Ne le cherchez pas trop sur la carte, encore que sur l’océan Pacifique vous avez quelques chances. Mais pacifiques, les Malotrus ? Parlons-en, hein ! Surtout lorsque Béru vient semer la panique et fomenter des révolutions dans un pays vraiment pas comme les autres. Heureusement qu’il a un gros ticket avec la Reine, ce qui doit lui porter bonheur, car il a rudement besoin de veine.

Et moi, donc !

Deux condamnations à mort dans la même journée pour chacun de nous, ça commence à bien faire.

On ne sait plus où donner de la tête…

San-Antonio

L’archipel des Malotrus

À Louis PAUWELS

cette histoire qui se déroule sur une

autre planète, avec mon amitié admirative.

S.-A

AVERTISSEMENT[1]

Ce roman, dont l’originalité n’échappera qu’aux imbéciles ou à ceux qui ne lisent pas le français, est divisé en deux parties. La première est d’inspiration policière classique ; la seconde, au contraire, est extrêmement délirante. Nous avons cru bon, par conséquent, de résumer l’une et l’autre afin que le lecteur pressé puisse, le cas échéant, ne lire que celle qui convient à son genre de beauté.

Par conséquent, grâce à cette adroite initiative, les connards pourront s’arrêter à la fin de la première partie et trouveront à la toute dernière page le résumé de la seconde partie ; tandis qu’en lisant le résumé placé à la page 121, les beaux esprits auront la possibilité d’attaquer le livre par la deuxième partie.

En agissant de la sorte, nous avons le sentiment de satisfaire une fois de plus tous les publics et d’avoir fait économiser à chacun du temps, sinon de l’argent (Ne me remerciez pas, de toute manière je perçois intégralement mes droits sur les deux parties.)

S.-A.

FIRST CHAPITRE

Une infirmière pénètre dans la chambre.

Elle a tout ce qu’il faut pour rendre un homme profondément heureux… de quitter le domicile conjugal : un corps aux lignes aussi harmonieuses que celles du Bottin, une tête de cheval, une voix qui donne envie de décrocher son masque à gaz et de foncer à l’abri le plus proche, et des manières à côté desquelles celles d’Attila n’étaient que marivaudage de salon.

D’ailleurs, nous avons précisément surnommé cette délicieuse personne Attila, sans songer que le fougueux barbare, si apprécié par les Huns et si redouté par les autres, est mort à vingt et un ans, ce qui ne saurait arriver à l’infirmière que je vous cause, vu que, du haut de son extrait de naissance, plus d’un demi-siècle la contemple.

Elle s’approche du lit où somnole Bérurier et file une claque fracassante sur le postère pachydermique de Sa Majesté. Le Gravos barrit, rugit, mugit, éructe, étrusque, brusque et se séante en braquant sur Attila un œil plus cloaqueux qu’une côte bretonne en période de marée noire.

— Dites, poupée, il lui grommelle, vous avez appris votre job avec les lavandières du Portugal, ou quoi ?

— Température ! annonce Attila en prenant sur un plateau un thermomètre qu’elle tend au Gravos.

— Oh ! à quoi bon t’est-ce me déranger le fignedé puisque j’ai plus de fièvre !

— Pas d’histoires, hein ! gronde le dragon.

— Alors dans le clapoir, consent le Gros en se filant le thermomètre au coin de la bouche, façon mégot.

Mais l’infirmière ne l’entend pas ainsi. Elle arrache le drap de Béru d’un geste impitoyable, dévoilant le dargeot le plus énorme, le plus rond, le plus noir, le plus velu, le plus redoutable, le plus ravaudé, le plus masculin, le plus organique qui ait jamais été hébergé dans cet hôpital.

— Prenez votre température comme on doit la prendre, sinon je vous place moi-même le thermomètre, menace dame Terreur.

— Très peu pour moi, une fois m’a suffi, abdique le Dodu eu extrayant le tube de verre d’un orifice pour se l’introduire dans un autre.

Il ajoute, la voix vinaigreuse :

— Quand vous prenez la température d’un malade, on dirait que vous voudriez planter des banderilles !

Attila émet un long rire, lugubre comme la grille rouillée d’un cimetière, et passe vers le lit numéro 2, lequel est occupé par un monsieur qu’on vient d’opérer du bide. Il est relativement mal en point, le client. Je voudrais pas qu’il m’entende, mais tout à fait entre nous et la plus proche succursale de la maison Borniol, je mettrais plus volontiers cent balles sur Tire-Bouchon II, dans la cinquième, que sur ses chances de survie. C’est un gus café-au-lait de teint, auquel sa récente laparotomie n’a pas donné des couleurs. Il a les lèvres blanches, les yeux enfoncés et l’air de se demander anxieusement ce qu’il fait là. Comme il est trop groggy pour se téléphoner soi-même le thermomètre, Attila s’en charge, mais dans les cas désespérés, elle abandonne le style Cordobés pour user de gestes plus charitables. J’occupe le troisième plumard de la pièce et suis, en l’occurrence, le dernier servi. J’ai droit à un sourire relativement cordial d’Attila.

— Vous paraissez en pleine forme ? me gazouille-t-elle.

