant que l’on apporte des blessés français par le côté de la rue de la Palma, les deux camps respectant le caractère neutre, ou sacré, de l’enceinte. De tels égards ne sont pas habituels de la part des troupes impériales, qui ont profané des églises et continueront de plus belle, à Madrid et dans toute l’Espagne. Mais la manière dont les religieuses accueillent les victimes, et aussi la présence conciliatrice de sœur Pelagia, opère ce miracle.

Près du palais de Montemar, le général de division Joseph Lagrange, futur comte d’Empire, dont le nom sera un jour inscrit sous l’Arc de Triomphe de Paris, assiste au bombardement du parc d’artillerie.

— Je crois que nous les avons suffisamment affaiblis, dit le général de brigade Lefranc, qui se tient à son côté et observe la rue San José avec une longue-vue.

— Attendons encore un peu.

Lagrange, qui croit sentir le souffle du duc de Berg sur sa nuque, est un soldat froid et minutieux – c’est la raison pour laquelle Murat l’a chargé de régler l’affaire –, et il ne veut prendre aucun risque inutile. Les Madrilènes, qui n’ont guère d’expérience militaire, ni même de milices urbaines, ne sont pas habitués à se trouver sous les bombes ; et le général français est sûr que plus le pilonnage se prolongera, moins il y aura de résistance à l’assaut, qu’il veut définitif. Lagrange, militaire aguerri de cinquante-quatre ans, le teint pâle, le nez aquilin encadré par des favoris à la mode impériale, a l’habitude de mater les soulèvements : durant la campagne d’Égypte, il s’est chargé d’écraser impitoyablement la révolte du Caire en mitraillant la foule.

— Vous ne croyez pas que nous pourrions avancer ? insiste Lefranc, en donnant des petits coups impatients sur sa longue-vue.

— Pas encore, répond sèchement Lagrange.

En réalité, il est sur le point d’ordonner à l’infanterie d’attaquer, mais Lefranc – blond, nerveux, peu habile à masquer ses émotions – ne lui plaît guère, et il souhaite le mortifier. Le général de division comprend que son collègue, humilié de se voir dépossédé de son commandement, ne soit pas l’homme le plus heureux de la terre. Cependant, même si Lefranc est pointilleux sur les questions d’honneur, chose compréhensible chez tout militaire, cela n’excuse pas la réception antipathique qu’il lui a réservée, en allant jusqu’à ne le renseigner qu’à contrecœur sur la composition et la disposition tactique de ses troupes. De sorte que le général de division, qui déteste les malentendus dans les questions de service, a dû se montrer très ferme avec le général de brigade en lui rappelant sans détour qu’il n’a pas demandé à être chargé du commandement de cette opération, que l’ordre lui en a été donné par écrit et verbalement par le grand-duc de Berg, et que, dans l’armée impériale comme dans toutes les armées du monde, c’est le chef qui commande.

— Allons-y ! dit-il finalement. Poursuivez la canonnade jusqu’à ce que l’avant-garde soit arrivée au coin de la rue. Ensuite, au pas de charge.

Les aides de camp amènent les chevaux des deux généraux, parce que ce genre de choses, considère Lagrange, doit être fait dans les règles. La trompette sonne, les tambours battent, le drapeau tricolore est déployé, et les officiers crient les ordres pendant que les mille huit cents hommes du 6e régiment provisoire d’infanterie se forment en colonne d’attaque. Un nombre presque identique d’hommes – incluant le malheureux régiment dont le chef, Montholon, est pour l’heure prisonnier, et ce qui reste du bataillon de Westphalie – resserre le cercle autour du parc et l’isole de l’extérieur. À ce moment, obéissant aux sonneries de trompette et aux indications données par les roulements de tambours, le feu contre les rebelles s’intensifie. Le long de la colonne courent déjà les cris habituels de « Vive l’Empereur ! » avec lesquels l’armée française s’encourage à chaque assaut. Lagrange a obtenu un détachement de sapeurs, qu’il utilisera pour déblayer les obstacles, et quelques grenadiers moustachus de la Garde impériale. Il est sûr que, placés en tête, ces vétérans, avec leur réputation d’être invincibles, entraîneront plus efficacement les jeunes conscrits. Après un dernier coup d’œil, enviant le superbe cheval pommelé de Jérez que monte son collègue Lefranc – réquisitionné manu militari il y a quinze jours à Aranjuez –, le pacificateur du Caire enfourche son cheval et constate que tout est au point. Et donc, satisfait de l’épaisse colonne luisante de baïonnettes qui s’étend de la place de Monserrate aux commanderies de Santiago, il se carre sur sa selle, assure fermement ses bottes dans les étriers et demande à Lefranc de venir à son côté.

— Maintenant, oui, si vous voulez bien, général, déclare-t-il d’un ton sec. Nous allons en finir une fois pour toutes.

Dix minutes plus tard, du carrefour de la rue San Bernardo au couvent de Las Maravillas, la rue San José est une fournaise. L’épaisse fumée de la poudre se tord en spirales que déchirent les détonations et, au-dessus des roulements de tambours et des sonneries de trompette des Français, s’élève, de plus en plus violent, le crépitement de la fusillade. C’est dans ce brouillard que tirent les hommes que le capitaine Goicoechea dirige depuis les fenêtres supérieures du bâtiment et, avec tout ce qu’ils ont sous la main – fusils, pierres, tuiles et briques arrachées –, ceux qui, juchés sur le mur de clôture, essayent d’entraver l’avance française. Devant l’entrée, les canons tirent à boulets rasants sur la colonne ennemie et, autour d’eux, se groupent les civils et les soldats que le capitaine Velarde fait sortir pour affronter les baïonnettes qui approchent.

— Tenez bon !… Pour l’Espagne et pour Ferdinand VII !… Tenez bon !

Artilleurs, Volontaires de l’État, civils hommes et femmes, tenant leurs fusils, baïonnettes, sabres et couteaux, voient surgir dans la fumée, implacables, les shakos des grenadiers ennemis, les haches et les piques des sapeurs, les shakos noirs et les baïonnettes de la terrible infanterie impériale. Mais au lieu d’hésiter ou de battre en retraite, ils restent fermes autour des pièces, bombardant les Français à bout portant, les bouches des canons presque contre leurs poitrines ; et un dernier coup de canon lâche, à défaut de mitraille, une grêle de pierres à fusil qui fait des ravages considérables dans l’avant-garde et étripe le beau cheval du général Lefranc en envoyant celui-ci rouler à terre, contusionné. Les Français hésitent devant cette brutale décharge, et les défenseurs qui les voient marquer un temps d’arrêt sentent leur courage se raffermir.

— Résistez, pour l’Espagne !… Pensez à l’honneur !… En avant !

Les plus audacieux se jettent sur les grenadiers, et c’est alors un âpre combat au corps à corps, à coups de baïonnettes et de crosses, en se servant des fusils déchargés comme de massues. Dans la mêlée, Tomás Álvarez Castrillón, le journalier José Álvarez et le soldat des Volontaires de l’État, âgé de vingt-deux ans, Manuel Velarte Badinas tombent morts ; et le garçon boucher Francisco García, le soldat Lázaro Cansanillo et Juana Calderón Infante, quarante-quatre ans, qui se bat auprès de son mari José Beguí, sont blessés. Côté français, les pertes sont nombreuses. Impressionnés par la férocité de la contre-attaque, les impériaux reculent en laissant le pavé jonché de morts et de blessés, sous le feu nourri venant des fenêtres et du haut de la clôture. Puis ils se reforment, poussés par leurs officiers, lâchent une salve serrée qui décime les défenseurs et avancent de nouveau, à la baïonnette. La fusillade, intense et terrible, blesse sur le faîte du mur le civil Clemente de Rojas et le capitaine des Milices provinciales de Santiago Andrés Rovira, qui est venu ce matin accompagner Pedro Velarde et les hommes du capitaine Goicoechea. Elle mutile également, près de l’entrée du parc, Manoli Armayona, la fillette qui, dans l’ultime répit du combat, apportait du vin aux soldats, et blesse à mort, autour des canons, José Aznar, qui se bat conjointement avec son fils José Aznar Moreno – celui-ci le vengera plus tard, quand il sera guérillero dans les deux Castilles –, le bourrelier sexagénaire Julián Lopez García, le voisin de la rue San Andrés Domingo Rodríguez González, et les deux garçons de vingt ans Antonio Martín Rodríguez, porteur d’eau, et Antonio Fernández Garrido, maçon.

— Les gabachos reviennent !… Il faut les arrêter, ils ne feront pas de quartier !

La violence du second assaut amène les Français presque à portée de main des canons. Le temps manque pour recharger les pièces, et le capitaine Daoiz, faisant des moulinets avec son sabre au-dessus de sa tête, réunit autant de gens qu’il le peut.

— À moi !… Faites-les payer cher !

Autour de lui se regroupent, animés d’une résolution désespérée, ce qui reste de la bande de Cosme de Mora, le redoutable ruffian Gómez Mosquera, l’artilleur Antonio Martín Magdalena, le secrétaire Domingo Rojo, la femme du peuple Ramona García Sánchez, l’étudiant José Gutiérrez, plusieurs Volontaires de l’État et une douzaine de civils parmi ceux qui n’ont pas encore fui pour se mettre à l’abri. Pedro Velarde, également sabre à la main et hors de lui, court de l’un à l’autre, obligeant ceux qui se cachent dans Las Maravillas ou le parc à retourner au combat. Il fait sortir ainsi de force le jeune Francisco Huertas de Vallejo, don Curro et quelques blessés légers qui y avaient cherché refuge, et les oblige à rejoindre ceux qui défendent les canons.

— Le premier qui recule, je le tue !… Vive l’Espagne !

L’assaut français continue au corps à corps, baïonnettes en avant. Nul, parmi les défenseurs, n’a le temps de mordre les cartouches et de charger les fusils, aussi n’entend-on que quelques coups de pistolets, les autres s’en remettant aux baïonnettes, couteaux et navajas. Désormais, de si près, l’avantage des ennemis se réduit à celui du nombre, car, à chaque pas, ils sont assaillis par des hommes et des femmes qui luttent comme des bêtes fauves, ivres de sang et de haine.

— Faisons-les payer !… En enfer ! Faisons-les payer !

Ils abattent ainsi beaucoup de Français ; mais, entourés d’ennemis qu’ils frappent avec leurs fusils déchargés ou leurs lames, on voit aussi tomber, tués par les balles ou les baïonnettes, l’artilleur Martín Magdalena, le beau Gómez Mosquera, les Volontaires de l’État Nicolás García Andrés, Antonio Luce Rodríguez et Vicente Grao Ramirez, le veilleur de nuit galicien Pedro Dabraña Fernández et le marchand de vin de San Jerónimo José Rodríguez, ce dernier au moment où il se jette, avec son fils Rafael, sur un officier français.

— Les Français se sont arrêtés !… hurle le capitaine Daoiz. Résistez, on les a arrêtés !

C’est exact. Pour la deuxième fois, l’attaque des mille huit cents hommes de la colonne Lagrange-Lefranc est bloquée devant les canons, où les morts et les blessés des deux camps s’accumulent au point d’entraver sa marche. Un nouveau tir de canon – décharge inattendue, venue de la rue San Pedro – atteint l’étudiant José Gutiérrez qui s’effondre, miraculeusement vivant, mais avec trente-neuf éclats de mitraille dans le corps. La même décharge tue l’habitante de la rue de la Palma Ángela Fernández Fuentes, vingt-huit ans, qui se bat sous la voûte de l’entrée du parc, son amie Francisca Olivares Muñoz, et les civils José Álvarez et Juan Olivera Diosa, ce dernier âgé de soixante-six ans.

— Rechargez les fusils !… Ils reviennent !

Cette fois, l’assaut français ne s’arrête pas. Aux cris de « Sacré nom de Dieu, en avant ! En avant ! », les grenadiers, les sapeurs et les fusiliers montent sur les monceaux de cadavres, débordent les défenseurs des canons, atteignent l’entrée du parc. À l’épaisse fumée et aux éclairs lancés par les armes qui ont eu le temps d’être rechargées se mêlent les cris et les hurlements, les craquements des chairs traversées et des os brisés, l’odeur de la poudre brûlée, les appels, les jurons, les invocations pieuses. Rendus déments par la boucherie, les derniers défenseurs du parc tuent et meurent, toutes les frontières du désespoir et du courage dépassées. Daoiz, qui se défend avec son sabre, voit tomber près de lui, mort, le secrétaire Rojo. Le caporal vétéran Eusebio Alonso est désarmé – un grenadier ennemi lui arrache le fusil des mains – et s’écroule, gravement blessé, après s’être défendu avec ses poings. Ramona García Sánchez, qui tient toujours son énorme coutelas de cuisine, tombe, elle aussi, en ayant encore la force de cracher sur un ennemi : « Viens donc, que je t’arrache les yeux, mon mignon ! », avant d’être massacrée à coups de baïonnettes. C’est à ce moment que le capitaine Velarde, qui arrive avec des renforts de l’intérieur du parc, est tué d’une balle. Le serrurier Blas Molina, qui court derrière lui avec le secrétaire Almira, l’hôtelier Fernández Villamil, les frères Muñiz Cueto et plusieurs Volontaires de l’État, le voit tomber, et, interdit, s’arrête avant de reculer avec les autres. Seuls Almira et le maître jardinier de la résidence royale de La Florida Estebán Santirso se penchent sur le capitaine, le tirent par un bras et tentent de le mettre à l’abri. Une autre balle frappe à la poitrine Santirso, qui tombe à son tour. Almira renonce en constatant qu’il ne traîne qu’un cadavre.

De la rue, le jeune Francisco Huertas de Vallejo a vu mourir le capitaine Velarde et observe également que les Français commencent à franchir la porte du parc.

Il est temps de s’en aller, pense-t-il.

Faisant toujours face aux ennemis, car il ne prend pas le risque de leur tourner le dos, se protégeant avec la baïonnette qui prolonge son fusil, le jeune homme tente de s’éloigner de la tuerie autour des canons. Il recule ainsi, en compagnie de don Curro García et d’autres civils, formant un groupe auquel s’unissent les frères Antonio et Manuel Amador – qui portent le corps sans vie de leur petit frère Pepillo –, l’imprimeur Cosme Martínez del Corral, le soldat des Volontaires de l’État Manuel García et Rafael Rodríguez, fils du marchand de vin mort un peu plus tôt. Tous essayent de gagner la porte arrière de Las Maravillas, mais, à la grille, les soldats impériaux leur tombent dessus. Rafael Rodríguez est fait prisonnier, Martínez del Corral et les frères Amador s’enfuient, et don Curro s’effondre, la tête fendue, abattu par le sabre d’un officier. Les autres résistent, la plupart s’échappent, et Francisco Huertas, pris d’un accès de fureur, résolu à venger son compagnon, se jette sur l’officier. Sa baïonnette entre sans difficulté dans le corps du Français, et le jeune homme sent sa peau se hérisser quand il entend le crissement de l’acier contre les os de la hanche de son adversaire qui pousse un hurlement et tombe en se débattant. Épouvanté par son propre geste, Francisco Huertas récupère son fusil, évite les balles qui sifflent autour de lui, fait demi-tour et se réfugie à l’intérieur du couvent.

Entouré de morts, encerclé par les baïonnettes, rendu sourd par les détonations du canon et le crépitement de la fusillade, le capitaine Daoiz continue de se défendre avec son sabre. Seuls sont encore dans la rue une douzaine d’Espagnols tapis entre les affûts, submergés par une marée d’ennemis, et sans autre but que de rester vivants à tout prix ou de tuer le plus de Français possible. Daoiz est incapable de réfléchir, assommé par le fracas du combat, la voix rauque à force de crier et noir de poudre. Il s’agite dans le brouillard. Il ne peut même plus contrôler les mouvements du bras qui manie le sabre, et son instinct lui dit que, d’un moment à l’autre, l’une des innombrables lames qui cherchent son corps percera sa chair.

— Tenez bon ! crie-t-il encore, en aveugle, dans le vide.

Soudain, il sent un coup à sa cuisse gauche : un choc sec qui l’ébranle jusqu’à la colonne vertébrale et le prive de force. Avec une expression de stupeur, il baisse les yeux et constate, incrédule, la blessure de la balle qui a déchiré sa cuisse et fait couler à gros bouillons le sang qui inonde la jambe de son pantalon. C’est fini, pense-t-il brutalement, pendant qu’il recule en boitant pour s’appuyer sur le canon qui est derrière lui. Puis il regarde autour de lui et se dit : Les pauvres gens.

Pied à terre au milieu de la confusion du combat, presque au premier rang de ses troupes, le général de division Joseph Lagrange ordonne le cessez-le-feu. À quelques pas derrière lui, à côté du général de brigade Lefranc, tout meurtri, se tient un haut dignitaire espagnol, le marquis de San Simón, qui, en uniforme de capitaine général et portant tous ses insignes et décorations, a réussi, à la dernière heure, à s’ouvrir un chemin jusque-là pour les supplier d’arrêter cette folie, en offrant ses services pour convaincre ceux qui résistent encore à l’intérieur du parc d’artillerie de lui obéir. Le général Lefranc, effrayé par les terribles pertes subies par ses hommes dans l’assaut, n’est guère enthousiaste à l’idée de continuer le combat quartier par quartier pour déloger les rebelles des bâtiments où ils se sont réfugiés ; aussi accède-t-il à la demande du vieil Espagnol, qu’il connaît. Des drapeaux blancs sont agités, et la sonnerie de trompette répétée fait son effet sur les soldats disciplinés de l’armée impériale qui arrêtent de tirer et d’achever les quelques survivants qui restent entre les canons. Coups de feu et cris cessent, tandis que la fumée se dissipe, et les adversaires, qui n’en peuvent plus, se regardent : des centaines de Français autour des canons et dans la cour de Monteleón, et les Espagnols, aux fenêtres et en haut des murs criblés de mitraille, qui jettent leurs fusils et fuient vers le bâtiment principal, ainsi que le petit groupe de ceux qui sont encore debout dans la rue, si noirs de poudre qu’il est difficile de distinguer les civils des militaires, couverts de sang et regardant autour d’eux avec les yeux hallucinés d’hommes qui s’entendent annoncer un sursis au seuil même de la mort.

— Reddition immédiate, ou pas de quartier ! crie l’interprète du général Lagrange. Bas les armes, ou vous serez tous exécutés !