— En effet, ma sœur, je me sens beaucoup mieux, admets-je.

Je pose le thermomètre sur sa rampe de lancement et laisse s’écouler soixante secondes sur le chrono de la sœur (dite de charité). Nous ne sommes que trois dans la piaule. Pour un hosto, la chambre est assez coquette : couleur crème, avec des meubles peints en blanc et une plante verte, pareille à un gros poireau, qui semble se complaire dans les senteurs d’éther.

Tout en suivant la ronde de son aiguille sur le chrono pendu à la chaîne de son crucifix portatif, elle sifflote sous sa moustache « O Jésus, doux et humble de cœur », un vieux tube catholique qu’Attila rafraîchit en le syncopant un peu.

— Dites, poupée, hèle l’Horrible qui s’impatiente, si dans un an et un jour vous êtes pas venue récupérer votre matériel, je vous préviens, il est à moi, hein ?

Attila déteste les plaisanteries du Gros ainsi que sa familiarité déplacée.

— Ça vous écorcherait la gueule de m’appeler sœur Marie des Anges, comme tout le monde ? apostrophe-t-elle.

Le Magistral éclate de rire.

— Oh ! dites donc, les anges, ils doivent s’en voler à tire-d’aile quand ils vous entendent rouscailler de la sorte ! J’en vois passer des escadrilles depuis mon pageot !

— Espèce de parpaillot ! lance Attila en stoppant son chrono.

L’invective blesse le Gros.

— Dites donc, Marie de mes deux anges, faudrait voir à mesurer vos paroles. Confondez pas humour et religion. Je suis catholique de père en fils dans ma famille. On est baptisé, premier communié, et tout ! Et quand un Bérurier se laisse glisser, le cureton du village vient y filer un petit coup d’estrême-onction pour lui nettoyer le plus gros avant qu’il aille passer son permis de paradis-tourisme. C’est pas parce que je néglige mes Pâques et qu’il m’arrive de tortorer une entrecôte Bercy le vendredi saint que je suis tricard à l’église. Le Bon Dieu, si vous voudriez tout savoir, il m’a plutôt à la chouette ; dans mon métier, du reste, faut être bien dans ses papiers au barbu, autrement sinon ça cacate rapidement.

— Quel est votre métier ? coupe Attila, vaguement amusée par la diatribe.

Je me paie une sérieuse quinte de toux, histoire de rafraîchir la mémoire du Fougueux. Le danger avec Béru, c’est qu’il est tout de suite en ébullition. Or, rien ne cache plus difficilement son jeu qu’une casserole d’eau bouillante.

La violence de ma toux et ma violence de matou ont ramené le Gros aux réalités de l’heure.

— Je suis dans les transports routiniers, ma frangine, répond-il. Je vous passe les hévéas de la route dont justement à propos desquels je me trouve entre vos mains de fée en ce moment ; mais y a les chargements et les déchargements. Si je vous disais qu’un jour un copain m’a fait une blague ? Il avait collé l’étiquette fragile sur une caisse pesant deux cents kilos. En général, ce qui est fragile est pas lourd, vous remarquerez…

— En effet, convient Attila, exemple vous, vous n’êtes pas fragile.

— Exaquete, fait le Dodu-content. Donc, pour vous en revenir à c’te’ putain de caisse, sauf votre respect, je la soulève de confiance et me voilà parti. Mais le collègue, vicelard, arrache l’étiquette du temps que je la coltinais ; pour le coup, deux cents kilos me croulent sur les endosses, my sister, vous jugez du tonnage !

Sœur Marie des Anges n’est pas très perméable à cette histoire surréaliste curieusement enfantée par le cerveau beruréen. Elle rit hargneusement de ses dents jaunes et murmure :

— Vous feriez mieux de retirer votre thermomètre avant que le mercure ne se mette à bouillir !

Le Gravos prend une posture de contorsionniste s’apprêtant à exécuter un triple saut périlleux et extrait l’instrument de contrôle de ses profondeurs. Le pauvre thermomètre ressemble à une plante fraîchement arrachée.

— Donnez ! s’impatiente Attila.

— Minute ! bougonne le Gros. C’est ma fièvre, non ?

Il efface la sombre buée nappant la tige graduée et annonce.

— 36,8, je fais un chouïa de faiblesse, sœur Mésange ! Faudrait commencer de m’alimentationner sérieusement et, en tout cas, m’amener du rouge si vous voudriez que mon raisin gardasse sa teneur normale…

Pendant que l’infirmière note sa température sur la feuille quadrillée accrochée au pied de sa couche, le cher Béru déclare :

— Vous avez insisté pour que je me cloque votre cocotte-minute dans la nusse, mais je vais vous démontrer que si je me la serais laissée dans le bec, c’eût tété du kif !

Ayant dit, il enfourne le thermomètre.

Bien qu’aguerrie par quelque trente années de sacerdoce dans la bassine, Attila en reste comme deux ronds de frites.

— Mais c’est un pur dégueulasse, ce type-là ! me prend-elle à témoin.

Je compatis d’une mimique appropriée et, se désintéressant du porc sous-fiévreux, la digne femme s’occupe de notre compagnon de chambre. Je ne sais pas combien il annonce sur son thermomètre, le pauvre diable, mais elle fait une drôle de bouille, la sœur, quand elle lit les résultats. Elle pose sa main sur le front moite du type.