Après un moment d’hésitation, presque tous obéissent lentement, épuisés. Comme des somnambules. Suivant le général Lagrange qui s’ouvre un passage entre ses hommes, le marquis de San Simón contemple avec horreur la rue couverte de cadavres et de blessés qui s’agitent et gémissent. La quantité de civils, parmi lesquels beaucoup de femmes, qui se trouvent mêlés aux militaires le laisse interdit.

— Vous êtes tous prisonniers, crie l’interprète, répétant les paroles de son général. Le parc est sous l’autorité de l’armée impériale par droit de conquête !

Un peu plus loin, le marquis de San Simón aperçoit un officier d’artillerie que le général français est en train d’insulter. L’officier est à genoux contre un des canons, le visage livide, une main comprimant la blessure de sa jambe ensanglantée et l’autre tenant encore son sabre. Il doit s’agir, déduit San Simón, du capitaine Daoiz, qu’il ne connaît pas personnellement mais dont il sait – à cette heure, tout Madrid est au courant – qu’il est le responsable du soulèvement du parc. En avançant, curieux de le voir de plus près, le vieux marquis saisit quelques mots des vociférations que le général français, mis hors de lui par le massacre, adresse au blessé dans un français grossier mêlé de mauvais espagnol. Il parle d’irresponsabilité, de folie, tandis que l’autre le regarde dans les yeux, impassible, sans baisser la tête. À cet instant, Lagrange, qui tient son sabre à la main, frappe avec mépris de la pointe de celui-ci une des épaulettes de l’artilleur.

— Traître ! lance-t-il.

Il est évident que le capitaine blessé – maintenant, le marquis de San Simón est certain que c’est Luis Daoiz – comprend le français, ou du moins devine le sens de l’insulte. Car son visage, que la perte de sang a rendu livide, s’empourpre brusquement en s’entendant traiter ainsi. Puis, sans prononcer un mot, il se redresse subitement avec une grimace de douleur, au prix d’un violent effort de sa jambe saine, et lance un coup de sabre qui traverse le Français. Lagrange tombe à la renverse dans les bras de ses aides de camp, évanoui et perdant du sang par la bouche. Et tandis qu’autour d’eux tout n’est plus que cris et confusion, des grenadiers qui se tiennent derrière le capitaine percent celui-ci de leurs baïonnettes.

8

Le colonel Navarro Falcón arrive au parc de Monteleón peu après les trois heures de l’après-midi, quand tout est terminé. Et il est épouvanté par ce qu’il voit. Le mur de clôture est criblé d’impacts de balles et la rue San José, l’entrée et la cour de la caserne jonchées de décombres et de cadavres. Les Français rassemblent sur l’esplanade une trentaine de civils prisonniers, et ils désarment les artilleurs et les Volontaires de l’État en les regroupant à part. Navarro Falcón se présente au général Lefranc qui le reçoit très fraîchement – on est encore en train de soigner le général Lagrange, blessé par le sabre de Daoiz –, puis parcourt les lieux en s’informant du sort des uns et des autres. Le capitaine Juan Cónsul, qui appartient à l’artillerie, lui fait un premier rapport sur la situation.

— Où est Daoiz ? demande le colonel.

Cónsul, dont le visage porte les traces du combat, fait un geste vague, signe d’une extrême fatigue.

— On l’a porté chez lui, très gravement atteint. Il n’y avait pas de brancard, on l’a allongé sur une échelle et un manteau.

— Et Pedro Velarde ?

Le capitaine indique des cadavres entassés près de la fontaine de la cour.

— Là.

Le corps disloqué de Velarde est avec les autres, nu, car les Français l’ont dépouillé de ses vêtements. La veste verte d’état-major a suscité la concupiscence des vainqueurs. Navarro Falcón reste immobile, paralysé par la stupeur. C’est encore pire que tout ce qu’il avait imaginé.

— Et les secrétaires de mon bureau qui sont allés avec lui ?… Où est Rojo ?

Cónsul le contemple comme s’il avait du mal à comprendre ce qu’on lui dit. Il a les yeux rougis et le regard opaque. Au bout d’un moment, il hoche lentement la tête.

— Mort, je crois.

— Mon Dieu… Et Almira ?

— Il a suivi Daoiz.

— Et les autres ?… Les artilleurs et le lieutenant Arango ?

— Arango est vivant. Je l’ai vu là-bas, avec les Français… Nous avons perdu sept artilleurs, morts ou blessés. Plus du tiers de ceux que nous avions ici.

— Et les Volontaires de l’État ?

— Chez eux aussi, il y a eu beaucoup de pertes. La moitié, au moins. Et plus de soixante civils.

Le colonel ne peut écarter son regard du cadavre de Pedro Velarde : il a les yeux grands ouverts, la bouche béante, la peau livide comme de la cire, et la blessure causée par la balle est nettement visible près du cœur.

— Vous êtes des fous… Comment avez-vous pu faire une chose pareille ?

Cónsul désigne une flaque de sang près des canons, là où Daoiz est tombé après avoir traversé de son sabre le général français.

— Luis Daoiz en a assumé la responsabilité, dit-il en haussant les épaules. Et nous l’avons suivi.

— Vous l’avez suivi ?… Mais c’était une monstruosité ! Une folie qui va nous coûter cher, à nous tous !

Un capitaine, aide de camp du général Lariboisière commandant de l’artillerie française, interrompt leur conversation. Après avoir demandé au colonel dans un espagnol correct s’il est bien le chef de la place, il le prie de lui remettre les clefs des magasins, du musée militaire et de la trésorerie. La caserne ayant été prise par les armes, tout ce qu’elle contient appartient à l’armée impériale.

— Je n’ai rien à vous remettre, répond Navarro Falcón. Vous avez déjà tout pris, vous n’avez nul besoin de ces fichues clefs.

— Pardon ?

— Foutez-moi la paix, mon vieux.

Le Français, déconcerté, regarde le colonel, puis Cónsul, comme s’il prenait ce dernier à témoin de la grossièreté de son supérieur, enfin, sèchement, il fait demi-tour et s’éloigne.

— Qu’allons-nous devenir ? demande Cónsul.

— Je l’ignore. Je n’ai pas d’instructions, et les Français agissent à leur guise… Essayez de sortir d’ici avec vos artilleurs dès que possible. Sinon…

— Mais le capitaine général… La Junte de Gouvernement…

— Ne me faites pas rire.

Cónsul fait un geste en direction du groupe des Volontaires de l’État qui, avec le capitaine Goicoechea, attendent dans un coin de la cour, désarmés et épuisés.

— Et eux ?

— Je ne sais pas. Leurs chefs devront s’en occuper, je suppose. Le colonel Giraldes interviendra probablement… Pour ma part, je vais envoyer une note au capitaine général en lui expliquant que les artilleurs ont été embarqués malgré eux dans l’affaire, par la faute de Daoiz, et que toute la responsabilité en revient à cet officier. Et à Velarde.

— Ce n’est pas exact, mon colonel… Du moins pas tout à fait.

— Et alors ?… – Navarro Falcón baisse la voix. – Ni l’un ni l’autre n’ont plus rien à perdre. Velarde est ici, dans ce tas, et Daoiz est mourant… Vous-même devez préférer ça à être fusillé.

Cónsul garde le silence. Il semble trop épuisé pour raisonner.

— Que vont-ils faire des civils ? finit-il par demander.

Le colonel esquisse une grimace.

— Ceux-là ne peuvent alléguer qu’ils n’ont fait qu’exécuter les ordres. Et ils ne sont pas non plus de mon ressort. Notre responsabilité s’achève avec…

Au milieu de sa phrase, Navarro Falcón s’interrompt, gêné. Il vient d’apercevoir une lueur de mépris dans les yeux de son subordonné.

— Je m’en vais, ajoute-t-il avec brusquerie. Et rappelez-vous ce que je viens de vous dire. Dès que possible, filez.

Juan Cónsul – il mourra bientôt en combattant, au siège de Saragosse – acquiesce d’un air absent, désolé, en observant les alentours.

— J’essaierai. Mais quelqu’un doit rester au commandement du parc.

— Vous voyez bien que ce sont les Français qui sont au commandement, tranche le colonel. Mais nous laisserons le lieutenant Arango, qui est l’officier le mieux à même de traiter avec eux.

Le sort des prisonniers civils de Monteleón n’inquiète pas seulement le capitaine Cónsul, mais il angoisse, et très fortement, les intéressés eux-mêmes. Rassemblés d’abord dans le fond de la cour sous l’étroite vigilance d’un piquet français, et enfermés maintenant dans les écuries du parc où ils s’installent comme ils le peuvent dans le crottin et la paille pourrie, une trentaine d’hommes – leur nombre augmente à mesure que les Français amènent ceux qu’ils découvrent cachés ou qu’ils prennent dans les maisons voisines – attendent que l’on décide de leur sort. Ce sont ceux qui n’ont pas réussi à sauter le mur ou à se cacher dans les caves et les greniers, et ceux qui ont été pris près des canons ou dans les dépendances du parc. Le fait d’avoir été séparés des militaires leur paraît de très mauvais augure.

— Au bout du compte, nous serons les seuls à payer, commente le terrassier Francisco Mata.

— Ils nous feront peut-être grâce de la vie, rétorque un des compagnons d’infortune, le portier de tribunal Félix Tordesillas.

Mata lui lance un regard sceptique.

— Avec tous les gabachos que nous avons descendus aujourd’hui ?… Tu parles qu’ils vont nous faire grâce !

Mata et Tordesillas appartiennent au groupe de civils qui ont participé au combat du haut des fenêtres du bâtiment principal sous les ordres du capitaine Goicoechea. Avec eux se trouvent, entre autres, le serrurier d’Avila Bernardo Morales, le charpentier Pedro Navarro, l’employé aux Rentes royales Juan Antonio Martínez de Álamo, un habitant du quartier nommé Antonio González Echevarría – blessé par un éclat au front qui saigne encore – et Rafael Rodríguez, le fils du marchand de vin de la rue Hortaleza qui est mort près des canons et pour lequel il n’a pu avoir d’autre geste de piété filiale que de lui poser un mouchoir sur la figure.

— Est-ce que quelqu’un a vu Pedro le boulanger ?

— Ils l’ont tué.

— Et Quico García ?

— Pareil. Je l’ai vu tomber aux canons, avec la femme de Beguí.

— Pauvre petite… Elle avait plus de couilles que beaucoup, celle-là. Où est son mari ?

— Je ne sais pas. Je crois qu’il a pu filer à temps.

— Ah, si je n’avais pas attendu autant ! Je ne me trouverais pas dans ce pétrin !

— Et dans celui qui va suivre.

La porte du quartier s’ouvre, et les Français poussent un nouveau groupe de prisonniers à l’intérieur. Ils sont en piteux état, roués de coups de crosses, après avoir été pris en essayant de franchir le mur derrière les cuisines. Il s’agit du barbier Jerónimo Moraza, du muletier léonais Rafael Canedo, du tailleur Eugenio Rodríguez – qui boite, soutenu par son fils Antonio Rodríguez López – et du marchand de charbon Cosme de Mora qui, bien que meurtri par les coups qu’il a reçus, manifeste sa joie de retrouver vivants Tordesillas, Mata et le charpentier Navarro, tous faisant partie de la bande avec laquelle il est venu au parc.

— Que vont-ils faire de nous ? se lamente Eugenio Rodríguez qui tremble pendant que son fils essaye de bander sa blessure avec un mouchoir.

— Ce sera à la grâce de Dieu, répond Cosme de Mora, résigné.

Couché sur la paille sale, Francisco Mata jure à voix basse. D’autres se signent, baisent des scapulaires et des médailles qu’ils sortent de sous leurs chemises. Certains prient.

Armé d’un sabre, sautant murs et vergers au-delà de la porte de Fuencarral, Blas Molina Soriano a réussi à s’échapper du parc de Monteleón. L’irréductible serrurier est parti à la dernière minute par la porte de derrière, après avoir vu tomber le capitaine Velarde, au moment où les Français faisaient irruption dans la cour, baïonnettes en avant. Au début de sa course, il était accompagné par l’hôtelier José Fernández Villamil, les frères José et Miguel Muñiz Cueto et un habitant du Barquillo nommé Juan Suárez ; mais au bout de quelques pas, découverts par une patrouille française dont les tirs ont blessé l’aîné des Muñiz, ils ont dû se séparer. Caché, après avoir fait un détour jusqu’à la rue San Dimas, il a vu passer de loin Suárez, les mains liées, entre des Français, mais n’a pas retrouvé la trace de Fernández Villamil et des autres. Après avoir attendu, sans lâcher le sabre et décidé à vendre chèrement sa peau avant de se laisser prendre, Molina prend le parti d’aller chez lui, où il imagine que sa femme doit être dévorée par l’angoisse. Il continue de suivre la rue San Dimas jusqu’à l’oratoire du Salvador, mais, voyant que des détachements français barrent l’entrée de toutes les rues qui donnent sur la place des Capuchinas, il s’engage dans la rue de la Cuadra jusqu’à la maison de la blanchisseuse Josefa Lozano, qu’il trouve dans sa cour en train d’étendre le linge.

— Qu’est-ce que vous faites ici, monsieur Blas, et avec un sabre ?… Vous voulez que les gabachos nous égorgent tous ?

— C’est pour ça que je viens, madame Pepa. Pour m’en débarrasser, si vous le permettez.

— Et où donc voulez-vous que je mette ça, grand Dieu ?

— Dans le puits.

La blanchisseuse soulève le couvercle qui couvre la margelle, et Molina jette son arme. Soulagé, après s’être un peu lavé et avoir laissé la femme nettoyer ses vêtements pour dissimuler les traces du combat, il poursuit son chemin. Et ainsi, en adoptant l’air le plus innocent du monde, le serrurier passe au milieu d’une compagnie de fusiliers français – des Basques, à en juger par les bérets et la langue – sur la place Santo Domingo, et près d’un peloton de grenadiers de la Garde dans la rue Inquisición, sans être arrêté ni molesté. Avant d’arriver chez lui, il rencontre son voisin Miguel Orejas.

— D’où venez-vous comme ça, Molina ?

— Et d’où ça pourrait-il être ?… Du parc d’artillerie de Monteleón. De me battre pour la patrie.

— Ça alors ! Et comment c’était ?

— Héroïque !

Laissant Orejas bouche bée, le serrurier entre dans sa maison, où il trouve sa femme transformée en océan de larmes. Après l’avoir prise dans ses bras et consolée, il demande un peu de bouillon chaud, le boit debout et repart dans la rue.

Le tir français frappe le mur et fait voler des éclats de plâtre. Baissant la tête, le jeune Francisco Huertas de Vallejo fait demi-tour dans la rue Santa Lucia tandis que les balles sifflent autour de lui. Il est seul et il a peur. Il se demande si les Français tireraient sur lui avec autant d’acharnement s’il ne portait pas son fusil ; mais, malgré la panique qui le fait courir comme un dératé, il ne peut se résoudre à le lâcher. Même s’il n’a plus de cartouches, ce fusil est l’arme qu’on lui a confiée au parc d’artillerie, il a combattu avec toute la matinée, et la baïonnette est tachée de sang ennemi – le souvenir du crissement de l’acier contre l’os continue de le faire frémir. Il ne sait s’il n’en aura pas de nouveau besoin, aussi préfère-t-il ne pas s’en débarrasser. Pour éviter les tirs, le jeune homme se réfugie sous une voûte, traverse une cour en faisant fuir les poules qui picorent et, après être passé devant les yeux épouvantés de deux habitantes qui le regardent comme s’il était le diable en personne, ressort au fond dans une ruelle, où il essaye de récupérer son souffle. Il est fatigué et ne parvient pas à s’orienter, car il ne connaît pas le quartier. Calme-toi et réfléchis un peu, se dit-il, ou tu vas te faire attraper comme un moineau. Il s’efforce de respirer profondément et de se maîtriser. Ses poumons le brûlent et sa bouche aussi, grise à force de mordre les cartouches. Finalement, il décide de revenir sur ses pas. En repassant devant les femmes de la cour, il leur demande un verre d’eau d’une voix rauque qu’il ne reconnaît pas lui-même. Elles le lui apportent, apeurées d’abord par le fusil, puis attendries pas sa jeunesse et son aspect.

— Il est blessé, dit l’une.

— Pauvre petit, dit l’autre. Et si jeune !

Francisco Huertas fait d’abord signe que non, puis il regarde et constate que du sang coule par une déchirure sur le côté gauche de sa chemise. À l’idée qu’il a été blessé, il sent ses jambes se dérober sous lui ; mais un rapide examen le rassure tout de suite. Ce n’est qu’une éraflure sans importance : causée par une balle à bout de course quand, tout à l’heure, on lui a tiré dessus. Les femmes lui font un pansement de fortune, le laissent se laver la figure dans une bassine d’eau et lui apportent un quignon de pain avec de la viande séchée qu’il dévore avidement. Peu à peu arrivent des voisins pour s’informer auprès du jeune homme, il leur raconte ce qu’il a vu à Monteleón ; mais comme le cercle ne cesse de grossir, Francisco Huertas finit par craindre qu’il n’attire l’attention des Français. Il leur dit donc adieu, termine son pain et sa viande séchée, demande comment aller à la Ballesta et à l’hôpital Los Alemanes, sort de nouveau par le fond de la cour et chemine avec précaution, inspectant les alentours à chaque coin de rue avant de s’aventurer plus loin. Il tient toujours le fusil à la main.

Passé trois heures de l’après-midi, tous les combats ont cessé dans Madrid. Désormais, les troupes impériales contrôlent toutes les places et les artères principales, et les commissions de paix instituées par le duc de Berg parcourent la ville en conseillant aux habitants de rester tranquilles, de renoncer aux manifestations hostiles et d’éviter de former des rassemblements qui pourraient être considérés comme des provocations par les Français. « Paix, paix, tout est arrangé », tel est le message que font circuler les membres de ces commissions composées de magistrats du Conseil et des tribunaux, du ministre de la Guerre O’Farril et du général français Harispe. Chacune d’elles est escortée d’un détachement de troupes françaises et espagnoles, et sur leur passage, de rue en rue, elles répètent les mots « tranquillité » et « concorde » ; à tel point que les habitants, confiants, sortent de leurs maisons, tentent de s’informer sur le sort de leurs parents et connaissances, se rendent dans les casernes et les administrations, ou cherchent les corps parmi les cadavres que les sentinelles françaises empêchent d’enlever. Murat veut que ces témoignages du châtiment restent visibles, et, pendant plusieurs jours, des cadavres continueront de pourrir là où ils sont tombés. Pour ne pas avoir obéi à cet ordre, Manuel Portón del Valle, âgé de vingt-deux ans, travaillant à l’Asile royal, qui a passé la matinée à soigner les blessés dans les rues, reçoit une balle au moment où, avec des camarades, il tente de retirer un mort dans les environs de la Plaza Mayor.

Pendant que les commissions de paix parcourent Madrid, Murat, qui a abandonné la côte de San Vicente pour aller jeter un coup d’œil au Palais royal avant de revenir à son quartier général du palais Grimaldi, dicte à ses secrétaires une proclamation et un ordre du jour. Dans la proclamation, énergique mais conciliatrice, il garantit aux membres de la Junte et aux Madrilènes le respect de leurs mœurs et de leurs opinions, annonçant des mesures de répression implacables contre ceux qui troublent l’ordre public, tuent des Français ou portent des armes. Les termes de l’ordre du jour sont plus durs :

Le bas peuple de Madrid s’est soulevé et a été jusqu’à l’assassinat. Je sais que les bons Espagnols ont gémi de ces désordres. Loin de moi de les confondre avec ces misérables qui n’aspirent à rien d’autre qu’au crime et au pillage. Mais le sang français a été versé. En conséquence, j’ordonne : 1. Le général Grouchy convoquera ce soir la Commission militaire. 2. Tous ceux qui ont été pris dans la sédition et les armes à la main seront fusillés. 3. La Junte de Gouvernement fera désarmer les habitants de Madrid. Tous les habitants qui, après exécution de cet ordre, seront trouvés armés seront fusillés. 4. Toute maison où serait assassiné un soldat français sera brûlée. 5. Toute réunion de plus de huit personnes sera considérée comme un rassemblement séditieux et dispersée par les armes. 6. Les maîtres seront considérés responsables de leurs domestiques ; les propriétaires d’atelier de leurs employés ; les pères et mères de leurs enfants ; et les ministres des couvents de leurs religieux.

Mais les troupes françaises n’attendent pas de recevoir ces ordres pour en appliquer les termes. À mesure que les commissions de pacification parcourent les rues et que les habitants regagnent leurs foyers ou sortent en faisant confiance à la proclamation de Murat, des détachements impériaux arrêtent tout individu suspect d’avoir participé au combat, ou ceux qu’ils trouvent avec des armes, que ce soient des couteaux, des ciseaux ou des aiguilles à coudre des sacs. C’est ainsi que sont faites prisonnières des personnes qui n’ont rien eu à voir avec l’insurrection, comme le chirurgien Ángel de Ribacova, qui a le seul tort de porter des bistouris dans sa trousse de praticien. Les Français arrêtent aussi, pour une lime, le serrurier Bernardino Gómez ; pour un taille-plume, le domestique du couvent de la Merced Domingo Méndez Valador ; pour un tranchet, le cordonnier de dix-neuf ans José Peña ; et, pour une grosse aiguille qui lui sert à fixer les charges sur sa mule et qu’il porte plantée dans son bonnet, le muletier Claudio de la Morena. Tous les cinq seront fusillés sur-le-champ : Ribacova, de la Morena et Méndez au Prado, Gómez au Buen Suceso, et Peña sur la côte du Buen Retiro.

Felipe Llorente y Cárdenas, un Cordouan de bonne famille âgé de vingt ans, qui est arrivé à Madrid quelques jours plus tôt avec son frère Juan pour participer aux cérémonies de l’accession au trône de Ferdinand VII, connaît le même sort. Ce matin, sans vraiment prendre part aux combats, les deux frères sont allés d’un endroit à un autre, plus en témoins qu’en acteurs. Maintenant que le calme est rétabli, un piquet français les arrête au moment où ils passent sous la voûte de la Plaza Mayor qui donne dans la rue Toledo ; mais tandis que Juan Llorente parvient à éviter les impériaux en se jetant sous un porche voisin, Felipe est pris, et l’on trouve dans sa poche un petit couteau. Son frère n’aura plus jamais de ses nouvelles. Deux jours plus tard, la famille de Felipe Llorente pourra identifier son habit et ses chaussures parmi les dépouilles recueillies par les moines de San Jerónimo sur les fusillés du Retiro et du Prado.

Il en est, cependant, qui ont la chance d’être épargnés. Car on compte aussi des gestes de miséricorde du côté français. C’est le cas pour les sept hommes attachés que des dragons escortent sur la place Antón Martín : un monsieur bien habillé parvient à convaincre le lieutenant qui commande le détachement de les libérer. Ou pour les quelque quarante prisonniers qu’une commission de pacification – celle qui est conduite par le ministre O’Farril et le général Harispe – rencontre rue d’Alcalá près de l’hôtel du marquis de Valdecarzana, poussés comme un troupeau de moutons vers le Buen Retiro. La présence du ministre espagnol et du chef français a raison de l’officier de l’armée impériale.

— Filez vite, dit O’Farril à l’un d’eux à voix basse, avant que ces messieurs ne soient pris de regrets.

— Vous appelez ces sauvages des messieurs ?

— N’abusez pas de leur patience, mon vieux. Ni de la mienne.

Domingo Rodríguez Carvajal, domestique de Pierre Bellocq, secrétaire interprète à l’ambassade de France, fait aussi partie de ces chanceux qui sont sauvés au dernier moment. Après s’être battu à la Puerta del Sol, où des amis l’ont ramassé avec une blessure par balle, un coup de sabre à l’épaule et un autre qui lui a tranché trois doigts de la main gauche, Rodríguez Carvajal est transporté au logis de son maître, 32 rue Montera. Là, tandis que le chirurgien don Gregorio de la Presa s’occupe du blessé – la balle est impossible à extraire et il la gardera toute sa vie dans le corps –, M. Bellocq en personne met un drapeau français sur sa porte et fera état de son statut diplomatique pour empêcher les soldats d’arrêter son valet.

Tous ne bénéficient pas d’une telle protection. Guidés par des dénonciateurs – parfois des voisins qui veulent s’attirer les bonnes grâces des vainqueurs ou en profitent pour régler des comptes –, les Français entrent dans les maisons, les pillent et emmènent ceux qui s’y sont réfugiés après les combats, y compris les blessés. C’est ce qui arrive à Pedro Segundo Iglesias López, un cordonnier de trente ans qui, après être sorti de son logis de la rue de l’Olivar avec un sabre et avoir tué un Français, est dénoncé par un voisin en revenant chez sa vieille mère et arrêté. Même chose pour Cosme Martínez del Corral, qui a réussi à s’échapper du parc d’artillerie et que l’on vient chercher chez lui, rue Principe ; il est mené à San Felipe sans qu’on lui donne le temps de se débarrasser des 7250 réaux en billets qu’il porte dans ses poches. Les dépôts de prisonniers établis dans les caveaux de San Felipe, à la porte d’Atocha, au Buen Retiro, dans les casernes de la porte de Santa Bárbara, du Conde-Duque, du Prado Nuevo et dans la résidence même de Murat, continuent ainsi de se remplir, pendant qu’une commission mixte, formée, du côté français, par le général Emmanuel Grouchy et, du côté espagnol, par le lieutenant général José de Sexti, se prépare à juger les détenus sommairement et sans les entendre, en application d’arrêtés et de proclamations dont ceux-ci n’ont même pas eu connaissance.

Beaucoup de Français, d’ailleurs, agissent de leur propre initiative. Piquets, détachements, rondes et sentinelles ne se limitent pas à contrôler, arrêter et envoyer en prison, mais rendent la justice sur-le-champ et eux-mêmes, volent et tuent. À la porte d’Atocha, le chevrier Juan Fernández peut considérer qu’il s’en tire à bon compte, parce que les Français, après lui avoir pris ses trente chèvres, ses deux bourricots, tout l’argent qu’il avait sur lui ainsi que ses vêtements et ses couvertures, le laissent partir. Encouragés par la passivité de leurs supérieurs, et parfois incités par eux, sous-officiers, caporaux et simples soldats se font procureurs, juges et bourreaux. Les exécutions sommaires se multiplient maintenant, dans l’impunité de la victoire : elles ont lieu dans les environs de la Casa del Campo, sur les berges du Manzanares, aux portes de Ségovie et de Santa Bárbara et dans les fossés d’Atocha et de Leganitos, mais aussi à l’intérieur de la ville. De nombreux Madrilènes périssent ainsi, alors que l’écho des bonnes paroles « Paix, paix, tout est arrangé » ne s’est pas encore éteint dans les rues. Des innocents, qui n’ont fait que se mettre à leur fenêtre ou passer par là, sont ainsi fusillés ou gravement blessés aux coins des rues, dans les ruelles ou sous les porches, au même titre que des civils qui se sont battus. C’est le cas, parmi bien d’autres, de Facundo Rodríguez Sáez, bourrelier, que les Français forcent à s’agenouiller et fusillent devant la maison qu’il habite, au 15 de la rue d’Alcalá ; du valet Manuel Suárez Villamil qui, porteur d’un message de son maître, le gouverneur de la salle des Alcades don Adrián Martínez, est fait prisonnier par des soldats qui lui brisent les côtes avec leurs crosses ; du graveur suisse marié à une Espagnole Pierre Chaponier, roué de coups et achevé par une patrouille dans la rue Montera ; de l’employé des Écuries royales Manuel Peláez, que deux de ses amis, le tailleur Juan Antonio Álvarez et le cuisinier Pedro Pérez, envoyés par sa femme à sa recherche, trouvent gisant sur le ventre et l’arrière du crâne défoncé, près du Buen Suceso ; du roulier Andrés Martínez, un septuagénaire complètement étranger au soulèvement, qui est assassiné, ainsi que son compagnon Francisco Ponce de León, pour avoir été trouvé en possession d’un couteau par les sentinelles de la porte d’Atocha, en revenant de Vallecas avec un chargement de vin ; et du muletier Eusebio José Martínez Picazo, auquel les Français volent son attelage de mules avant de l’exécuter contre le mur du collège de Jésus Nazareno.

Certains qui se sont battus et se fient aux proclamations de la commission de pacification payent cette naïveté de leur vie. C’est ce qui arrive au négociant Pedro González Álvarez, qui a combattu sur la promenade du Prado et au Jardin botanique, puis est allé se réfugier dans le couvent des Capucins. Maintenant, convaincu par les moines que la paix a été proclamée, il sort dans la rue et, fouillé par un peloton français qui découvre un petit pistolet dans sa redingote, il est volé, déshabillé et fusillé sans autre forme de procès sur la côte du Buen Retiro.

C’est aussi l’heure du pillage. Maîtres des rues, les vainqueurs, qui ont repéré les endroits d’où l’on a fait feu sur eux, ou sont simplement désireux de s’approprier les biens d’habitants aisés, tirent à leur fantaisie, défoncent les portes, entrent tranquillement partout où ils le peuvent, volent, maltraitent et tuent. Dans la rue d’Alcalá, l’intervention d’officiers français qui logent dans les hôtels du marquis de Villamejor et du comte de Talara empêche leurs soldats de mettre ceux-ci à sac ; mais personne ne retient la horde de mamelouks et de soldats qui, à quelques pas de là, assaille l’hôtel du marquis de Villescas. Le propriétaire est absent, il n’y a personne pour imposer le respect aux pillards qui envahissent les lieux sous prétexte que, le matin, des coups de feu en sont partis ; et tandis que les uns saccagent les chambres et s’emparent de tout ce qu’ils peuvent porter, d’autres traînent dehors le majordome José Peligro, son fils, le serrurier José Peligro Hubart, le concierge – un vieux soldat invalide nommé José Espejo – et le chapelain de la famille. L’intervention d’un colonel français sauve le chapelain ; mais le majordome, son fils et le concierge sont assassinés à coups de fusils et de sabres sous les yeux épouvantés des voisins qui regardent des fenêtres et des balcons. Parmi les témoins de cette scène figure l’imprimeur Dionisio Almagro, habitant rue Las Huertas, qui, surpris par le tumulte, s’est réfugié chez son parent, le fonctionnaire de police Gregorio Zambrano Asensio, lequel, un mois et demi plus tôt, travaillait pour Godoy, dans trois mois travaillera pour le roi Joseph Bonaparte, et dans six ans poursuivra les libéraux pour le compte de Ferdinand VII.

— À chacun son dû, commente Zambrano à l’abri derrière ses rideaux.

Le même drame se répète ailleurs, aussi bien dans des hôtels de la noblesse, des maisons de riches négociants, que d’humbles logements qui sont mis à sac et incendiés. Sur les cinq heures de l’après-midi, l’enseigne de frégate Manuel María Esquivel, qui a réussi, le matin, à quitter l’hôtel des Postes pour regagner sa caserne avec son peloton de grenadiers de la Marine, se présente devant le capitaine général de Madrid, don Francisco Javier Negrete, pour recevoir les consignes de la nuit à venir. On le fait entrer dans le bureau du général, et celui-ci lui donne l’ordre de prendre vingt soldats et d’aller protéger la maison du duc de Híjar que les Français sont en train de piller.

— À ce que je sais, explique Negrete, quand, ce matin, le général Je-ne-sais-qui, qui loge chez le duc, est sorti, le concierge lui a tiré à bout portant un coup de pistolet. Le malheureux l’a raté, mais il a tué un cheval. Ils l’ont fusillé sur place et marqué la maison pour qu’ensuite… Et maintenant, semble-t-il, ils veulent se servir de ce prétexte pour voler tout ce qu’ils peuvent.

Avant même que le capitaine général ait fini de parler, Esquivel s’est rendu compte de l’énormité de ce qui lui tombe dessus.

— Je suis à vos ordres, répond-il le plus calmement possible. Mais considérez bien que si ces gens-là persistent et ne veulent pas céder, j’aurai à faire usage de la force.

— Ces gens-là ?

— Les Français.

Le général le regarde en silence, fronçant les sourcils. Puis il baisse les yeux et tripote les papiers qui sont sur sa table.

— Votre tâche consiste à leur imposer le respect, lieutenant.

Esquivel avale sa salive.

— Telle que se présente la situation, mon général, insiste-t-il doucement, se faire respecter n’est pas commode. Je ne suis pas certain que…

— Essayez de ne pas vous compromettre, l’interrompt le général sans écarter son regard des papiers.

La sueur humecte le col de la veste de l’officier. Il n’y a pas d’ordre écrit ni rien qui y ressemble. Vingt soldats et un enseigne livrés aux fauves sur de simples instructions verbales.

— Et si, malgré tout, je me vois forcé de me compromettre ?

Negrete ne desserre pas les dents, continue de feuilleter ses papiers et tout, dans son comportement, laisse entendre que l’entretien est terminé. Esquivel tente de nouveau d’avaler sa salive, mais sa bouche reste sèche.

— Est-ce que je peux au moins donner des munitions à mes hommes ?

— Retirez-vous.

Une demi-heure plus tard, à la tête de vingt grenadiers de la Marine auxquels il a donné l’ordre de mettre baïonnette au canon et d’emporter vingt balles dans leurs cartouchières, l’enseigne Esquivel arrive à l’hôtel de Híjar, dans la rue d’Alcalá, et distribue ses hommes le long de la façade. Selon le récit que lui fait le majordome terrorisé, les Français sont partis après avoir pillé le rez-de-chaussée, mais ils ont menacé de revenir pour s’occuper du reste. Le majordome montre à Esquivel le cadavre du concierge Ramón Pérez Villamil, âgé de trente-six ans, qui gît dans la cour au milieu d’une flaque de sang, un mouchoir sur le visage. Il indique aussi qu’un pâtissier de la maison qui était au côté de Pérez Villamil dans l’agression du général français a réussi à s’échapper jusqu’à la rue Cedaceros, où il a voulu se réfugier dans la maison d’un tapissier de sa connaissance ; mais il a trouvé la porte close et la maison abandonnée, parce qu’un dragon avait été abattu devant, et il a été arrêté et conduit sans ménagements au Prado. Des gamins de la rue qui l’ont suivi l’ont vu fusillé avec d’autres.

— Les Français reviennent, mon lieutenant !… Ils sont plusieurs à la porte !

Esquivel accourt à la vitesse de l’éclair. De l’autre côté de la rue, une douzaine de soldats impériaux se sont rassemblés, et leurs intentions ne font pas de doute. Ils n’ont pas d’officier avec eux.

— Que personne ne bouge sans mon ordre. Mais ne les quittez pas des yeux.

Les Français restent là un bon moment, assis à l’ombre, sans se décider à traverser la rue. La présence disciplinée des grenadiers de la Marine, avec leurs imposants uniformes bleus et leurs hauts bonnets à poil, semble les dissuader de tenter quelque chose. Finalement, au grand soulagement de l’enseigne de frégate, ils s’éloignent. L’hôtel du duc de Híjar restera indemne durant les cinq heures suivantes, jusqu’à ce que les hommes d’Esquivel soient relevés par un piquet du bataillon français de Westphalie.

Peu d’endroits, dans Madrid, jouissent de la même protection que la maison du duc de Híjar. Par crainte des représailles françaises, beaucoup d’habitants abandonnent leurs foyers. Pour ne pas l’avoir fait, le tailleur Miguel Carrancho del Peral, un ancien soldat qui a quitté l’armée après dix-huit ans de service, est brûlé vif dans sa maison de Puerta Cerrada. Le serrurier asturien Manuel Armayor, blessé à la première heure sur l’esplanade du Palais, évite de justesse de subir le même sort. En le transportant à son domicile de la rue Segovia, ceux qui l’accompagnaient ont découvert les corps de deux Français morts dans la rue. Ne voulant pas le laisser là, perdant son sang par plusieurs blessures, ils ont prévenu sa femme qui est descendue en toute hâte, vêtue comme elle l’était ; et ainsi, le couple, escorté par quelques voisins et connaissances, s’est réfugié chez un domestique du prince de Anglona, dans le quartier de la Morería Vieja. Cette mesure de prudence a sauvé le serrurier. Fous de colère à la vue de leurs camarades morts, les Français interrogent les voisins et l’un d’eux dénonce Manuel Armayor comme étant un des combattants de la journée. Les soldats enfoncent la porte et, ne le trouvant pas, incendient la maison.

— Les Français montent !

Le cri se répand dans la maison du placier en bons du Trésor royal Eugenio Aparicio y Sáez de Zaldúa, au numéro 4 de la Puerta del Sol. Il s’agit de l’agent de change le plus riche de Madrid. Sa résidence où, ces jours derniers, il a reçu amicalement chefs et officiers impériaux, est confortable et luxueuse, pleine de tableaux, de tapis et d’objets de valeur. Aucun des habitants de cette maison ne s’est battu aujourd’hui. Dès qu’a commencé la première charge de la cavalerie française, Aparicio a ordonné à sa famille de se retirer à l’intérieur et aux domestiques de fermer les volets. Pourtant, d’après ce que raconte une servante qui arrive, terrorisée, du rez-de-chaussée, le corps d’un mamelouk tué pendant les combats, criblé de coups de navajas, est resté en travers de la porte. C’est le général Guillot en personne – un des militaires français qui sont récemment venus en visite dans cette maison – qui a donné le signal des représailles.