— Ça boume, mon petit gars ? elle lui demande gentiment.

Le colored-man a un imperceptible mouvement de tête, assez dubitatif.

— Pas trop, madame, répond-il dans un français qui serait sûrement zézayant si sa réponse comportait des syllabes sifflantes.

— Le docteur va passer vous voir, promet la rude femme.

Elle se tourne vers moi.

— Quant à vous, passez votre robe de chambre et allez au pansement, vous pouvez marcher, oui, ou désirez-vous le chariot ?

— Je peux marcher, ma sœur, je peux marcher…

Je me lève en bâillant. Je deviens un vrai boa dans ce plumard. Deux jours de repos forcé m’ont rendu tout vasouillard. Un bon conseil, mes amis : quand ça ne gaze pas, faites exactement comme si ça gazait, c’est la meilleure façon de guérir. L’homme qui se couche est un vaincu, il a la psychologie d’un vaincu et c’est très mauvais. La preuve, moi qui vous cause, je ne souffre d’aucun mal, mais, pour des raisons que vous connaîtrez postérieurement, je fais comme si. Résultat ? je me sens déjà délabré, les mecs. Je me caramélise, me caoutchoute, me chouchoute, me délabre, me disjoins. Je tangue en marchant. Ça vertige. J’ai la ligne de flottaison indécise.

— Vous savez où est la salle de pansements ? me demande Attila en arrachant le thermomètre que suçote Sa Majesté. Au fond du couloir à gauche !

— Merci, ma sœur.

Tandis que je noue la ceinture de ma robe de chambre, j’entends Béru implorer :

— Dites, je peux en griller une, ma sœur ?

— Jamais de la vie, ça incommoderait votre voisin !

— Je suis en manque, plaide le Captif, c’est terrible pour un gros fumeur !

— À qui le dites-vous, soupire Attila, faites comme moi : allez griller une gauloise aux cagouinsses !

*

« Salle de pansements »

C’est calligraphié sur la lourde en caractères aussi gras que les bajoues du Gros.

Je toque et j’entre avant qu’on m’en ait prié. La salle est blanche comme la vallée du même nom. Les murs, les meubles, le docteur, tout est blanc. Il n’y a de noir que le complet du Vieux et son bitos à bord roulé.

Le boss et le médecin sont en conversation. Le toubib est assis sur la table d’auscultation tandis que le dabe occupe un tabouret bas sur lequel pourtant il paraît aussi à l’aise que dans son fauteuil directorial.

Les deux hommes sourient en m’apercevant.

— Voilà votre complice, cher ami, fait le toubib, je vous laisse bavarder.

Il nous serre la louche et s’esbigne discrètement.

— Quoi de neuf ? demande le Dirlo en lissant ses gants gris perle posés a plat sur son genou.

— J’ai des fourmis dans les jambes, patron.

— Mais à part ça ?

— À part ça, zéro ! Notre homme est tellement mal en point qu’il est pratiquement impossible de lui faire la plus petite conversation.

Le Vieux fronce les sourcils et ramasse ses gants pour s’en fouetter le mollet.

— Il faut cependant arriver à un résultat, tranche-t-il durement.

Je frotte mes joues râpeuses et me juche sur la table métallique qu’occupait naguère le docteur.

— Si vous voulez mon avis, monsieur le directeur, c’est le type qui va arriver à un résultat. Et ce résultat, ce sera la morgue de l’hôpital. Il n’a pas pour deux jours d’autonomie dans le buffet !

— Exactement ce que prophétise le Dr Badouin !

J’ai une courbette satisfaite. Je suis heureux de constater que mon diagnostic s’aligne sur celui de cette sommité médicale.

Le Vieux fourre ses gants dans son chapeau et dépose le couvre-chef (c’est le cas de le dire) sur un plateau émaillé supportant d’étranges instruments, il déboutonne son veston et puise dans une poche de son gilet. Il en retire le plus minuscule flacon que j’aie jamais vu. Ce dernier est à peine plus gros qu’un haricot sec. Le boss le fait tournicoter un instant entre le pouce et l’index comme pour mirer des présages dans le liquide verdâtre qui s’y trouve. Puis il me le tend.

— Aux grands maux les grands remèdes, décide-t-il.

J’ai déjà pigé. Un léger frémissement parcourt ma dextre lorsque je m’empare du menu flacon.

— Quelle est la dose prescrite, docteur ? demande-je d’une voix qui s’efforce de paraître négligente.

— Tout le contenu, murmure-t-il sans presque entrouvrir ses lèvres minces.

— Vous me faites faire de drôles de choses, ne puis-je m’empêcher de soupirer.

— Ce n’est pas moi, ce sont les circonstances, San-Antonio. Pour calmer votre conscience, laissez-moi vous faire remarquer que, selon votre propre estimation, cet homme est perdu !

— Ça risque de… heu… précipiter les choses ?

Il se lève, rafle son chapeau et le tient dans son bras arrondi, comme s’il s’agissait d’un gros nid où un oiseau rare couverait des œufs délicats.

— Franchement, je suis incapable de vous le dire, mon cher. Tout ce que je sais, c’est que cette drogue rend les gens loquaces. Extrêmement loquaces. Elle provoque une espèce de délire.

Tel le vaillant Saint-Cyrien enfilant ses gants avant l’attaque, mon honorable patron commence de passer les siens, doigt par doigt, avec cette méticulosité qu’il apporte à tous ses actes.

— San-Antonio, reprend-il, il faut lui administrer ceci pendant qu’il peut encore parler, tant pis si ce… stimulant doit abréger sa vie de quelques heures, il importe que nous sachions l’objet de son voyage en Europe, des intérêts…

— Supérieurs ? propose-je, en le voyant hésiter, car je connais parfaitement son vocabulaire.

Son visage s’éclaire quelque peu.

— C’est cela : supérieurs, s’empresse le Vioque ; des intérêts supérieurs sont en jeu, San-Antonio.

J’acquiesce.

— Je vais faire le nécessaire, patron.

— Ne tardez pas. J’ai l’impression que ça urge.

— Puis-je savoir d’où vous vient cette impression ? m’enhardis-je car, moi, vous me connaissez ? quand j’agis j’aime bien savoir le pourquoi du comment du chose. Je suis un rouage, certes, mais j’entends être un rouage pensant.

Le Tondu sait lâcher du lest lorsqu’il comprend que c’est utile. Il s’approche de moi afin de pouvoir baisser la voix. Il sent bon, Pépère. Bien rasé, bien propre, la calvitie bien coupée (les chauves dépensent des fortunes chez les coiffeurs), il a l’air d’un vieux P.D.G. mettant un gros actionnaire au courant des bénéfices occultes.

— Pour continuer ses essais atomiques sans provoquer de troubles en Polynésie, la France a jeté son dévolu sur une île du Pacifique qui fait partie de l’archipel des Malotrus. Un des rares archipels océaniens n’appartenant pas à une grande puissance. Cet archipel, libre de toute tutelle étrangère, est gouverné par la reine Kelbobaba, vous le saviez peut-être ?

— J’ai lu un reportage là-dessus dans Planète, patron.

— Parfait, approuve le dirlo qui aime la culture. Nos savants atomistes ont jeté leur dévolu sur l’île de Tanfédonpa parce que cette dernière réunit toutes les qualités requises pour se prêter à nos essais. Son isolement, la direction constante des vents, le fait qu’elle soit inhabitée, en font le lieu expérimental idéal. Notre gouvernement a donc proposé à la souveraine de lui louer ce minuscule territoire. Les pourparlers ont abouti et les accords devaient être signés la semaine passée, mais la reine a prétexté une maladie pour les faire repousser.

En savant narrateur sachant doser ses effets, le boss se caresse la rotonde.

— Rien de très inquiétant, jusque-là, reprend-il. Mais, avant-hier soir, on trouve un homme poignardé dans les toilettes d’Orly. Il a reçu deux terribles coups de couteau dans le ventre et il agonise. On le transporte ici. Pendant ce temps, l’enquête rondement menée par le commissaire de l’aéroport révèle que l’homme en question, un certain Kakaocho, débarquait de l’avion en provenance de Tahiti et s’apprêtait à prendre celui de Genève. Il se trouvait donc en transit lorsqu’on l’a poignardé. Deuxième volet de l’affaire. Le Dr Badouin qui a opéré la victime et qui se trouve être un de mes amis, me téléphone confidentiellement pour me demander si son malade ne serait pas par hasard Tabobo Hobibi, le ministre des Affaires étrangères de Sa Majesté Kelbobaba. Tout comme vous, il a lu ce reportage dans Planète sur l’archipel des Malotrus, et la photographie du ministre y figurait, paraît-il. Je vérifie la chose et constate que Badouin ne s’est pas trompé.

Il toussote dans son gant. J’en profite pour choper le relais.

— Vous avez donc conclu de tout cela que la reine s’apprêtait à arnaquer notre pays ?

— Ça coule de source : primo, elle repousse la signature du traité, secundo, elle expédie son ministre des Affaires étrangères à Genève sous un faux nom !

— En effet, Tabobo Hobibi allait vraisemblablement en Suisse pour y renconter le représentant d’une autre puissance également intéressée par l’île de Tanfédonpa.

— Voilà pourquoi je veux la vérité, de toute urgence, San-Antonio.

— Et que devient l’enquête ?

— À propos du crime ? Elle va son petit bonhomme de chemin. Selon des témoins, un homme de couleur aurait pénétré dans les toilettes sur les talons du ministre…

Il a déjà enfilé ses deux gants, mais il arrache brusquement le droit pour me présenter sa main.

— Je vous ai suffisamment fait perdre de temps ! déclare-t-il.

Il est gonflé, non ? Il a une manière de vous mettre en demeure d’usiner, le Déboisé, qui vaut son pesant de narcotique, je vous jure !

CHAPITRE TWO

La porte de notre chambre est restée entrouverte. J’entends la noble voix béruréenne en train d’accomplir son office. Un sacré persévérant, Béru ! Il s’obstinerait à interroger un mort si on lui ordonnait de le faire mettre à table. L’état semi-comateux de l’opéré ne l’intimide pas. Il bavasse paisiblement, comme s’il se trouvait accoudé au rade d’un troquet avec un poivrot de rencontre.