— Que tout le monde garde son calme ! recommande Aparicio à sa famille et à la domesticité, tout en s’avançant sur le palier. Je vais traiter avec ces messieurs.

Le mot « messieurs » n’est guère adapté à la soldatesque déchaînée : une vingtaine de Français, dont les bottes et les vociférations résonnent dans l’escalier de bois pendant qu’ils enfoncent les portes du rez-de-chaussée et détruisent tout sur leur passage. Dès le premier coup d’œil, Aparicio réalise la situation. Les bonnes paroles, ne suffiront pas ; et donc, avec une grande présence d’esprit, il retourne vite à son cabinet, prend dans un secrétaire un rouleau de pièces d’or et, de retour sur le palier, le vide sur les Français. Mais rien ne les arrête. Ils continuent de monter l’escalier, arrivent à sa hauteur et le rouent de coups de crosses. Son neveu de dix-huit ans, Valentín de Oñate Aparicio, et un employé de l’entreprise familiale, Gregorio Moreno Medina, originaire de Saragosse et âgé de trente-huit ans, accourent à son aide. Les Français s’acharnent sur eux, tuent le neveu avec leurs baïonnettes avant de le jeter dans la cage de l’escalier, et ils traînent Eugenio Aparicio et l’employé Moreno, qu’un mamelouk fait s’agenouiller et égorge sur le seuil. Eugenio Aparicio est emmené dans la rue et, après avoir été battu jusqu’à ce que ses entrailles lui sortent du ventre, il est achevé sur la chaussée à coups de sabres. Après quoi, les soldats remontent dans l’appartement à la recherche d’autres personnes sur qui assouvir leur fureur. À ce moment, l’épouse d’Aparicio a réussi à s’échapper par les toits avec sa fille de quatre ans, une femme de chambre et plusieurs domestiques, et à se réfugier au couvent des frères de la Soledad. Les Français pillent la maison, volent tout l’argent et les bijoux, détruisent les meubles, les tableaux, les porcelaines et tout ce qu’ils ne peuvent emporter.

— Monsieur le commandant dit qu’il regrette la mort de tant de vos compatriotes… Qu’il le regrette vraiment.

En écoutant les paroles que traduit l’interprète, le lieutenant Rafael de Arango regarde Charles Tristan de Montholon, commandant faisant fonction de colonel du 4e régiment provisoire. Après le retrait du gros des forces impériales, devenues inutiles avec la conquête du parc d’artillerie, Montholon est resté à la tête de cinq cents soldats. Et il faut reconnaître que le chef français traite blessés et prisonniers avec humanité. Homme de bonne éducation, généreux en apparence, il ne semble pas garder de ressentiment pour sa brève captivité. « Ce sont les hasards de la guerre », a-t-il commenté tout à l’heure. Devant le désastre, tous ces morts et ces blessés, il arbore une expression peinée non exempte de noblesse. Ses sentiments semblent sincères, aussi le lieutenant Arango le remercie-t-il d’un hochement de tête.

— Il dit aussi, ajoute l’interprète, qu’ils étaient tous des braves… Que tous les Espagnols le sont.

Arango regarde autour de lui, et les paroles du Français ne le consolent pas du triste spectacle qui s’offre à ses yeux rougis et gonflés par une chassie noire, celle de la fumée de la poudre, qui forme des stries sur sa figure. Ses chefs et ses camarades l’ont laissé seul pour s’occuper des blessés et des morts. Les autres sont partis avec l’ordre de rester à la disposition des autorités, après un vif échange entre le duc de Berg – qui prétendait les fusiller tous –, l’infant don Antonio et la Junte de Gouvernement. Maintenant, on dirait que le bon sens prévaut. Il se peut finalement que les autorités impériales et espagnoles s’entendent sur la question des militaires rebelles pour attribuer la responsabilité des événements aux civils et aux morts. Parmi ceux-ci, le choix est déjà suffisamment large. On en est encore à identifier les cadavres espagnols et français. Dans la cour de la caserne où les corps sont alignés, les uns sous des draps ou des couvertures, les autres nus, exhibant leurs horribles mutilations, les grandes rigoles de sang à peine coagulé sous le soleil sillonnent le sol transformé en boue rougeâtre.

— Un spectacle lamentable, résume le commandant français.

C’est pire que ça, pense Arango. Le premier bilan, sans tenir compte de tous ceux qui mourront de leurs blessures dans les heures et les jours qui viennent, est terrifiant. À première vue, sur un simple coup d’œil, il calcule que les Français ont perdu à Monteleón plus de cinq cents hommes, en additionnant les morts et les blessés. Chez les défenseurs, le prix est également très élevé. Arango a compté quarante-quatre cadavres et vingt-deux blessés dans la cour, et il ne connaît pas le nombre de ceux qui sont au couvent de Las Maravillas. Parmi les militaires, outre les capitaines Daoiz et Velarde, le lieutenant Ruiz, sept artilleurs et quinze des Volontaires de l’État qui sont venus avec le capitaine Goicoechea sont morts ou blessés, et l’on ignore le sort réservé à la centaine de civils faits prisonniers à la fin du combat ; encore que les intentions du commandement français – fusiller ceux qui ont pris les armes – laissent peu de doutes. Par chance, pendant que les soldats impériaux entraient par la porte principale, une bonne partie des défenseurs a pu sauter le mur de derrière et s’enfuir. Même dans ces conditions, avant de partir avec les capitaines Cónsul et Córdoba, les officiers survivants et ce qui restait des artilleurs et des Volontaires de l’État – désarmés, et en appréhendant que, d’un moment à l’autre, les Français ne changent d’avis et ne les arrêtent –, Goicoechea a confié à Arango que de nombreux civils se cachent dans les souterrains et les greniers du parc. Cela inquiète le jeune lieutenant, qui affecte de n’en rien savoir devant le commandant français. Il ignore que presque tous réussiront à s’échapper, tirés silencieusement de leurs cachettes à la faveur de la nuit par le lieutenant des Volontaires de l’État Ontoria et le charron Juan Pardo.

Un groupe de blessés se trouve à part, à l’ombre du porche du pavillon de garde. Quittant Montholon et l’interprète, Rafael de Arango s’approche d’eux au moment où des brancardiers français commencent à les transporter dans la maison du marquis de Mejorada, rue San Bernardo, transformée en hôpital pour les soldats impériaux. Ce sont les artilleurs et les Volontaires de l’État qui sont restés vivants. Séparés des civils, ils attendent d’être évacués, maintenant que la bonne volonté du commandant français a facilité les choses.

— Comment vous sentez-vous, Alonso ?

Le caporal Eusebio Alonso, qui gît dans une flaque de sang boueuse avec un garrot et un pansement imprégné de rouge à l’aine, le regarde avec des yeux voilés. Il a été gravement blessé au dernier instant de la bataille en se battant à côté des canons.

— J’ai connu des jours meilleurs, mon lieutenant, répond-il d’une voix très basse.

Arango s’accroupit près de lui et contemple le visage du courageux vétéran : émacié et sali, les cheveux en désordre, les yeux rougis par la souffrance et la fatigue. Il a des croûtes de sang séché sur le front, la moustache et la bouche.

— On va vous conduire à l’hôpital. Vous vous en remettrez.

Alonso remue la tête, résigné, et d’un geste faible, désigne son aine.

— C’est la blessure du torero, mon lieutenant… Vous savez : l’artère fémorale. Je m’en vais tout doucement, mais je m’en vais.

— Ne dites pas de bêtises. On va vous soigner. Je m’en occuperai personnellement.

Le caporal fronce un peu les sourcils, comme si les paroles de son supérieur le gênaient. Bien des années plus tard, en rédigeant une relation de cette journée, Arango rappellera mot pour mot sa réponse : « Vous feriez mieux de vous occuper de ceux qui peuvent encore s’en sortir… Je ne me suis pas plaint, et je n’ai appelé personne… Tout ce que je demande, c’est de pouvoir enfin me reposer. Et j’ai gagné le droit de le faire, parce que je meurs pour mon roi et à mon poste. »

Après avoir surveillé le transport d’Alonso – il mourra peu après, à l’hôpital –, Arango se dirige vers le lieutenant Jacinto Ruiz, qu’on est justement en train de mettre sur un brancard.

Ruiz, qui jusqu’à présent n’a pas reçu d’autres soins qu’un mauvais pansement, est très pâle à cause de tout le sang perdu. Sa respiration entrecoupée fait craindre à Arango – qui ignore que le lieutenant des Volontaires de l’État souffre d’asthme – une lésion mortelle aux poumons.

— On vous emmène, Ruiz, dit Arango, en se penchant sur lui. On va vous soigner.

L’autre le regarde, hébété, sans comprendre.

— On va… me fusiller ? questionne-t-il enfin d’une voix éteinte.

— Ne dites pas d’absurdités, mon vieux. Tout est terminé.

— Mourir désarmé… à genoux, balbutie Ruiz, dont la peau est luisante de sueur. Une ignominie… Ce n’est pas une fin pour un soldat.

— Croyez-moi, personne ne va vous fusiller. Ils nous ont donné des garanties.

La main gauche du blessé, un instant étonnamment vigoureuse, agrippe le bras d’Arango.

— Fusillé, ce n’est pas… une manière honorable… de finir.

Deux infirmiers prennent le lieutenant en charge. Lorsqu’ils soulèvent le brancard, sa tête tombe sur un côté et se balance au rythme du pas des porteurs. Arango le regarde s’éloigner, puis observe de nouveau autour de lui. Il n’a plus rien à faire ici – les civils blessés ont été conduits au couvent de Las Maravillas –, et les paroles de Jacinto Ruiz produisent en lui un singulier malaise. Son expérience des dernières heures, le traitement que l’on réserve aux civils et l’énormité des pertes impériales l’inquiètent. Arango sait ce que l’on peut attendre des garanties françaises et du peu de vigueur que les autorités espagnoles mettent à défendre les leurs. Tout dépend, en dernière instance, du caprice de Murat. Et il n’y aura pas de gentilshommes soucieux d’honneur tels que le commandant Montholon pour s’opposer à leur général en chef, si celui-ci décide un châtiment exemplaire, le plus large et le plus retentissant possible. Tu ferais bien de prendre le large, Rafael, se dit-il, alarmé. Soudain, l’enceinte dévastée du parc d’artillerie lui apparaît comme un piège – de ceux qui mènent tout droit au cimetière.

Arango prend sa décision : il part à la recherche du commandant impérial. En chemin, il rajuste sa veste et la boutonne pour se donner l’allure la plus réglementaire possible. Une fois devant le Français, il demande, par le truchement de l’interprète, à se rendre chez lui.

— Juste pour un moment, mon commandant. Pour rassurer ma famille.

Montholon refuse catégoriquement. Arango, traduit l’interprète, est placé sous ses ordres jusqu’à ce qu’il reçoive de nouvelles instructions. Il doit demeurer ici.

— Ce qui veut donc dire que je suis prisonnier ?

— Monsieur le commandant a dit sous ses ordres, pas prisonnier.

— Mais faites-lui savoir, je vous prie, que j’ai un frère aîné qui m’aime comme un père. Que le commandant doit lui aussi avoir une famille, et qu’il comprendra mes sentiments… Dites-lui que je lui donne ma parole d’honneur de revenir immédiatement.

Pendant que l’interprète traduit, le commandant Montholon garde les yeux rivés sur l’officier espagnol. Malgré la différence de grade, ils ont presque le même âge. Et il est évident que, même si ses compatriotes ont payé un prix exorbitant pour la prise du parc, la ténacité de la défense a impressionné le Français. Le traitement qu’il a reçu des militaires espagnols quand il a été capturé avec ses officiers – il s’imaginait déjà, a-t-il avoué plus tôt, fusillé et mis en pièces – doit aussi influer sur son état d’esprit.

— Monsieur le commandant demande si cette offre de donner votre parole d’honneur de revenir au parc est sérieuse.

Arango – qui n’a pas la moindre intention de tenir sa promesse – se met au garde-à-vous avec un claquement de talons martial, sans quitter Montholon des yeux.

— Absolument.

Il n’est pas dupe, pense-t-il avec angoisse, en apercevant une lueur d’incrédulité dans le regard de l’autre. Puis, déconcerté, il voit que le Français sourit, avant de parler d’un ton calme, sans élever la voix.

— Monsieur le commandant dit que vous pouvez partir… Qu’il comprend votre situation et accepte votre parole.

— Familiale, corrige le Français, dans sa langue.

— Qu’il comprend votre situation familiale, rectifie l’interprète. Et qu’il accepte votre parole.

Arango, qui doit faire un effort pour que la joie n’altère pas ses traits, respire profondément. Puis, sans savoir que faire ni que dire, il tend maladroitement la main. Après un moment d’hésitation, Montholon la lui serre.

— Monsieur le commandant dit qu’il vous souhaite bonne chance, traduit l’interprète. Dans la maison de votre frère… ou ailleurs.

José Blanco White s’aventure de nouveau dans les rues, après avoir passé ces dernières heures enfermé à son domicile, rue Silva. Il marche prudemment, attentif aux sentinelles françaises qui gardent places et avenues. Tout à l’heure, en s’approchant de la Puerta del Sol, tenue par une imposante force militaire – des canons de douze livres sont pointés sur la Calle Mayor et la rue d’Alcalá, et toutes les boutiques et les cafés sont fermés –, Blanco White s’est vu obligé de courir avec d’autres curieux quand les soldats impériaux ont fait mine d’ouvrir le feu pour empêcher un attroupement. Le Sévillan a compris la leçon et emprunte, pour s’éloigner, une ruelle qui contourne l’église San Luis, affligé par ce qu’il a vu : les morts gisant dans les rues, la peur du peu de Madrilènes sortis en quête de nouvelles, et l’omniprésence française, sinistre et menaçante.

José Blanco White est un homme tourmenté et, à partir d’aujourd’hui, il le sera encore davantage. Jusqu’il y a peu, alors que l’armée française s’approchait de Madrid, il en était venu à imaginer, comme d’autres qui partageaient ses idées, une douce libération des chaînes dans lesquelles une monarchie corrompue et une Église toute-puissante maintenaient un peuple superstitieux et ignorant. Aujourd’hui, le rêve s’évanouit, et Blanco White ne sait ce qu’il faut craindre le plus, entre les forces qu’il a vues se heurter dans la rue : les baïonnettes napoléoniennes ou le fanatisme sauvage de ses compatriotes. Le Sévillan sait que la France compte, parmi ses partisans, certains des Espagnols les plus capables et les plus illustres, et que seule l’éducation archaïque des classes moyennes et supérieures, leur apathie stupide et leur absence d’intérêt pour la chose publique empêchent celles-ci d’embrasser la cause de ceux qui voudraient rayer de la carte les anciens rois et leur douteux fils Ferdinand. Pourtant, dans un Madrid déchiré par la barbarie des uns et des autres, la fine intelligence de Blanco White soupçonne qu’une chance historique vient de disparaître dans le fracas des décharges françaises et les coups de navajas du peuple inculte. Lui qui est un homme lucide, éclairé, plus anglophile que francophile, mais dans tous les cas un partisan de la libre raison et du progrès, il se débat entre deux sentiments qui seront le drame amer de sa génération : s’unir aux ennemis du pape, de l’Inquisition et de la famille royale la plus vile et la plus méprisable d’Europe, ou suivre la ligne de conduite simple et droite qui, en mettant de côté tout le reste, permet à un homme d’honneur de choisir entre une armée étrangère et ses compatriotes de naissance.

Agité par ces pensées, Blanco White croise à l’entrée de la place San Martín quatre artilleurs espagnols qui portent sur leurs épaules les extrémités d’une échelle sur laquelle est couché un homme. Au moment où il passe près d’eux, l’échelle penche d’un côté, et le Sévillan découvre le visage agonisant, pâli par la souffrance et la perte de sang, de son concitoyen et ami le capitaine Luis Daoiz.

— Comment va-t-il ? s’enquiert-il.

— Il est mourant, répond un soldat.

Blanco White demeure interdit et immobile, les mains dans les poches de sa redingote, incapable de prononcer un mot. Des années plus tard, dans une de ses célèbres lettres écrites d’Angleterre, le Sévillan évoquera sa dernière vision de Daoiz : « Le faible mouvement de son corps et ses gémissements quand l’inégalité des pavés augmentait ses souffrances. »

Le lieutenant-colonel d’artillerie Francisco Novella y Azábal, qui, malade, est resté chez lui – il est un intime de Daoiz mais son état l’a empêché de se rendre au parc de Monteleón –, a vu également passer, d’une fenêtre, le petit cortège lugubre qui accompagne son ami. La faiblesse de Novella lui interdit de descendre, il lui faut donc demeurer dans sa chambre, tourmenté par la douleur et l’impuissance.

— Ces misérables l’ont laissé seul !… se lamente-t-il, tandis que ses proches le remettent au lit. Nous l’avons tous laissé seul !

Arrivé chez lui, Luis Daoiz survivra quelques minutes. Il souffre beaucoup, bien qu’il ne se plaigne pas. Les coups de baïonnettes dans le dos ont vidé ses poumons de leur sang, et tous s’accordent pour penser que sa mort est inéluctable. Soigné d’abord dans le parc par un médecin français, transporté ensuite chez le marquis de Mejorada, un religieux – son nom est frère Andrés Cano – l’a confessé et absous, sans avoir pu lui administrer l’extrême-onction car les saintes huiles sont épuisées. Conduit enfin au 12 de la rue de la Ternera, toujours sur le brancard improvisé avec une échelle du parc, le défenseur de Monteleón s’éteint dans sa chambre, entouré de frère Andrés, de Manuel Almira et d’amis qui ont pu – ou osé – accourir à cette heure : les capitaines d’artillerie Joaquín de Osma, Vargas et César González, et le capitaine porte-drapeau des Gardes wallonnes Javier Cabanes. Comme le frère Andrés manifeste son inquiétude que Daoiz meure sans avoir reçu les saintes huiles, Cabanes va chercher un prêtre à la paroisse de San Martín et revient avec le père Román García, qui apporte le nécessaire. Mais avant que le nouveau venu ait le temps d’oindre le front et les lèvres du moribond, Daoiz, qui serre étroitement la main du frère Andrés, pousse un profond soupir et meurt. Agenouillé au pied du lit, le fidèle secrétaire Almira pleure à chaudes larmes comme un enfant.