Sa tactique est élémentaire, mais de bon ton : se raconter d’abord, histoire de mettre son interlocuteur en confiance. Alors il brode, il tartine, il détaille. C’est le parfait mouton.

— Moi, je roulais peinardement avec ma cargaison de moutarde que j’étais été charger à Dijon. Et puis voilà que sur l’autoroute, un gus qui me précédait devant moi prend la fantaisie de voltefacer. Tu juges ? Sur un autoroute ! J’sais pas ce qui l’a passé par le caberlot à c’t’enflure ! Un demi-tour complet, pile devant moi que j’arrivais ! Et il cale comme un manche, en plein travers de l’autoroute ! Textuel ! Je me dis : Alexandre, t’as plus le temps de freiner, mon mec ; si tu percutes cet affreux connard avec ton vingt tonnes, un sous-main lui servira de cercueil. » Je veux pas me vanter, mais chez les Bérurier, on a beau avoir le sang chaud, c’est pas le sang-froid qui nous manque. V’là que je file un coup de volant vachement sec. Le tout pour le tout, quoi ! Mon trente tonnes bascule et fait seize tonneaux ! Seize ! C’est le rapport de police ! Ah ! et t’aurais vu ce travail, mon pote ! Cinquante tonnes de moutarde sur l’autoroute du sud, à cause d’un endoffé que si les mecs de la préfecture sont pas des cons ils se torcheront en couronne avec son permis de conduire ! La circulanche paralysée pendant des heures ! cinquante mille kilos de moutarde, t’imagines ? Au moment que je te cause, les C.R.S. font encore la chaîne avec des seaux pour déblayer. Et ils déversent des tombereaux de sable sur la chaussée dégagée, manière de pas que ça glisse…

Le Gravos prend la quantité d’oxygène à laquelle il a droit et attaque :

— Et Técolle, c’t’un accident aussi ?

Un silence assez long. Et puis la petite voix fluette du ministre exhale un ce « non » tellement confidentiel qu’on doute de l’avoir entendu.

— Paraît qu’on t’a cigogné le placard, mon pote, c’est ta testicule biliaire qui ramonait plus, ou quoi donc ?

Le sieur Tabobo Hobibi n’a pas la force de s’expliquer. Il doit stimuler la pitié du Gros, car celui-ci murmure :

— Mouais ! tu béates dans le sirop, mon vieux Blanche-Neige, c’est le choc péremptoire, faut pas te cailler la laitance. Ça va passer. Moi, ce que j’entrave pas, c’est la diète complète dont à laquelle on t’a mis. Anémié comme te voilà, je sais qu’une chose pour te remonter, mec : du vin sucré ! Si je te disais, mon grand-père, Achille Bérurier, qu’est canné à cent moins un, combien de fois qu’on le croyait perdu, on l’a récupéré de justesse avec un gorgeon de pinard bien sucré. Je me rappelle, un soir, qu’on le veillait, il avait les gencives crochetées et il respirait plus que par routine. « C’est la fin ! », disait ma mère. Elle préparait déjà un rameau de buis dans de l’eau bénite, m’man ; et puis elle cherchait des cierges dans ses tiroirs. Mais v’là que mon dabe s’annonce avec du vin sucré. Le vieux, rien que l’odeur, ça l’a ranimé. Il a rouvert un store et tété le breuvage. Sauvé ! Ma daronne avait bonne mine avec son buis et ses chandelles !

— J’ai soif, soupire le poignardé.

Là-dessus, j’opère mon entrée. Dressé sur un coude, Béru contemple son voisin de lit avec compassion.

— Il a la pépie, me dit-il, tu trouves pas qu’ils sont barbares dans c’t’hosto de lui interdire le biberon ?

Je me penche sur la feuille de température du ministre. 41,6 ! La potence d’un goutte à goutte dessine une ombre tragique d’échafaud biscornu sur le drap du malheureux.

— Fais le 22, dis-je, on va lui donner un peu d’eau.

— Non, mon gars, décide Béru, tant qu’à faire de s’occuper de son prochain, faut pas mesquiner !

— C’est-à-dire ?

Il saute de son lit, va jusqu’à la porte, coule un œil torve dans le couloir et revient à sa couche dont il soulève le matelas.

— Je m’étais pas annoncé ici sans ma trousse à pharmacie, déclare le Mastar en brandissant une bouteille de juliénas.

— Pas du vin tout de même, proteste-je en versant subrepticement la drogue du Vieux dans un verre.

Mais je m’aperçois que le liquide est vert et qu’il dégage une odeur plutôt infecte. Je sais bien que le « patient » n’est guère en état de s’en formaliser, pourtant du vin constituerait un véhicule plus discret pour lui administrer la potion magique. Je masque de la main le fond du godet et je présente celui-ci au goulot que Bérurier braque comme une mamelle généreuse.

— Très peu ! enjoins-je.

Il laisse tomber une facile rasade.

— Ce garçon a besoin de calories, mon pote !

Ayant dit, il s’octroie une lampée de pichetegorne et planque sa boutanche. Nanti du godet, je me penche sur Tabobo Hobibi.