Une demi-heure plus tard, dans son bureau de l’état-major supérieur de l’Artillerie, le colonel Navarro, à peine informé de la mort de Luis Daoiz, dicte à un subalterne le mémoire justificatif qu’il adresse au capitaine général de Madrid, pour que celui-ci le fasse suivre à la Junte de Gouvernement et aux autorités militaires françaises :

Je suis fermement convaincu, Votre Excellence, que loin de contribuer à ce qui vient de se passer, tous les officiers du Corps ont ressenti comme un objet de suprême dégoût l’égarement et les intérêts particuliers des capitaines Pedro Velarde et Luis Daoiz qui ont permis à ces derniers de faire prévaloir une initiative erronée sans tenir compte des autres officiers, qui n’ont eu à aucun moment la moindre idée que ceux-ci pouvaient agir à l’encontre des consignes constamment données.

Le ton de ce rapport contraste avec le style de ceux que ce même chef supérieur de l’Artillerie de Madrid rédigera dans les jours suivants, à mesure que les événements se succéderont dans la capitale et dans le reste de l’Espagne. Le tout dernier de ces documents, signé par Navarro en avril 1814, la guerre terminée, s’achèvera par ces mots :

Le 2 mai 1808, les héros Daoiz et Velarde ont conquis une gloire qui immortalisera leurs noms pour l’honneur de leurs familles et celui de la nation entière.

Tandis que le directeur de l’état-major de l’Artillerie rédige son rapport, à l’hôtel des Postes de la Puerta del Sol se réunit la commission présidée par le général Grouchy, que le duc de Berg a chargée de juger les insurgés pris les armes à la main. Pour la partie espagnole, la Junte de Gouvernement a mandaté le général José de Sexti. Emmanuel Grouchy – le même dont la négligence jouera un rôle fatal sept ans plus tard à la bataille de Waterloo – est un homme qui s’y connaît en répressions : il compte à son actif, inscrits en lettres noires sur son curriculum vitae, l’incendie de Strevi et les exécutions du Piémont de l’année 1799. Quant à Sexti, dès le premier moment, il a décidé de s’abstenir en laissant entre les mains des Français le sort des prisonniers qui arrivent attachés, isolément ou par petits groupes, et que les juges n’écoutent ni ne voient même pas. Constitués en tribunal sommaire, Grouchy et ses officiers décident froidement, nom après nom, et signent des condamnations à mort que les secrétaires rédigent à toute vitesse. Et pendant que les magistrats espagnols qui ont parcouru les rues en clamant « Paix, paix, tout est arrangé » rentrent chez eux convaincus que leur pauvre médiation a rendu la tranquillité à Madrid, les Français, libres d’entraves, intensifient les arrestations, et la tuerie se poursuit désormais sous le seul signe de la vengeance implacable.

Les premiers à faire les frais de cette rigueur sont les prisonniers entreposés dans les caveaux de San Felipe, auxquels on vient de joindre l’imprimeur Cosme Martínez del Corral, amené de sa maison de la rue Principe, le serrurier de vingt-sept ans Bernardino Gómez et le boulanger de trente ans Antonio Benito Siara, pris près de la Plaza Mayor. En chemin, tandis qu’un détachement français conduisait ces deux derniers, une ronde de Gardes du Corps qui les a rencontrés a tenté de les libérer. Les uns et les autres se sont affrontés, de nouveaux Français sont accourus pour accroître le tumulte. Finalement, les militaires espagnols n’ont pas réussi à empêcher les impériaux de se dégager. Les détenus sont enfermés maintenant dans les souterrains, et un sous-officier français porte à l’hôtel des Postes la liste de ce contingent, où Martínez del Corral, Gómez et Siara figurent à côté du maître d’escrime Vicente Jiménez, du comptable Fernández Godoy, de l’encaisseur de lettres de change Moreno, du jeune domestique Bartolomé Pechirelli et des autres prisonniers, soit dix-neuf au total. Le général signe toutes les sentences de mort – il ne les lit même pas – pendant que le lieutenant général Sexti observe, sans desserrer les dents. Aussitôt, pour l’angoisse des amis et des parents qui osent rester dans la rue et suivent de loin les prisonniers marchant entre les baïonnettes, ceux-ci sont conduits au Buen Retiro. Sur le court trajet, les prisonniers traversent la Puerta del Sol, pleine de soldats et de canons, où, parmi de grands ruisseaux de sang séché, gisent sur le pavé les chevaux étripés par les navajas durant le combat de la matinée.

— Ils vont nous tuer ! crie le Napolitain Pechirelli aux gens qu’ils croisent près de la fontaine de la Mariblanca. Ces canailles vont nous tuer !

De la file des prisonniers monte une clameur déchirante de protestation et de désespoir, à laquelle font écho les familles qui suivent le triste cortège. À ces cris et à ces plaintes accourent d’autres soldats français qui dispersent les gens et poussent avec leurs crosses les hommes ligotés. Ils arrivent ainsi au Buen Suceso, où les prisonniers sont entassés dans une salle pendant que leurs bourreaux les dépouillent de leurs rares objets de valeur et des vêtements convenables qu’ils conservent encore. Puis, sortis de là quatre par quatre, ils sont placés devant un piquet de fusiliers en position dans le cloître, qui les abat à bout portant tandis que les amis et les parents qui attendent dehors ou dans les couloirs de l’édifice hurlent d’horreur en entendant les décharges.

Le Buen Suceso marque le début d’une tuerie organisée, systématique, décrétée par le duc de Berg en dépit de ses promesses à la Junte de Gouvernement. À partir de trois heures de l’après-midi, le crépitement continu de la fusillade, les cris des suppliciés et les vociférations des bourreaux glacent le sang des Madrilènes qui, en quête de nouvelles des leurs, s’aventurent dans les parages du Buen Retiro et de la promenade du Prado. L’allée et le terrain compris entre le couvent des Hiéronymites, la fontaine de la Cibeles, les murs du collège de Jésus Nazareno et la porte d’Atocha deviennent un vaste champ de mort où les cadavres vont s’amonceler à mesure que décline le jour. Les exécutions, qui ont commencé de façon spontanée dans la matinée et s’intensifient maintenant avec les condamnations à mort officielles, se succèdent jusqu’à la nuit. Rien qu’au Prado les fossoyeurs rempliront le lendemain neuf charrettes de cadavres, car la quantité de suppliciés en cet endroit est énorme. Parmi eux, le cordonnier Pedro Segundo Iglesias qui, après avoir tué un Français, a été dénoncé par un voisin dans la rue de l’Olivar, le terrassier de la résidence royale de San Fernando Dionisio Santiago Jiménez dit Coscorro, le Tolédan Manuel Francisco González, le forgeron Julián Duque, le comptable de la Loterie Francisco Sánchez de la Fuente, l’habitant de la rue Piamonte Francisco Iglesias Martínez, le valet asturien José Méndez Villamil, le portefaix Manuel Fernández, le muletier Manuel Zaragoza, l’apprenti de quinze ans Gregorio Arias Calvo – fils unique du charpentier Narciso Arias –, le vitrier Manuel Amalgro López et le garçon de dix-neuf ans Miguel Facundo Revuelta, jardinier de Griñón, qui a combattu en compagnie de son père Manuel Revuelta avec lequel il était venu à Madrid pour intervenir contre les Français. On fusille aussi d’autres malheureux qui n’ont pas participé à la lutte, comme c’est le cas des maçons Manuel Oltra Villena et de son fils Pedro Oltra García, arrêtés à la porte d’Alcalá alors que, étrangers à tout ce qui se passait, ils revenaient de travailler en dehors de la ville.

— Sortez !… Tout le monde dehors !

Dans une cour du palais du Buen Retiro, le gardien des voitures de la maison, Félix Mangel Senén, soixante-dix ans, cligne des yeux dans la lumière grise de la fin d’après-midi, sous un ciel où la pluie menace de nouveau. Les Français viennent de le tirer en le frappant de son cachot improvisé, un magasin de l’ancienne fabrique de porcelaine de Chine, où il a passé les dernières heures dans le noir en compagnie d’autres détenus. Pendant que ses yeux s’habituent à la clarté extérieure, le gardien voit qu’ils font également sortir le cocher Pedro García et les valets des Écuries royales Gregorio Martínez de la Torre, âgé de cinquante ans, et Antonio Romero, quarante-deux ans – tous trois sont ses subordonnés, et ils se sont battus ensemble contre les Français à la grille du Jardin botanique. Avec eux se trouvent le potier Antonio Colomo, qui travaille aux tuileries de la porte d’Alcalá, le commerçant José Doctor Cervantes et le copiste Esteban Sobola. Tous sont sales, blessés ou contusionnés, très maltraités depuis qu’ils ont été pris en train de se battre ou porteurs d’armes cachées. Les Français se sont acharnés sur le potier Colomo parce qu’il a résisté quand ils sont venus le chercher dans la tuilerie où il s’était réfugié, et il est arrivé couvert d’hématomes et de sang. Il tient à peine debout, et ses compagnons doivent le soutenir.

— Allez !… Vite !

La manière dont les Français préparent leurs fusils ne laisse aucun doute sur le sort qui attend les prisonniers. À cette vue, ils éclatent en prières et en lamentations. Colomo s’effondre par terre, tandis que Mangel et Martínez de la Torre, qui reculent jusqu’au mur auquel ils s’adossent, insultent grossièrement les bourreaux. À genoux près de Colomo, qui remue faiblement ses lèvres éclatées – il prie à voix basse –, Antonio Romero implore pitié avec des cris déchirants :

— J’ai trois enfants en bas âge !… Je vais laisser une veuve, une vieille mère et trois gosses !

Impassibles, les soldats impériaux poursuivent leurs préparatifs. Le déclic des fusils qu’ils arment résonne. Le copiste Sobola, qui connaît le français, s’adresse dans cette langue au sous-officier qui commande le piquet, en proclamant leur innocence à tous. Par chance, le sous-officier, un sergent jeune et blond, arrête son regard sur lui.

— Vous parlez notre langue ? demande-t-il, surpris.

— Oui ! s’écrie le copiste, avec l’éloquence du désespoir. Je parle français, naturellement !

L’autre l’observe encore un peu, songeur. Puis, sans dire un mot, il le sépare du groupe et l’éloigne brutalement pour le renvoyer dans le cachot, pendant que les soldats lèvent leurs fusils et visent les autres. Tandis qu’on l’emmène – il parviendra à sortir le lendemain, miraculeusement vivant –, Esteban Sobola entend les derniers cris de ses compagnons, interrompus par une décharge.

La nuit tombe. Assis sur un banc de pierre près de la fontaine de Los Caños, enveloppé dans sa capote, son bonnet enfoncé sur la tête, le serrurier Blas Molina Soriano se confond avec l’obscurité qui commence à s’emparer des rues de Madrid. Il demeure un moment immobile, le cœur serré par tout ce qu’il a vu. L’irréductible serrurier s’est retiré dans ce coin de la place déserte après la dispersion par des cavaliers français d’un petit groupe d’habitants, dont il faisait partie, qui réclamaient la liberté pour une file de prisonniers conduits dans la rue Tesoro vers San Gil. Toute l’après-midi, depuis qu’il est ressorti de chez lui après être revenu du parc d’artillerie, Molina est allé d’un côté et de l’autre, rongé par le désespoir et l’impuissance. Plus personne ne se bat, plus personne ne résiste. Madrid est une ville plongée dans les ténèbres, étranglée par les troupes ennemies. Ceux qui s’aventurent dans les rues pour changer de refuge, rentrer chez eux ou chercher où se trouvent des amis ou des parents, le font furtivement, en pressant le pas dans l’ombre, exposés à être arrêtés ou à recevoir, sans sommation, une balle d’une sentinelle française. Les seules lumières sont les feux qu’ont allumés les piquets impériaux au coin des rues et sur les places avec les meubles des logements mis à sac. Et cette lumière vacillante, rougeâtre et sinistre, éclaire les baïonnettes, les pièces d’artillerie, les murs criblés de balles, les vitres brisées et les cadavres qui gisent partout.

Blas Molina frémit sous sa capote. De certaines maisons sortent des cris et des pleurs, car les familles s’angoissent pour le sort des absents ou se désolent de tant de morts présentes ou à venir. En marchant dans cette partie de la ville, le serrurier a rencontré des parents de prisonniers et de disparus. En essayant de ne pas former de groupes qui suscitent la colère des Français, ces pauvres gens vont au Palais ou aux Conseils pour réclamer des médiations impossibles : cela fait longtemps que ministres et conseillers sont rentrés chez eux ; et les quelques-uns qui intercèdent auprès des autorités impériales ne rencontrent aucun écho. Des coups de feu sporadiques continuent de résonner dans la nuit, les uns pour indiquer de nouvelles exécutions, les autres pour effrayer les Madrilènes et les obliger à rester chez eux. En allant à Los Caños del Perral, Molina a vu quatre cadavres récents près du couvent de San Pascual, et trois autres entre la fontaine de Neptune et le cours San Jerónimo – un voisin lui a raconté qu’ils revenaient de tondre des mules au Retiro et que les Français avaient trouvé des ciseaux sur eux –, en plus des nombreux morts isolés que nul ne ramasse et des dix-neuf corps criblés de balles dans la cour du Buen Suceso, tous entassés contre un mur.

En se remémorant tout cela avec une immense douleur, Blas Molina finit par pleurer, de rage et de honte. Tous des braves, conclut-il. Tant de morts dans le parc de Monteleón et ailleurs pour que tout se termine sous la chape sinistre de la nuit noire, avec les feux français d’où lui parviennent des rires et des voix d’ivrognes, les détonations qui déchirent le cœur des Madrilènes, ceux-là mêmes qui, il y a peu, se battaient au mépris du danger pour leur liberté et pour leur roi.

Je jure de me venger, dit-il, se dressant soudain dans l’obscurité. Je jure que je me vengerai des Français et de tout ce qu’ils ont fait. D’eux et des traîtres qui nous ont laissés seuls. Et que Dieu me tue si je faiblis.

Blas Molina Soriano tiendra son serment. L’Histoire des temps agités à venir doit enregistrer aussi son humble nom. Tenace, le serrurier s’enfuira de Madrid pour échapper aux représailles, reviendra après la bataille de Bailén pour contribuer à la défense de la ville, s’enfuira de nouveau après la capitulation et finira par rejoindre les guérillas. Le conflit terminé, Molina rédigera un mémoire – « Laissant ma femme abandonnée dans un total dénuement, pour me mettre au service de Votre Majesté et de la Patrie… » –, en sollicitant du roi un modeste emploi à la Cour. Mais Ferdinand VII, revenu en Espagne après avoir passé la guerre à Bayonne en félicitant Bonaparte pour ses victoires, ne lui répondra jamais.

9

L’Asturien José María Queipo de Llano, vicomte de Matarrosa et futur comte de Toreno, a vingt-deux ans. Élégant, cultivé, ses idées avancées le situeraient, en un autre moment, plus proche des Français que de ses compatriotes ; il sera, avec le temps, l’un des constitutionnalistes de Cadix, exilé libéral après le retour de Ferdinand VII et auteur d’une fondamentale Histoire du soulèvement, de la guerre et de la révolution d’Espagne. Mais ce soir, à Madrid, le jeune vicomte est loin d’imaginer tout cela ; ni que, dans vingt-huit jours, il prendra la mer à Gijón à bord d’un corsaire anglais afin d’aller demander de l’aide à Londres pour les Espagnols en armes.

— Nous n’avons pas pu sauver Antonio Oviedo, dit-il, abattu, en se laissant choir dans un fauteuil.

Les amis dans la maison desquels il vient d’entrer – les frères Miguel et Pepe de la Peña – sont consternés. Depuis le milieu de l’après-midi, en compagnie de son cousin également asturien Marcial Mon, José María Queipo de Llano a couru tout Madrid pour tenter d’obtenir la libération de leur ami intime, Antonio Oviedo ; lequel, sans avoir participé aux affrontements, a été pris par les Français au moment où il traversait une rue, désarmé, et sans la moindre provocation de sa part.

— Ils l’ont fusillé ? demande, angoissé, Pepe de la Peña.

— À l’heure qu’il est, sûrement.

Queipo de Llano relate à ses amis ce qu’il a fait. Après s’être rendus, lui et Mon, au domicile d’Antonio Oviedo, ils ont appris qu’il avait été conduit au Prado avec d’autres prisonniers et que là, malgré les promesses de Murat et les affirmations que tout était arrangé et terminé, on exécutait sans procès ni autres considérations les révoltés comme les innocents. Alarmés, les deux amis sont allés chez don Antonio Arias Mon, lequel, gouverneur du Conseil et membre de la Junte de Gouvernement, est aussi un parent du jeune Marcial Mon et de Queipo de Llano.

— Le pauvre vieux était recru de fatigue et faisait sa sieste… Il avait confiance, comme tout le monde, dans la promesse de Murat. Et quand nous avons réussi à le réveiller et à lui rapporter ce qui se passait, il ne pouvait y croire !… Tant cela choquait son honnêteté !

— Et qu’a-t-il fait ?

— Ce que pouvait faire toute personne respectable. Finalement convaincu de la véracité de ce que nous lui contions, il s’est lamenté en disant : « Et moi qui, de bonne foi, ai œuvré à désarmer le peuple, en engageant ma parole ! » Puis il nous a confié, rédigé et signé de sa main, un ordre de remettre Oviedo en liberté, en quelque endroit qu’il se trouve. Nous avons couru avec cette lettre de tous côtés, en passant entre les Français, toujours plus de Français…

— Qui nous ont causé de belles frayeurs, précise Marcial Mon.

— Bref, nous avons fini notre périple à l’hôtel des Postes, poursuit Queipo de Llano, où c’est le général Sexti qui commande pour la partie espagnole. Enfin, « commander » est un euphémisme.

— Je connais Sexti, dit Miguel de la Peña. Un Italien fat et prétentieux, au service de l’Espagne.

— Eh bien, ce misérable paye fort mal sa patrie d’adoption.

Avec la plus extrême froideur du monde, il a regardé l’ordre, haussé les épaules et dit sèchement : « Il faudra que vous vous entendiez avec les Français… » Ça n’a servi à rien que nous lui rappelions qu’il est responsable, avec le général Grouchy, du tribunal militaire. Il nous a répondu que, pour éviter toute contestation, il livre tous les prisonniers aux Français et qu’il s’en lave les mains.