— Soif, murmure-t-il encore.

Ses lèvres consumées par la fièvre s’ouvrent sur des dents couleur de vieil ivoire.

— Soulève-le pour qu’il puisse boire ! ordonné-je au Gravos.

Le Mastar obéit, mais au moment précis où je porte le verre aux lèvres du blessé, la formidable voix d’Attila nous fait sursauter !

— Qu’est-ce que vous foutez !

J’en perds mes moyens. Ah ! je ne suis pas fiérot, je vous jure ! Ce que je suis en train de faire correspond à un assassinat pur et simple, n’ayons pas la trouille des mots !

— Vous n’alliez tout de même pas donner du vin à ce malade ! tonne la sœur.

Béru récupère plus vite que moi parce qu’il ignore le côté machiavélique de l’opération.

— Qu’est-ce que vous allez vous figurer là, ma sister ? roucoule-t-il. On trinquait juste à sa santé, à ce pauvre biquet !

Il me prend le verre d’un geste brusque et porte un toast rapide au ministre.

— À ton éperon établissement, camarade ! dit-il.

Et, avant que j’aie eu le temps d’intervenir, il a avalé le contenu du godet. Avouez que pour un tour de vicomte c’est carrément un tour de comte ! J’en ai les crins qui se hérissent, les tripes qui se nouent, la langue qui se déshydrate. Ça tourbillonne sous ma coiffe à la vitesse d’un gyroscope. Tout m’assaille en même temps ! Quel effet va avoir la drogue sur le Gros ? Impossible de prévenir le toubib de ce coup mijoté par le Vieux, il admettrait pas, sa conscience professionnelle, vous pensez… Et le ministre qui agonisote gentiment ! Et j’ai plus de potion pour lui déverrouiller la menteuse ! Et sœur Attila des Anges qui renaude comme si on lui cloquait la main au valseur !

— Du vin ! Où avez-vous pris du vin ? tonne l’infirsœur.

— Je vais vous expliquer, ma frangine, bavoche Sa Majesté dont le regard brille inquiétement. C’est un flacon échantillon que je viens de retrouver dans la poche de mon pyjama. Un tout petit flacon… Du quinquina. Une réclame. Un porte-clé qui faisait bouteille. J’ai voulu goûter…

Il porte la main à sa tempe.

— Mais qu’ai-je ! théâtrase-t-il. Qu’ai-je donc, b… de m… de n… de D… de f… !

Il se laisse tomber sur le lit de Tabobo Hobibi qui en geint de douleur subconsciente.

— La tronche en feu, sœur Marie de Solange ! Ça me picouille dans les côtes… Je vois du bleu, du vert !

— Dites, vous avez fini vos simagrées, espèce de sale poivrot ! s’emporte la garde (chiourme) malade.

Je me précipite.

— J’ai l’impression qu’il a une crise, ma sœur, il faudrait avertir le docteur !

— S’il a une crise, ce gros sac à vinasse, c’est d’éthylisme, aboie la moustachue.

Mais, tandis que nos diagnostics s’affrontent, s’opposent et se neutralisent, Bérurier continue de délirer.

— Je vous ai berluré, sœur Mairie de Vanves ! J’ai une boutanche de beaujolpif planquée sous mon matelas ! Et puis faut que je vous annonce qu’on vous a surnommée Attila, mon pote et moi, consécutivement à vos manières de vieille bourrique.

Il sanglote :

— Et aussi, sœur Marée de Vidange, pour rien vous cacher, lui z’et moi, on est deux poulets. Pas plus malades que les mecs de l’équipe de France de rugby ! On chique les mal en point uniquement pour tirer les vers du naze au pauv’ négus qu’est là à claboter. Ce gus, sœur Mardi de décembre, il s’est fait poignarder sous un faux blaze. Il est venu en Europe pour démission de conscience, je veux dire pour des missions de confiance… Il agonise et on est là, à le questionner comme des sagouins, sœur Maquis des Andes. Deux ordures, voilà t’est-ce que nous sommes, moi et le commissaire San-Antonio, ici présent. On fait un métier de fumiers, sœur Marquis de Saintange !

Il hoquette. Ses yeux, sa bouche, son nez sont des geisers qui évacuent sa peine et sa contrition. La digne religieuse en est abasourdie. Quant à moi, San-A, je me distribue tellement de blâmes qu’il faudra que je loue le Grand Palais si je veux les exposer tous. C’est la grande débâcle, mes chéries ! Le démantèlement absolu d’une affaire. Jamais enquête n’avorta aussi lamentablement. Je sombre dans le ridicule et la déchéance professionnelle.

Mais, intarissable, superbe dans sa confession publique, l’abominable, le minable Béni enchaîne :

— Toute ma vie, sœur Manie Etrange, je m’ai comporté comme une salope. Si je vous disais, Berthe, ma chère épouse, la paire de cornes que j’y fais porter ! Et la mesquinerie dont j’agis en ce qui la concerne. Tenez, mon traitement, sœur Maraie me Démange, j’ai pas dit a Berthy un mot de la dernière augmentation. In the Pochette, tout pour la picole. Car, vous avez raison : j’sus t’un poivrot interverti ! Un alcoolique du dernier et du 45 degrés, sœur Maudite Orange. Mauvais époux, mauvais fonctionnaire, mauvais camarade. Si je vous avouais que cézigue, mon meilleur ami, pas plus tard que l’autre jour, au restaurant, pendant qu’il téléphonait, j’y ai bouffé la moitié de sa saucisse de Toulouse. Et éclusé son carafon de Côtes du Rhône, sœur Magie des Anges ! Mais il y a pire que tout, sœur Mari me Dérange : aux dernières élections j’ai voté contre !