— L’infâme ! s’écrie Pepe de la Peña.

— C’est bien ce que je lui ai dit, presque dans ces termes, et il m’a tourné le dos. J’ai même cru un instant qu’il allait nous faire arrêter.

— Et Grouchy ?

— Il a refusé de nous recevoir. Un aide de camp nous a éconduits de la manière la plus grossière, et nous avons eu de la chance qu’on nous ait laissés partir sans autre violence. Je crains qu’à cette heure le pauvre Oviedo…

Les quatre amis restent silencieux. À travers les fenêtres fermées leur parvient le bruit d’une salve lointaine.

— J’entends des pas dans l’escalier, dit Miguel de la Peña.

Tous s’alarment, car nul n’est sûr de rien, cette nuit à Madrid. Marcial Mon se décide finalement à se diriger vers la porte, l’ouvre et fait un pas en arrière, comme s’il venait de voir un spectre.

— Antonio !… C’est Antonio Oviedo !

Avec des exclamations de joie, ils se précipitent sur leur ami qui arrive pâle et défait, les habits en désordre. Porté presque à bout de bras sur un sofa, il parvient à se remettre grâce à un verre d’alcool qu’on lui tend pour qu’il reprenne quelques couleurs et puisse parler. Après quoi, Oviedo raconte son histoire : celle de tant de Madrilènes qui, aujourd’hui, se trouvent face à un peloton d’exécution, à cette heureuse différence près que, sur le point d’être fusillé, il a dû la vie à la bienveillance d’un officier français qui a reconnu en lui un client habituel de la Fontaine d’Or.

— Et les autres ?

— Morts… Tous morts.

L’horreur se lit dans ses yeux et, absent, dans la nuit qui obscurcit la ville, Antonio Oviedo avale d’un trait le reste de son verre. Le jeune Queipo de Llano, qui entoure son ami de ses soins les plus tendres, s’aperçoit avec effroi qu’il lui est venu des cheveux blancs.

Les impressions de la journée qu’ils viennent de vivre affectent aussi la raison d’autres malheureux. C’est le cas de Joaquín Martínez Valente, né à Saragosse, dont le frère Francisco, âgé de vingt-sept ans, avocat des Collèges royaux, tenait à la Puerta del Sol un commerce conjointement avec leur oncle, Jerónimo Martínez Mazpule. Leur boutique est restée fermée toute la journée, et ils l’ont rouverte à la fin de l’après-midi, la paix revenue ; à la dernière heure, des soldats français et deux mamelouks se sont présentés. Prétextant que des tirs étaient partis de là le matin, ils ont entouré l’oncle et le neveu sur le seuil de leur commerce. Martínez Mazpule a réussi à leur échapper en barricadant la porte. Mais pas Francisco Martínez Valente, frappé et traîné jusqu’à la porte de la boutique voisine. Là, malgré les efforts des employés pour le faire entrer et le sauver, l’avocat a reçu un coup de pistolet qui lui a fait sauter la cervelle en présence de son frère qui accourait à son aide. Maintenant, égaré par la vision et la terreur de l’abominable supplice, Joaquín Martínez Valente délire, reclus dans la maison de son oncle, en poussant des hurlements qui font trembler tout le voisinage. Il mourra quelques mois plus tard, à l’asile de fous de Saragosse.

Nombreux sont les pauvres gens étrangers à la révolte qui continuent de tomber victimes des représailles, malgré la publication de la paix, ou parce qu’ils ont cru en celle-ci. En dehors des exécutions organisées qui se poursuivront jusqu’à l’aube, beaucoup de Madrilènes sont assassinés durant la nuit pour s’être aventurés à leurs balcons ou à leurs portes, avoir eu de la lumière à une fenêtre, ou s’être trouvés à portée de tir des fusils français. C’est ainsi que le berger de dix-neuf ans Antonio Escobar Fernández meurt d’une balle près du Manzanares, alors qu’il revient avec ses brebis dans l’obscurité ; et une sentinelle abat la veuve María Vais de Villanueva qui se rend au domicile de sa fille, au 13 de la rue Bordadores. Les tirs sporadiques de la soldatesque ivre, par provocation ou par vengeance, tuent également des innocents dans leurs foyers. C’est le cas de Josefa García, quarante ans, qu’une balle blesse à mort parce qu’elle se tient près d’une fenêtre éclairée, dans la rue de l’Almendro. C’est aussi celui de María Raimunda Fernández de Quintana, la femme d’un domestique du palais Cayetano Obregón, qui attend sur son balcon le retour de son mari, et d’Isabel Osorio Sánchez, qui est frappée au moment où elle arrose les fleurs de sa maison, rue Rosario. Meurent également, rue Leganitos, l’enfant de douze ans Antonio Fernández Menchirón et ses voisines Catalina González de Aliaga et Bernarda de la Huelga ; dans la rue Torija, la veuve Mariana de Rojas y Pineda ; dans la rue Molino de Viento, la veuve Manuel Diestro Nublada ; et dans la rue Soldado, Teresa Rodríguez Palacios, trente-huit ans, alors qu’elle allume un quinquet. Dans la rue Toledo, au moment où le commerçant en lingerie Francisco Lopez s’apprête à dîner en famille, une décharge frappe les murs, brise les vitres d’une fenêtre et le tue d’une balle.

Sur les dix heures du soir, pendant que les gens meurent encore dans leurs maisons et que des files de prisonniers sont dirigées vers les lieux d’exécution, l’infant don Antonio, président de la Junte de Gouvernement, qui a écrit au duc de Berg pour intercéder en faveur des condamnés, reçoit la note suivante, signée de Joachim Murat :

Monsieur mon cousin. J’ai reçu la notification de Votre Altesse royale concernant le projet qu’ont des militaires français de brûler des maisons d’où sont partis de nombreux coups de feu. Je fais part à V. A. R. de ma décision de remettre l’affaire entre les mains du général Grouchy, en lui recommandant de recueillir toutes les informations possibles. V. A. R. me demande la remise en liberté de certains habitants qui ont été pris les armes à la main. En conformité avec mon ordre du jour, et pour qu’il en soit désormais pris acte, ils seront passés par les armes. Je ne doute pas que ma détermination recevra votre approbation.

À la même heure, Francisco Javier Negrete, capitaine général de Madrid, écrit, avant d’aller au lit, une lettre au duc de Berg. Il en rédige le brouillon à la lueur d’un candélabre, en chaussons et robe de chambre, tandis que, dans la chambre voisine, son valet brosse l’uniforme dans lequel il se présentera demain devant Murat pour le complimenter et recevoir ses instructions. Dans la lettre, publiée quelques jours plus tard par le Moniteur de Paris, le chef des troupes espagnoles casernées dans la ville résume parfaitement son point de vue sur la journée qui s’achève :

Votre Altesse comprendra la douleur qu’a pu ressentir un militaire espagnol en voyant couler dans les rues de cette capitale le sang de deux nations qui, destinées à l’alliance et à l’union les plus étroites, ne devraient s’occuper de rien d’autre que de combattre nos ennemis communs. Que Votre Altesse daigne me permettre de lui exprimer ma gratitude, non seulement pour les éloges quelle prodigue à la garnison de cette cité et pour les bontés dont elle me comble, mais aussi pour sa promesse de faire cesser les mesures de rigueur aussi promptement que les circonstances le permettront. V. A. confirme de la sorte l’opinion qui l’avait précédée dans ce pays et qui annonçait les vertus dont elle est parée. Je connais parfaitement la droiture des intentions de V. A., en voyant tous les avantages qui, indubitablement, doivent en résulter pour ma patrie. Que V. A. sache qu’elle peut compter sur mon adhésion la plus sincère et la plus absolue.

Dans la crypte de l’église San Martín, seuls cinq amis de Daoiz et de Velarde, avec les fossoyeurs Pablo Nieto et Maríano Herrero, veillent les deux capitaines : leurs camarades Joaquín de Osma, Vargas et César González, le capitaine des Gardes wallonnes Javier Cabanes et le secrétaire Almira. Les cadavres ont été amenés à la nuit tombante en passant discrètement par la rue de la Bodeguilla, puis par la porte et les escaliers situés derrière le grand autel. Daoiz est arrivé à la dernière heure de l’après-midi dans un cercueil, depuis sa maison de la rue de la Ternera, avec les bottes et l’uniforme qu’il portait quand il est mort à Monteleón. Le corps de Velarde est venu un peu plus tard, conduit par quatre artilleurs du parc sur deux planches de lit avec quelques bâtons en travers, nu, tel que l’ont laissé les Français, enveloppé dans une toile de tente de campagne que les soldats ont prise avant de partir. Quelqu’un a glissé le corps dans un vêtement de franciscain par souci de décence, et désormais les deux capitaines gisent côte à côte, l’un en uniforme, l’autre en robe de bure. La rigidité cadavérique maintient le visage de Daoiz tourné vers le ciel, et celui de Velarde penché vers la gauche – parce qu’il a refroidi à même le sol du parc – comme s’il attendait un dernier ordre de son camarade. À la tête des cercueils, inconsolable, Manuel Almira pleure ; et le long des murs humides et noirs, à peine éclairés par deux veilleuses de cire posées près des cadavres, se tient, silencieux, le petit groupe de ceux qui ont pris le risque d’être présents, car les autres, à cette heure, se cachent ou fuient la vengeance française.

— A-t-on des nouvelles de Ruiz, le lieutenant des Volontaires de l’État ? demande Joaquín de Osma.

— Il a été examiné par un chirurgien français qui a sondé sa blessure, répond Javier Cabanes. Puis on l’a porté à son domicile. Je l’ai appris tout à l’heure par don José Rivas, le professeur de San Carlos, qui est allé le voir un moment.

— C’est grave ?

— Très.

— En voilà un, au moins, que les Français n’arrêteront pas.

— N’en sois pas si certain. Mais, de toute manière, sa blessure semble mortelle… Je ne crois pas qu’il s’en sorte.

Les militaires se regardent, inquiets. Le bruit court que Murat a changé d’idée et qu’il veut maintenant arrêter tous ceux qui ont été mêlés au soulèvement du parc d’artillerie, sans faire de distinction entre civils et militaires. La nouvelle est confirmée par les capitaines Juan Cónsul et José Cordoba qui, à ce moment, descendent dans la crypte. Ils dissimulent tous deux le bas de leur visage et ne portent pas de sabre.

— J’ai vu dans la rue, attachés, plusieurs artilleurs, rapporte Cónsul. Les Français sont aussi allés prendre des Volontaires de l’État qui se sont battus… Il semble bien que Murat veuille une punition exemplaire.

— Je croyais qu’ils ne fusillaient que des civils pris les armes à la main, s’étonne le capitaine Vargas.

— Eh bien, tu vois, le cercle s’élargit.

Les militaires échangent de nouveau des regards nerveux, tout en baissant la voix. Seuls Cónsul, Cordoba et Almira ont été à Monteleón, mais tous sont compromis par leur amitié avec les morts et leur présence en ce lieu. Les Français fusillent pour moins que cela.

— Et que fait le colonel Navarro Falcón ? murmure César González. Il a dit qu’il intercéderait en faveur de ses hommes.

En parlant, le militaire garde un œil soupçonneux fixé sur l’escalier de la crypte, où veille l’un des croque-morts. Cette nuit, on doit craindre autant les impériaux que ceux – ils ne manquent jamais, dans les périodes troublées – qui veulent se ménager leurs bonnes grâces. Des mois plus tard, quand l’Espagne entière sera désormais soulevée contre Napoléon, il se trouvera même un officier, parmi ceux qui ont combattu aujourd’hui au parc, le lieutenant Felipe Carpegna, pour prêter serment au roi Joseph et se battre dans le camp français.

— Je ne sais si Navarro intercède, ni auprès de qui, dit Juan Cónsul. La seule chose qu’il répète à qui veut l’entendre, c’est qu’il ne se considère pas comme responsable et qu’il ne sait rien ; mais que s’il s’était trouvé aujourd’hui à Monteleón, il serait demain à des lieues de Madrid.

— Alors nous sommes perdus ! s’exclame Cordoba.

— S’ils nous prennent, tu peux en être sûr, confirme Juan Cónsul. Moi, je quitte la ville.

— Et moi aussi. Dès que je serai passé chez moi pour rassembler quelques affaires.

— Faites attention, leur recommande Cabanes. Ne perdez pas de temps.

Les militaires s’embrassent, en jetant un dernier regard sur Daoiz et Velarde.

— Adieu à tous. Bonne chance.

— Oui. Que Dieu nous protège tous… Vous venez, Almira ?

— Non. – Le secrétaire fait un geste en direction des corps des deux capitaines. – Quelqu’un doit les veiller.

— Mais les Français…

— Je me débrouillerai. Partez.

Les autres ne se font pas prier. Le lendemain matin, quand les fossoyeurs Nieto et Herrero enterreront les cadavres dans la plus grande discrétion, seul Manuel Almira sera là, fidèle jusqu’à la fin. Daoiz sera inhumé dans la crypte même, sous l’autel de la chapelle de Notre-Dame de Valbanera, et Verlarde enterré dehors, avec d’autres morts de la journée, dans la cour de l’église et près d’un puits d’eau limpide, dans un endroit appelé El Jardinillo – le petit jardin. Des années après, Herrero témoignera : « Nous avons pris la précaution de laisser les corps des susnommés Luis Daoiz et Pedro Velarde le plus près possible de la surface, pour le cas où, dans quelque temps, il serait possible de les transférer en un autre lieu plus digne d’honorer leur mémoire. »

Ildefonso Iglesias, infirmier à l’hôpital du Buen Suceso, s’arrête, horrifié, sous la voûte qui fait communiquer la cour et le cloître. À la lueur de la lanterne que porte son camarade Tadeo de Navas, l’amoncellement des cadavres bouleverserait les plus insensibles. Iglesias et son compagnon ont vu beaucoup d’atrocités au cours de la journée, puisqu’ils l’ont passée tous les deux, au risque de leur vie, à soigner les blessés et à transporter les morts quand les tirs des Français le leur permettaient. Pourtant, le spectacle lamentable qu’offrent l’église et l’hôpital qui jouxtent la Puerta del Sol leur fait dresser les cheveux sur la tête. Quelques corps ont été retirés à la nuit tombante par les amis et les parents assez courageux pour oser s’exposer aux balles françaises, mais la plupart de ceux qui ont été fusillés à trois heures de l’après-midi sont toujours là : livides, inertes, sur de grandes flaques de sang coagulé, ils répandent la puanteur de leurs entrailles déchiquetées et de leurs viscères à l’air. La puanteur de la mort et de la solitude.

— Ils ont bougé, chuchote Iglesias.

— Ne dis pas de bêtises.

— Je t’assure. Quelque chose a bougé parmi ces morts.

Prudemment, le cœur battant, les deux infirmiers s’approchent des cadavres en élevant la lanterne pour les éclairer. Il en reste quatorze : yeux vitreux, bouche entrouverte et mains crispées, dans toutes les postures où la mort les a surpris ou tels que les Français les ont laissés après les avoir assassinés, non sans avoir pratiqué sur eux leurs ultimes larcins.

— Tu as raison, balbutie Navas abasourdi. Il y a quelque chose qui bouge de ce côté.

Alors qu’ils approchent encore la lanterne, un gémissement léger, assourdi, venu d’un autre monde, fait trembler les deux garçons, qui reculent, effrayés. Une main, couverte de sang brunâtre, vient de s’agiter faiblement au milieu des cadavres.

— Celui-là est vivant.

— Impossible.

— Regarde-le… Il est vivant… – Iglesias touche la main. – Je sens son pouls.

— Sainte Vierge !

Les infirmiers écartent les corps rigides et froids, et ils dégagent celui qui respire encore. Il s’agit de l’imprimeur Cosme Martínez del Corral qui est là depuis huit heures, laissé pour mort après avoir reçu quatre balles et s’être fait voler, avec ses vêtements, les 7250 réaux en billets qu’il portait sur lui. Ils l’extirpent du tas comme un spectre, nu et couvert de la tête aux pieds d’une croûte de sang séché, le sien et celui des autres. Transporté de toute urgence, le chirurgien Diego Rodríguez del Pino parviendra à le réanimer et à obtenir sa complète guérison. Tout le reste de sa vie, qu’il passera à Madrid, voisins et connaissances traiteront Martínez del Corral avec un respect superstitieux : l’homme qui, dans la journée du 2 mai, s’est battu contre les Français, a été fusillé et est revenu d’entre les morts.

Le soldat des Volontaires de l’État Manuel García marche dans la rue de la Flor, les mains liées dans le dos, encadré par un détachement français. La fine pluie qui a commencé à tomber du ciel obscur un peu avant minuit mouille son uniforme et sa tête nue. Après s’être battu au parc d’artillerie où il servait un canon, García a pu regagner la caserne de Mejorada avec le capitaine Goicoechea et le reste de ses camarades. Dans l’après-midi, quand la rumeur s’est propagée que les militaires qui avaient lutté à Monteleón seraient, eux aussi, passés par les armes, García a quitté la caserne en compagnie du cadet Pacheco, du père de ce dernier et de quelques soldats. Il est allé se cacher chez lui, où sa mère l’attendait, morte d’inquiétude. Mais plusieurs voisins l’ont vu arriver épuisé et brisé par la bataille, et l’un d’eux l’a dénoncé. Les Français sont venus le chercher, en défonçant la porte devant la mère terrorisée, pour l’emmener sans ménagements.

— Plus vite !… Allez !… Toi aller plus vite !

En le poussant avec leurs fusils, les Français enferment le soldat dans une caserne en construction – connue plus tard comme la caserne des Polonais –, où, dans la cour, à la lumière des torches qui grésillent sous la pluie, il découvre un groupe de prisonniers attachés au milieu des baïonnettes, exposés au froid de la nuit. Les Français le laissent avec eux : ils sont allongés par terre ou assis, leurs vêtements trempés, épuisés par les coups et les vexations. De temps à autre, les Français en prennent un, le conduisent dans un angle de la cour et, là, le fouillent, l’interrogent et le battent sans pitié. Sans cesse retentissent des cris qui font trembler ceux qui attendent leur tour. Parmi les détenus, García reconnaît un civil qui se trouvait à Monteleón. C’est ce que lui confirme cet homme du peuple, Juan Suárez, habitant le quartier du Barquillo, capturé par une patrouille de chasseurs de Bigorre au moment où il fuyait après l’entrée des Français.