Il s’abat sur la poitrine du pauvre ministre qui gémit de plus belle et dans son dialecte maternel. Il lui pleure dessus, Béru, avec abondance et frénésie. Il le mouille, le sale, le dilue.

— Mon pauvre négus, va ! On peut dire que t’agonises dans de tristes conditions ! Venir mourir entre les deux guenilles que nous sommes, comme le Jésus entre ses deux lardons, toi qu’es né sous les cocotiers, c’est pas de bol. Finir dans la terre glaise du Père Lachaise c’est mesquin quand on a eu des palais, des laitues, des éviers et des palétuviers plein son potager. Je te la dorloterai ta tombe, mon biquet. Je te le jure devant la sœur Attila des Anges. Un jardin japonais je t’y mettrai dessus, parole ! Avec des cactus et des petits ponts en porcelaine, mec !

— Il est en plein delirium ! décide la religieuse, et elle taille pour chercher du renfort.

Moi, je reste prostré sur mon plumard.

— Avec tout ça, t’as rien biberonné, mon pauv’ loulou, lamente Béru. Bouge pas, tu vas lichetrogner un bon coup de rouquin, manière qu’on se quittasse en beauté.

Il retourne chercher sa boutanche, arrache le bouchon avec ses dents valides et place le goulot entre les lèvres exsangues de Tabobo Hobibi. Le blessé boit goulûment. Ainsi devait-il malmener le sein maternel à sa naissance. Il boit, il boit ! Il n’étanchera jamais sa terrible soif. Je devrais intervenir, je n’en ai pas le courage. Des trois, c’est sûrement moi le plus faible, le plus détruit.

— Malheureux ! Assassin !

C’est sœur Marie des Anges qui radine, flanquée d’un infirmier athlétique.

— Et vous qui laissez faire, espèce de triste individu ! Mais qu’est-ce que c’est que ces bonshommes, fan de pute !

Ils arrachent la bouteille du Gros, ils ceinturent le Mastar et l’entraînent vers des régions camisoleuses où le gardénal doit couler à flots.

— Quant à vous, pauvre minable… je vais régler votre affaire en deux coups de cuiller à pot ! me lance la Hourie depuis la porte.

Pauvre minable ! Elle ne s’est pas trompée ! J’ai tout de la pomme à l’huile, ma parole ! Mais pouvais-je prévoir que ce gros porc allait écluser la potion magique !

— Je veux me lever, je suis attendu, il faut que j’aille à Genève, aidez-moi ! balbutie le mourant.

Je sursaute !

Potion magique ! M’est avis que le picrate du Gros est aussi efficace que la sale drogue du Vieux.

Les yeux du ministre ont un reflet nouveau. Ses pommettes bistres ont rougi. Il fait des efforts pour se soulever.

— Vous irez à Genève quand vous serez guéri, monsieur le ministre !

Il ne réagit pas en m’entendant lui donner son titre. Il volplane dans les nuages (déjà). La réalité a largué ses amarres ; maintenant, il acquiert sa vitesse de croisière pour rallier Saint-Pierre City sans escale.

— Non, on m’attend…

— Je vais prévenir que Votre Excellence sera en retard…

— Oui…

Il paraît halluciné. Il me regarde comme s’il ne me voyait pas. Il ne sent pas sa douleur. Sa tête ballotte de gauche à droite, d’avant en arrière, comme si ses vertèbres cervicales étaient en caoutchouc. Sa bouille, c’est un punching-ball entraîné par son propre poids.

— Où devait avoir lieu le rendez-vous ?

— Hôtel Intermondial

— Qui dois-je faire prévenir ?

Son regard chavire, devient tout blanc, tout vitreux.

Au lieu de compatir, je me file en boule. Ah non ! ça suffit commak, il va pas me claquer dans les pattes avant d’avoir annoncé la couleur ! Y’a que dans les films de série B que les zigs clapotent de la menteuse et rendent l’âme au moment de proférer le nom fatidique qui permettrait d’élucider l’affaire. Notez, je comprends les auteurs. Si à la première bobine, un comparse traqué disait : « C’est Dugommier le chef du réseau », y’aurait plus de film.

Alors, nécessairement, l’auteur le tue pile à l’instant de la grande révélation, de façon que l’enquête dure une heure et demie d’écran.

Moi, si je vous dis que Tabobo Hobibi virgule dans les quetsches juste au moment où il va balancer le blaze de son correspondant suissaga, c’est que c’est vrai. Croyez pas à un subterfuge d’affabulateur déficient. Vous me connaissez, non ? J’aurais trouvé autre chose de plus meû-meû. Si vous avez des doutes, je le réanime, le ministre, aussi prompto que Jésus ressuscita Lazare. Je lui fais déballer tout le bidule, et vous verrez que le bouquin continuera tout de même. Vous réjouissez pas, mes drôles, vous n’aurez pas deux cents pages blanches pour y noter vos pensées ou, ce qui est plus probable, vos comptes.