— Qu’est-ce qu’ils vont faire de nous ? demande le soldat.

Le civil, qui est assis par terre, dos à dos avec un autre prisonnier, fait un geste d’ignorance.

— Ça se peut qu’ils nous fusillent, et ça se peut que non. Ici, chacun dit une chose différente… On parle de nous décimer : comme nous sommes nombreux, ils en prendraient un certain nombre dans le tas pour les fusiller, ou quelque chose comme ça. Mais d’autres disent qu’ils vont nous tuer tous.

— Et nos autorités accepteront ça ?

Le civil regarde le soldat comme s’il avait affaire à un demeuré. Le visage de Suárez, barbu, sale et trempé, luit, graisseux, à la lumière des torches. García observe qu’il a les lèvres éclatées par les coups et la soif.

— Regarde autour de toi, camarade. Qu’est-ce que tu vois ?… Des gens du peuple. Des pauvres diables comme toi et moi. Pas un seul officier arrêté, ni un riche commerçant, ni un marquis. Ceux-là, je n’en ai vu aucun se battre dans la rue. Et qui nous commandait, à Monteleón ?… Deux simples capitaines. C’est nous qui avons tout fait, comme d’habitude. Nous qui n’avions rien à perdre, sauf nos familles, le peu que nous gagnons et l’honneur… Et maintenant c’est nous qui payons, comme nous payons toujours. Je te le dis. J’ai une mère de soixante-quatre ans, une femme et trois enfants… Tu vois que je sais de quoi je parle.

— Je suis militaire, proteste García. Mes officiers me sortiront de là. C’est leur devoir.

Suárez se tourne vers le prisonnier auquel il s’adosse et qui les écoute – le péon de corrida Gabriel López – et échange avec lui une grimace ironique. Puis il a un rire amer, désabusé.

— Tes officiers ?… Ils sont bien au chaud dans leurs casernes, en attendant que la pluie cesse. Ils t’ont laissé tomber, comme moi. Comme nous tous.

— Mais la patrie…

— Ne dis pas d’âneries, mon vieux. De quoi tu parles ?… Regarde-toi et regarde-moi. Vois tous ces gens simples, qui se sont lancés dans la rue comme nous. Rappelle-toi comment nous nous sommes conduits à Monteleón. Et tu vois : personne n’a bougé le petit doigt… La patrie se fout bien de nous !

— Pourquoi es-tu allé te battre, alors ?

L’autre penche un peu la tête, songeur, tandis que les gouttes de pluie ruissellent sur son visage.

— À vrai dire, je n’en sais rien, conclut-il. Peut-être que je ne voulais pas que les mosiús me confondent avec un de ces traîtres qui leur lèchent les bottes… Je ne permets pas qu’on me pisse sur la gueule.

Manuel García pointe son menton en direction des sentinelles françaises.

— En tout cas, ceux-là vont nous pisser dessus, et bien !

Une expression carnassière, désespérée et féroce découvre les dents de Suárez.

— Ceux-là, c’est possible, réplique-t-il. Mais ceux que nous avons laissés là-haut, dans le parc, les tripes à l’air… Crois-moi, ils ne le feront pas.

Tandis que Juan Suárez et le soldat Manuel García attendent dans la cour de la caserne du Prado Nuevo, une file de prisonniers grelotte sous la pluie dans la partie nord-est de la ville. Il s’agit de civils pris dans le parc d’artillerie et d’autres endroits de Madrid : trente hommes trempés et exténués qui n’ont ni mangé ni bu depuis le combat de Monteleón. Maintenant, après avoir été menés des écuries du parc aux tuileries de la porte de Fuencarral, ils arrivent au cantonnement de Chamartín. Au milieu des baïonnettes, des insultes et des coups des Français qui sortent de sous leurs tentes de campagne pour les regarder, ils traversent l’enceinte militaire et s’arrêtent dans la pénombre d’une esplanade, à la lumière brumeuse de deux torches plantées dans la terre.

— Qu’est-ce qu’ils vont faire de nous ? demande le barbier Jerónimo Moraza.

— Nous exécuter tous, répond Cosme de Mora, avec une froide résignation.

— Ils l’auraient déjà fait avant, dans les tuileries.

— Ils ont toute la nuit devant eux… Ils veulent s’amuser un peu, en attendant.

— Taisez-vous, aboie une sentinelle française.

Les prisonniers ne pipent mot. De Mora et Moraza font partie des six survivants de la bande du marchand de charbon. Les autres sont également là, mains liées : le charpentier Pedro Navarro, Félix Tordesillas, Francisco Mata et Rafael Rodríguez. Ils se serrent contre les autres prisonniers à la manière d’un troupeau apeuré où chacun cherche à se protéger derrière son voisin, pendant qu’un officier français, une lanterne à la main, s’approche, les regarde longuement et les compte sans se presser. Chaque fois qu’il arrive au chiffre dix, il donne un ordre aux soldats, qui font sortir un homme du groupe. Ils mettent ainsi à part le serrurier Bernardo Morales, le muletier du León Rafael Canedo et l’employé aux Rentes royales Juan Antonio Martínez del Álamo.

— Qu’est-ce qu’ils font ? s’enquiert, épouvanté, le charpentier Pedro Navarro.

Cosme de Mora passe sa langue sur ses lèvres pour lécher quelques gouttes de pluie. Il essaye bien de se tenir droit et ferme, mais il a peur que ses jambes ne le trahissent. En répondant à la question de Navarro, sa voix tremble.

— Ils nous déciment, dit-il.

Appuyé à la balustrade de son balcon, dans la rue du Barco, le jeune Antonio Alcalá Galiano écoute les coups de feu lointains. La rue et les carrefours avec la rue Puebla Vieja et la place San Ildefonso sont plongés dans l’obscurité sous un ciel noir et opaque, sans lune ni étoiles. Le fils du héros mort à Trafalgar se sent déçu. Ce que son imagination lui présentait ce matin comme une aventure patriotique s’est terminé par une réprimande maternelle et une désillusion mélancolique. Ni les classes supérieures – la sienne –, ni les militaires, ni les gens de bien ne se sont mêlés au tumulte. À de rares exceptions près, seul le bas peuple a voulu intervenir comme il le fait toujours, turbulent, irrationnel, sans avoir rien à perdre, et à la manière d’un fleuve en crue. D’après ce que le jeune homme en sait, tout a été étouffé par les Français, avec beaucoup de douleur et peu de gloire pour les insurgés. Antonio Alcalá Galiano se félicite maintenant de ne pas avoir obéi à sa première impulsion en se joignant aux révoltés : des gens grossiers, mal habillés et ignorants, comme il a pu le constater quand il a voulu accompagner ce matin une de leurs bandes. L’après-midi, rentré chez lui après sa brève expérience de rébellion, le garçon a eu l’occasion d’assister à une conversation révélatrice. Les habitants des quartiers où l’on ne tirait pas étaient à leurs balcons en essayant de comprendre ce qui se passait : la rue du Barco était de celles où tout était tranquille, car seuls y logent des gens aisés et de la classe supérieure. La comtesse de Tilly, qui vit en face, et la mère de celle-ci, locataire du quatrième étage de la maison dont les Alcalá occupent le premier, bavardaient de balcon à balcon. À ce moment est passé dans la rue, en uniforme, l’officier des Gardes espagnoles Nicolás Morfi, une connaissance de la famille parce que originaire de Cadix.

— Que devient l’émeute, don Nicolás ? a demandé, d’en haut, la comtesse de Tilly.

— Rien, madame. – Morfi s’est arrêté, chapeau à la main. – Vous l’avez dit vous-même : une émeute d’individus méprisables.

— Mais un homme est passé tout à l’heure en criant qu’un bataillon français « s’est rendu en entier » ; et ici, en bons Espagnols que nous sommes, nous avons applaudi à tout rompre.

De la main, Morfi fait un geste de dénégation et dit sur un ton dédaigneux :

— Il n’y a rien à applaudir, je vous assure. Ce ne sont que des boniments lancés par quelques insensés. Murat, même si c’est déplaisant, a rétabli l’ordre… Le mieux est que tout le monde reste tranquille et fasse confiance aux autorités, qui sont là pour ça. Quand la populace se déchaîne, on ne sait jamais jusqu’où ça peut aller. Elle peut se révéler pire que les Français.

— Ah, tant mieux ! Me voilà rassurée, don Nicolás.

— Mes respects, madame la comtesse.

Peu après avoir assisté à ce dialogue, Antonio Alcalá Galiano, coiffé de son chapeau à galon d’argent de l’école de Cavalerie qui lui donne un sentiment de sécurité, est allé faire un tour jusqu’à la rue du Pez sans que personne l’inquiète, dans le but de rendre visite à une jeune personne à laquelle il est officiellement lié. Là, assis avec elle au balcon d’un deuxième étage, il a passé l’après-midi à jouer à la brisque et à regarder les patrouilles françaises fouiller les rares passants obligés à porter leur cape pliée sur l’épaule pour montrer qu’ils ne dissimulent pas d’armes. Au retour, sous un ciel chargé de nuages prêts à crever, le jeune homme a croisé des piquets de soldats impériaux dont la suspicion augmentait à mesure que tombait la nuit. Sa mère l’a vu arriver avec soulagement, le dîner déjà sur la table.

— Ta promenade m’a coûté cinq rosaires, Antoñito. Et un vœu à Notre Seigneur.

La servante enlève maintenant les assiettes, tandis qu’Antonio Alcalá Galiano demeure sur le balcon, satisfait, avec, entre ses doigts, le cigare sévillan qu’il a l’habitude de fumer chaque soir et que, par respect pour sa mère, il n’allume jamais devant elle.

— Quitte le balcon, mon enfant. Ça me fait peur de te voir rester là.

— J’arrive, maman.

Une autre salve retentit au loin, assourdie. Alcalá Galiano tend l’oreille, mais il n’entend rien d’autre. La ville est toujours dans l’obscurité et silencieuse. Au coin de la place San Ildefonso, on devine les formes des sentinelles françaises.

Une journée agitée, conclut le jeune homme. De toute manière, tout ça sera vite oublié. Et il a eu de la chance, en ne se compliquant pas la vie.

À la même heure, juste un pâté de maisons plus loin, tandis qu’Antonio Alcalá Galiano fume à son balcon, un autre jeune homme de son âge, Francisco Huertas de Vallejo – qui, lui, s’est compliqué aujourd’hui la vie, et beaucoup –, n’est guère rassuré. Son oncle don Francisco Lorrio, dans la maison duquel il s’est réfugié après le combat et la fuite mouvementée de Monteleón, l’a vu arriver avec une immense joie, gâtée seulement par le fait que son neveu portait un fusil qui pouvait les compromettre tous. L’arme enfouie au fond d’une armoire, le docteur Rivas, médecin ami de la famille, a nettoyé et désinfecté la plaie du garçon, qui ne présente pas de gravité, s’agissant du ricochet d’une balle qui n’a même pas fracturé les côtes.

— Il n’y a pas d’hémorragie, et l’os est juste contusionné. Il faudra seulement vérifier dans quelques jours, si la blessure reste douloureuse. À moins qu’elle ne suppure, tout ira bien.

Francisco Huertas a passé le reste de l’après-midi et le début de la nuit au lit, à boire des tasses de bouillon, bien au chaud, dorloté par sa tante et ses cousines de treize et seize ans. Celles-ci le regardent comme un nouvel Achille et se font raconter à n’en plus finir tous les détails de son aventure. Cependant, plus tard dans la nuit, les cousines parties et le jeune homme endormi, son oncle entre dans la chambre, les traits altérés et un quinquet à la main. Il est accompagné de Rafael Modenés, un ami de la famille, secrétaire de la comtesse de la Coruña et second alcade de San Ildefonso.

— Les Français fouillent les maisons des personnes qui ont participé à la révolte, dit Modenés.

— Le fusil ! s’exclame Francisco Huertas, en se levant péniblement de son lit.

Son oncle et Modenés le font se recoucher sous ses couvertures et le tranquillisent.

— Il n’y a pas de raison pour qu’ils viennent ici, affirme son oncle, car personne ne t’a vu entrer ni n’est au courant pour l’arme.

— Mais on ne peut jamais tout prévoir, précise Modenés, prudent.

— C’est bien la question. C’est pourquoi, pour plus de sûreté, nous allons nous débarrasser du fusil.

— Impossible, se désole le jeune homme. Quiconque sortira de cette maison avec lui s’expose à être arrêté.

— J’avais pensé le démonter pour disperser les morceaux dans des cachettes différentes, dit l’oncle. Mais s’il y avait une fouille sérieuse, le risque serait le même…

Désespéré, Francisco Huertas fait une nouvelle tentative pour se lever.

— C’est moi le responsable. Je le sortirai d’ici.

— Tu ne bougeras pas de ce lit, affirme l’oncle en le retenant. Don Rafael a eu une idée.

— Nous sommes tous deux liés d’amitié avec le colonel des Volontaires d’Aragón, explique Modenés. Nous allons donc lui demander de nous envoyer quatre soldats sous un prétexte quelconque, et ils se chargeront du problème. À eux, personne ne demandera d’explications.

Le plan est mis en œuvre sur-le-champ. Don Rafael Modenés s’occupe de tout, et le résultat s’avère des plus heureux : au matin, à peine le jour levé, quatre soldats – dont un sans fusil – se présentent à la maison pour boire un petit verre de marc offert par l’oncle de Francisco Huertas de Vallejo, avant de retourner dans leur caserne, avec chacun un duro d’argent en poche et une arme à l’épaule.

Tout le monde ne dispose pas, cette nuit-là, d’amis influents pour préserver sa liberté et sa vie. À une heure du matin passée, sous la pluie qui tombe en rafales sur la ville plongée dans les ténèbres, un lot de prisonniers trempés et recrus de fatigue marche sous forte escorte. Presque tous ont été dépouillés, ils sont pieds nus, en gilet ou manches de chemise. Ce groupe est formé par Morales, Canedo et Martínez del Álamo – les trois qui ont été désignés lors de la décimation de Chamartín – ainsi que par le secrétaire Francisco Sánchez Navarro. En passant par d’autres dépôts et casernes, ils sont rejoints par le sexagénaire Antonio Macías de Gamazo, l’agent du tabac des Douanes royales Domingo Braña, les fonctionnaires de l’octroi Anselmo Ramirez de Arellano, Juan Antonio Serapio Lorenzo et Antonio Martínez, et le valet de chambre du Palais Francisco Bermúdez. Presque à la fin du parcours, sur la place Doña María de Aragón, s’y ajoutent encore le palefrenier Juan Antonio Alises, le charron Francisco Escobar et le chapelain du couvent de l’Encarnación, don Francisco Gallego Dávila qui, après s’être battu et avoir été fait prisonnier près de la place des Descalzas, a terminé dans un cachot du palais Grimaldi. Là, le duc de Berg en personne est venu jeter un coup d’œil, à son retour de la côte de San Vicente. Quand il s’est trouvé face au prêtre, Murat était toujours décomposé, furieux des rapports mentionnant les pertes, même s’il était encore impossible de calculer l’ampleur de la tuerie.

— C’est ça que Dieu commande, curé ?… Répandre le sang ?

— Oui, c’est ce qu’il commande, a répondu le prêtre. Pour vous expédier tous en enfer.

Le Français est resté un instant à le regarder, plein de mépris et d’arrogance, ignorant le paradoxe de sa propre destinée. Sept ans plus tard, ce sera Joachim Murat qui, oublieux de son passé et plus encore de sa dignité, versera des larmes quand, au port du Pizzo de Naples, il s’entendra condamner à être fusillé. Mais, ce soir, le représentant de l’Empereur en Espagne n’a pas su voir devant lui autre chose qu’un misérable prêtre à la soutane sale et déchirée, le visage marqué par les coups de crosses et les yeux rougis par la souffrance et la fatigue, brillant, envers et contre tout, d’un éclat fanatique. Du vulgaire gibier de poteau d’exécution.

— C’est bien l’Évangile qui le dit, non, curé ?… Qui a tué par l’épée périra par l’épée. Donc on va te fusiller.

— Alors, que Dieu te pardonne, Français. Parce que, pour ça, ne compte pas sur moi.

Maintenant, sous la pluie qui redouble, don Francisco Gallego et les autres arrivent aux jardins de Leganitos et à la caserne du Prado Nuevo. Là, ils stationnent un long moment à la porte, trempés et grelottants de froid, pendant que les Français rassemblent à l’intérieur une autre file de prisonniers. Parmi ceux-ci, les maçons Fernando Madrid, Domingo Méndez, José Amador, Manuel Ribero, Antonio Zambrano et José Reyes, pris ce matin dans l’église de Santiago. Arrivent aussi, mains liées et à demi nus, le mercier José Lonet, l’employé d’ambassade retraité Miguel Gómez Morales, le péon de corrida Gabriel López et le soldat des Volontaires de l’État Manuel García, que les gardes, avant de le faire sortir, dépouillent de ses bottes, de son ceinturon et de sa veste d’uniforme. Une fois hors de la caserne, l’officier français qui commande l’escorte compte les prisonniers à la lumière d’une lanterne. Le nombre ne le satisfaisant pas, il adresse quelques mots aux soldats, qui entrent dans le bâtiment et reviennent peu après avec quatre hommes de plus : l’orfèvre de la rue Atocha Julián Tejedor, le bourrelier de la place Matute Lorenzo Domínguez, le journalier Manuel Antolín Ferrer et Juan Suárez, l’habitant du Barquillo. Une fois ceux-ci ajoutés aux autres, l’officier donne un ordre et le triste cortège poursuit sa marche vers des murs proches, entre la côte de San Vicente et le fossé de Leganitos. Ce sont les murs de la colline du Principe Pío.

Cette même nuit, tandis que le prêtre don Francisco Gallego marche dans la file de prisonniers, ses supérieurs ecclésiastiques préparent des documents destinés à marquer leurs distances par rapport aux événements de la journée. Plus tard, surtout après la défaite française de Bailén, l’évolution de la situation et l’insurrection générale conduiront l’épiscopat espagnol à s’adapter aux nouvelles circonstances ; ce qui n’empêchera pas, à la fin de la guerre, que dix-neuf évêques soient accusés d’avoir collaboré avec le gouvernement de l’envahisseur. Mais pour l’heure, l’opinion officielle de l’Église sur la journée qui s’achève se reflétera avec éloquence dans la pastorale rédigée par le Conseil de l’Inquisition :

Les désordres scandaleux qui ont agité le bas peuple contre les troupes de l’Empereur des Français rendent nécessaire, de la part des autorités, la plus active et la plus zélée des vigilances… De semblables mouvements séditieux, loin de produire les effets propres à l’amour et à la loyauté envers ceux qui les méritent, ne servent qu’à plonger la Patrie dans les convulsions, en brisant les liens de subordination qui garantissent le bien-être des peuples.

Mais, de tous les textes et lettres rédigés par les autorités ecclésiastiques à propos des événements de Madrid, le plus éloquent sera la pastorale de don Marcos Caballero, évêque de Guadix. Dans celle-ci, Son Éminence, après avoir approuvé le châtiment « justement mérité par ceux qui ont désobéi et se sont révoltés », donne cet avertissement :

Un si détestable et pernicieux exemple ne doit pas se répéter en Espagne. Dieu ne peut permettre que l’horrible chaos de la confusion et du désordre vienne à se renouveler… La juste raison connaît et voit en toute clarté l’abominable et monstrueuse aberration du tumulte, sédition ou émeute de la populace aveugle et ignare.

Leandro Fernández de Moratín n’est pas sorti de sa maison de la rue Fuencarral. Apeuré, il s’est habillé sommairement pour la matinée, parce qu’il ne voulait pas que les hordes – qu’il craignait de voir monter son escalier, conduites par la chevrière boiteuse – le traînent dans la rue en pantoufles et robe de chambre. Et il restera ainsi jusqu’au soir, pas peigné, pas rasé, sans toucher au repas que lui a servi sa vieille servante. Le dramaturge a passé les dernières heures immobile dans un fauteuil, désemparé, en essayant par moments de travailler mais en laissant l’encre sécher dans la plume, ou d’ouvrir un livre dont il était incapable de lire les lignes. Toute la journée, il n’a fait qu’aller et venir entre son fauteuil et le balcon, dans l’attente de nouvelles de ses amis, mais seul l’abbé Juan Antonio Melón, le plus intime, lui a rendu visite. À la solitude et au désarroi de Moratín est venue s’ajouter la frayeur causée par les détonations, les cris des habitants exaltés, le fracas de la cavalerie française parcourant les rues. Dans le bref temps qu’ils ont passé ensemble, Melón a tenté de le rassurer, en lui racontant comment les Français réprimaient les troubles pendant que la Junte de Gouvernement proclamait la paix. Maintenant que la nuit a envahi les vitres des fenêtres comme une noire menace, Moratín, toujours dans l’incertitude, ne sait que penser. Éloigné des classes populaires par ses succès au théâtre, son éducation et sa pusillanimité lui font haïr la violence ignorante, démesurée, des basses classes quand elles se déchaînent ; mais, en même temps, il se sent sincèrement patriote, et la fusillade française, la mort de civils sans défense révoltent ses sentiments d’Espagnol éclairé.

« Malheureuse, cruelle, aimée et détestable patrie », se dit-il amèrement. Puis il ferme d’un coup le livre, retourne arpenter le salon d’un pas mal assuré, guette un moment au balcon et va s’adosser au buffet en laissant errer son regard sur les volumes qui couvrent le mur d’en face. Il regrette que la journée qui s’achève lui ait donné raison. Il ne trouve pas dans sa conscience d’artiste, dans ses idées qui ont toujours eu pour référence l’autre côté des Pyrénées, d’autre voie que la soumission à la France : au pouvoir incontestable, irrémédiable et sans retour en arrière possible. Ne pas monter dans le char triomphal signifie pour ceux qui pensent comme lui – ces afrancesados tant haïs du vulgaire – rester en marge de l’Histoire, de l’Art et du Progrès. Voilà pourquoi Moratín, en dépit des décharges isolées qui résonnent au loin, oppose à la douleur du cœur le baume de la raison, soulagée par le fait que, brutalement et objectivement, ces tirs remettent les choses à leur place. Ce double sentiment, impossible à concilier, expliquera que, dans les temps à venir, le plus brillant homme de lettres de l’Espagne mettra son talent au service de Murat et du futur roi Joseph, et qu’il adulera ceux-ci et Napoléon comme, auparavant, Charles IV et Godoy. De la même manière que, plus tard, après avoir pris le triste chemin de l’exil avec les défaites de l’armée française – unique garante de sa vie –, il adulera la Constitution de Cadix et Ferdinand VII, en cherchant une impossible réhabilitation. Et que, vingt ans après cette nuit funeste, Moratín mourra à Paris, amer et stérile, hanté par l’idée d’avoir trahi une nation à laquelle il avait donné son œuvre littéraire mais qu’il n’avait pas su, ni voulu, accompagner dans son sacrifice. Finalement, et bien des années plus tard encore, un de ses biographes résumera son caractère en des termes qui pourraient lui servir d’épitaphe : « S’il changea si souvent d’opinion, c’est parce qu’il n’en eut jamais. »

La pluie crible l’obscurité de toutes parts. Il est quatre heures du matin et il fait encore nuit noire. Devant la caserne du Prado Nuevo, dans une clairière de la colline du Príncipe Pío, deux lanternes posées par terre éclairent, en ombres chinoises, un groupe nombreux de silhouettes rassemblées devant un talus et un mur : quarante-quatre hommes, attachés isolément, deux par deux, ou en files de quatre ou cinq liées à la même corde. Avec eux, entre le soldat des Volontaires de l’État Manuel García et le péon de corrida Gabriel López, Juan Suárez observe avec méfiance le peloton de soldats français formé sur trois rangs. Ce sont des marins de la Garde, a dit García, qui, par son métier, connaît les uniformes. Coiffés de shakos sans visière, les Français portent à la ceinture les sabres réglementaires et protègent de la pluie les platines de leurs fusils. La lueur des lanternes fait briller les capotes grises, luisantes d’eau.

— Qu’est-ce qui se passe ? demande Gabriel López, épouvanté.

— Il se passe que c’est la fin, murmure, lucide, le soldat Manuel García.

Beaucoup devinent la suite et tombent à genoux en suppliant, en jurant ou en priant. D’autres lèvent en l’air leurs mains ligotées et font appel à la pitié des Français. Dans le bruit des prières et des imprécations, Juan García entend un des prisonniers – le seul prêtre qui se trouve parmi eux – réciter à haute voix le Confiteor, repris par quelques voix tremblantes. D’autres, moins résignés, se débattent dans leurs liens et tentent de se jeter sur les bourreaux.

— Enfants de putain !… Salauds de gabachos !

Des gardes écartent des prisonniers et les poussent avec leurs baïonnettes contre le talus et le mur. D’autres, rendus nerveux par les cris, se mettent à tirer sur les plus agités. Des coups de feu retentissent çà et là, et, à leur lueur, apparaissent des visages où se lisent le mépris, la panique ou la haine. Les hommes commencent à tomber, seuls ou en amoncellements confus. Un ordre est crié en français, et les soldats en capote grise du premier rang lèvent d’un seul mouvement leurs fusils, visent, et la décharge abat le premier groupe poussé contre le mur.

— Ils nous tuent !… En avant !… En avant !

Quelques désespérés – très peu – se lancent contre les baïonnettes françaises. Certains, qui ont rompu leurs liens, lèvent les bras en manière de défi, font quelques pas ou tentent de fuir. À coups de baïonnettes et de crosses, les gardes poussent un nouveau groupe, les prisonniers avancent en aveugles et piétinent des corps. À cet instant, le deuxième rang de capotes grises relève le premier, un nouvel ordre retentit, et une autre salve, dont les éclairs se fragmentent et se multiplient dans les rafales de pluie, illumine la scène. D’autres hommes tombent en tas, et leurs cris, leurs insultes et leurs supplications sont fauchés net. Maintenant les Français reculent un peu pour laisser davantage d’espace, et le tonnerre d’une troisième salve éclate, dont les éclairs se reflètent, rouges, sur les ruisseaux de sang qui inondent les corps tombés et se mélangent à l’eau qui imprègne la terre. Attaché à Manuel García et à Gabriel López, Juan Suárez, qui s’est vu poussé contre le talus et forcé à s’agenouiller, frappé par les crosses et piqué par les baïonnettes, glisse dans la boue et le sang. À travers la pluie qui coule sur son visage, il voit, impuissant, les silhouettes grises épauler de nouveau leurs fusils et viser. Il tremble de froid et de peur.

— Feu !

Le chapelet d’éclairs l’éblouit, il sent le plomb frapper la terre derrière lui, il l’entend entrer dans les chairs des hommes autour de lui. Il se débat dans un spasme d’angoisse, en tentant de dérober son corps aux tirs, et, soudain, s’aperçoit que ses mains sont libérées, comme si, à la chute de ses camarades, la corde avait été rompue par leur poids ou tranchée par une balle. Ce qui est sûr, c’est qu’il est toujours sur ses jambes, aveuglé et terrorisé après la salve, parmi d’autres qui restent debout ou agenouillés et crient, se cramponnent ou s’effondrent, blessés, morts. Un sursaut confus et désespéré secoue le corps de l’homme et le fait reculer jusqu’au pied même du talus. Là, après avoir regardé, incrédule, ses mains libres, il est pris d’une subite résolution, écarte à coups de poings les hommes qui l’entourent encore et, marchant sur des cadavres et des mourants, de la boue et du sang, court comme un dément vers l’obscurité. Il passe de la sorte, rapide et protégé par la chance, entre des ombres amies ou ennemies, des mains qui essayent de le retenir, des appels, des éclairs de tirs qui le frôlent à bout portant. À la fin, détonations et cris restent derrière lui. La nuit n’est plus que ténèbres, eau noire, clapotement de la boue sous ses pieds qui continuent de courir avec le désespoir instinctif de l’homme qui s’accroche à la vie. Le sol se dérobe soudain, Suárez roule sur la pente d’un ravin et atterrit, meurtri, devant un grand mur. Il entend de nouveau des voix de Français qui lui donnent la chasse et sont sur le point de le rattraper.

— Arrête, salaud ! Viens ici !

D’autres coups de feu retentissent, des balles sifflent tout près. Juan Suárez bondit avec un gémissement d’angoisse, il s’agrippe au faîte du mur et grimpe comme il peut, en dérapant sur la pierre mouillée. Ses poursuivants sont là, ils veulent le saisir par les jambes ; mais, malgré les coups d’un sabre qui lui blessent une cuisse, une épaule et la tête, il retombe vivant de l’autre côté, se relève sans regarder derrière lui et continue de courir sans rien voir, se découpant sur la fine ligne bleuâtre de l’aube qui commence à se dessiner à l’horizon, sous la pluie.

À cinq heures et quatre minutes, le jour se lève sur Madrid. La pluie s’est arrêtée, et la clarté brumeuse commence à se répandre dans les rues. Engoncées dans leurs capotes, immobiles aux carrefours de la ville apeurée et silencieuse, les silhouettes grises des sentinelles françaises se détachent, menaçantes. Les canons sont braqués sur les avenues et les places où les cadavres demeurent allongés sur le sol, collés aux murs, dans les flaques de la pluie récente. Une patrouille de cavalerie française passe lentement, le bruit des sabots résonnant dans les rues étroites. Ce sont des dragons, et ils portent des casques mouillés, des capotes couleur cendre sur les épaules et des carabines en travers de l’arçon.

— Ils conduisent des prisonniers ?

— Non, ils sont seuls.

— J’ai cru qu’ils venaient te chercher.

De la fenêtre de sa maison, le lieutenant Rafael de Arango qui noue sa cravate voit s’éloigner les cavaliers. Il a passé une nuit blanche à préparer sa fuite de Madrid. Murat a finalement ordonné d’arrêter tous les artilleurs qui ont participé au soulèvement du parc de Monteleón, et le jeune lieutenant ne veut pas rester à attendre. Son frère, l’intendant honoraire de l’armée José de Arango, chez qui il vit, l’a convaincu de s’évader de la ville et s’est occupé des préparatifs adéquats pendant que Rafael rassemblait les affaires nécessaires pour le voyage. Mais, d’abord, tous deux se proposent d’accomplir une formalité qu’ils jugent indispensable : rendre visite au ministre de la Guerre, O’Farril, avec qui la famille Arango a des liens de parenté et de voisinage, pour le consulter sur la marche à suivre. Dans le cas où le ministre ne voudrait pas se compromettre en faveur du lieutenant d’artillerie, son frère a déjà tracé, avec quelques amis militaires, un plan d’évasion : Rafael ira à la caserne des Gardes espagnoles, où il a été prévu de le cacher jusqu’au moment où, déguisé en enseigne de ce corps, on pourra le faire sortir de la ville.

— Je suis prêt, dit le jeune homme en enfilant son manteau.

Son frère l’inspecte avec minutie. Il a presque dix ans de plus que lui, il l’aime beaucoup et prend soin de lui comme le ferait leur père absent. Rafael de Arango remarque qu’il a l’air ému.

— Il faut nous dépêcher.

— Bien sûr.

Le lieutenant d’artillerie glisse sans ses poches – il est en civil, par précaution – une cartouche de pièces d’or et la montre que son frère vient de lui donner, ainsi que les faux papiers qui font de lui un enseigne des Gardes espagnoles et une miniature représentant sa mère, qu’il gardait dans sa chambre. Un moment, il contemple le pistolet à canon court chargé qui est posé sur la table, en hésitant entre prudence et instinct militaire. Le frère résout la question en hochant la tête.

— C’est dangereux. Et il ne te servira à rien.

Ils se regardent un instant en silence, car il n’y a guère plus à dire. Rafael de Arango consulte sa montre.

— Je regrette de te donner tous ces soucis.

Son frère a un sourire mélancolique.

— Tu as fait ce que tu devais faire. Et grâce à Dieu, tu es vivant.

— Tu te souviens de ce que tu m’as dit, hier matin, presque à la même heure ?… « Rappelle-toi toujours que nous sommes nés espagnols. »

— Dommage que nous ne l’ayons pas tous fait… Dommage que nous ne nous soyons pas tous souvenus de ce que nous sommes.

Au moment où ils se dirigent vers la porte, le lieutenant s’arrête, songeur, et prend son frère par le bras.

— Attends un instant.

— Nous sommes pressés, Rafael.

— Attends, je te dis. Il y a quelque chose que je ne t’ai pas encore raconté. Hier, dans le parc, j’ai connu des moments étranges. Je me sentais différent, tu sais ?… Étranger à tout ce qui n’était pas ces gens et ces canons avec lesquels nous tentions de toutes nos forces… C’était singulier de les voir tous, femmes, habitants, enfants, se battre comme ils le faisaient, sans les munitions qu’il fallait, sans tranchées ni défenses, poitrines découvertes, et les Français trois fois repoussés et même un temps prisonniers… Eux qui étaient dix fois plus nombreux que nous, et qui n’ont pas pensé à fuir quand nous leur tirions dessus à coups de canons, parce qu’ils étaient plus stupéfaits que vaincus… Je ne sais si tu comprends ce que je veux dire.

— Je le comprends, répond le frère en souriant. Tu te sentais fier, comme je le suis aujourd’hui de toi.

— Peut-être que c’est le mot. La fierté… C’est bien ainsi que je me sentais parmi ces civils. Comme la pierre d’un mur, tu comprends ?… Parce que, vois-tu, nous ne nous sommes pas rendus. Il n’y a pas eu de capitulation, Daoiz ne l’a pas voulu. Il n’y a eu qu’une vague immense de Français qui déferlait sur nous jusqu’à ce que nous n’ayons plus rien pour nous battre. Nous n’avons cessé le combat que lorsqu’ils nous ont submergés, tu vois ce que je veux dire ?… Comme une digue qui se défait et se disloque après avoir supporté d’innombrables crues, torrents et tempêtes jusqu’au moment où elle ne peut plus tenir davantage et cède enfin.

Le jeune homme se tait et reste absorbé dans ses pensées, le regard perdu sur ses souvenirs récents. Immobile. Puis il incline un peu la tête de côté, en se tournant vers la fenêtre.

— Des pierres et des murs, reprend-il. Un moment, nous avons semblé être une nation. Une nation fière et indomptable.

Le frère, ému, pose affectueusement une main sur son épaule.

— C’était un mirage, tu le vois maintenant. Il n’a pas duré longtemps.

Rafael reste silencieux, le regard toujours fixé sur la fenêtre, par laquelle, comme un présage, pénètre la lumière grise du 3 mai 1808.

— On ne sait jamais, murmure-t-il. En réalité, on ne sait jamais.

La Navata, octobre 2007

FIN

Note de l’auteur & Bibliographie

Outre de longues promenades dans les rues de Madrid et la consultation ponctuelle d’archives, la bibliographie qui a servi de matière première à ce récit est abondante. Il est peut-être utile de consigner ici quelques références qui pourront permettre au lecteur – s’il le désire – d’approfondir et de préciser les limites entre ce qui est réel et ce qui est inventé, et de confronter les aspects historiquement établis avec les nombreux points obscurs dont, deux cents ans après la journée du 2 Mai, historiens et experts militaires discutent encore. Cette recension n’inclut pas les livres et les documents publiés après juin 2007.

Ramón de Mesonero Romanos, Memorias de un setentón.

Ramón de Mesonero Romanos, El antiguo Madrid.

Elias Tormo, Las iglesias del antiguo Madrid.

Sociedad de Bibliofilos españoles, Colección général de los trajes que en actualitad se usan en España : 1801.

Imprenta Real, Kalendario manual y guía de forasteros en Madrid para el año 1808.

Rafael de Arango, Manifestación de los acontecimientos del parque de Artilleria de Madrid.

J. Alia Plana, Dos días de mayo 1808 en Madrid, pintados por Goya.

J. Alia Plana et J. M., Guerrero Acosta, El « Estado del Ejército y la Armada » de Ordovás.

J. M. Guerrero Acosta, Los Franceses en Madrid, 1808.

J. M. Guerrero Acosta, El ejército napoleónico en España y la ocupación de Madrid.

Emilio Cotarelo, Isidoro Máiquez y el teatro de su tiempo.

Manuel Ponce, Máiquez, el actor maldito.

José de Palfox, Memorias.

Antonio Ponz, Viaje de España.

Comte Murat, Murat, lieutenant de l’Empereur en Espagne, 1808.

Marcel Dupont, Murat.

L. et E Funcken, L’Uniforme et les Armes des soldats du Premier Empire.

Goya, Los fusilamientos del 3 de mayo, ouvrage collectif.

Richard Tüngel, Los fusilamientos de 3 de mayo de Goya. (Ed. originale : Francisco de Goya, Die Erschießungen vom 3. Mai 1808.)

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Miguel Angel Martín Mas, La Grande Armée. Introduction à l’armée de Napoléon…

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[1] En français dans le texte.