Car les hommes ont toujours plus de chiffres que de lettres à écrire, hélas ! Notez que ce serait un truc à lancer, le livre blanc. Vraiment blanc. Je sais des auteurs, quand je viens de les parcourir, je me demande pourquoi leurs bouquins sont imprimés. Je me dis : juste la couverture, manière qu’ils se masturbent en voyant flamboyer leur nom, ça serait amplement suffisant. Et dedans : rien. Des pages immaculées comme la Conception du même nom ! Je parie que ça plairait, que ça ferait fureur. On se composerait toute une bibliothèque de ce tonneau. Des pleins rayons chargés à crever. Vos potes chopent un livre au hasard, sollicités par le titre : « Dix ans sur la lunette, ou les mémoires d’un constipé », par Jérôme Bougnazal, de l’Académie Pétaouche. Ils feuillettent le présumé chef-d’œuvre, et qu’y trouvent-ils ? La note de votre blanchisseur, votre consommation d’essence du mois, l’évolution de vos hémorroïdes, la recette du goulache (ou goulash) hongrois et les pesées successives de votre petit garçon, de sa varicelle à sa vérole. Autrement passionnant que le « il poussa la porte et entra » du sieur Bougnazal, non ? Varié, au moins ! Imprévu, mouvant : la vie, quoi ! La vraie : celle qui croît et non celle qui croasse. Votre vie, dite courante, et qui court en effet, qui galope même, plus vite que vous ne le supposez. Réaliste ! Tout y serait : le calendrier de memère, les adresses de vos clandés, les cours de la Bourse, les résultats du tiercé… Je crois que je vais creuser l’idée, la faire breveter.

Mais je reviens à Tabobo Hobibi, lequel ne revient pas à lui. J’ai un peu ellipse en tartinant sur son coma. Car, juste avant de sombrer, comme je lui posais la question suivante : « Qui dois-je prévenir ? », il a balbutié :

— Sœur… Sœur Marie des… Anges.

Et puis, bye-bye ! Sa tête est retombée et seule une respiration ronflante témoigne qu’il vit encore.

Quand sœur Marie des Anges radine, fumante, vitupérante, abondante, écornante (religieuse), je détourne sa rogne sur le mourant.

— Occupez-vous d’abord de lui, ma sœur, il vient de vous réclamer, le cher homme !

Le devoir professionnel l’emporte sur la colère.

La digne femme se penche sur le mystérieux messager de la reine Kelbobaba et pousse un grognement de profonde insatisfaction.

— Voilà un pauvre garçon qui va bientôt comparaître devant son créateur ! annonce-t-elle.

Et elle bondit au bigophone pour réclamer d’urgence le docteur et l’aumônier.

Je pense qu’en effet il est grand temps qu’on l’administre, le ministre.

CHAPITRE NUMBER THREE

Mes bonzes amis, il y a des gars qui se figurent que les objets inanimés ont une âme. J’ai connu un vieux célibataire frapadingue qui, dès qu’il possédait trois balles, courait acheter des ballons rouges afin de leur rendre la liberté. Il les prenait pour des oiseaux, ou peut-être même pour des esprits réingazés. Ça ressemble à un conte de Marcel Aymé, et pourtant c’est réel.

Ce que nous éprouvons, à la suite de cette misérable affaire, lorsque nous nous retrouvons pour le grand savonnage dans le bureau du dabe, est un sentiment absolument inverse. En croisant le regard du Tondu, nous nous disons, le cher Béru et votre serviteur[2], que le Vieux est un objet sans doute animé (entre autres des plus mauvaises intentions) mais qu’il est absolument sans âme.

Sa frime est aussi inexpressive que la vitrine d’un magasin en cours de transformation. Ses yeux pointus sont pareils à une photographie de la foudre et ses doigts pâles caressent le cuir doux de son sous-main comme s’il affûtait son sens tactile pour l’utiliser à des fins meurtrières[3].

Un silence pétrifiant nous donne un avant-goût de la rigidité cadavérique.

Je ne me risque pas à l’interrompre.

Je le sens tellement aux limites de l’explosion, le dirlo, que je retiens mon souffle. Paraît que les amibes (les amibes de nos amis sont nos amibes) se reproduisent par scissiparité, vous voyez pas que ça soye tout à coup du kif pour le Boss et qu’on s’en farcisse deux au lieu d’un !

Pour m’évacuer l’angoisse, me préserver le système nerveux, je pense à autre chose : à des champs de blé truffés de coquelicots et de bluets, à des pubis savoureux, à des melons odorants, à des pins parasols, à des pigeons blancs sur une fenêtre, aux Lettres de mon Moulin et à des tas d’autres trucs délicats qui vous font croire un moment que la vie est jolie.

Mais le silence est trop féroce, trop inhumain, pour qu’on puisse penser vraiment à autre chose. Je devine que le dabe est en train de mijoter des mots bien flétrisseurs. Il les sélectionne, les assemble, les tresse. Il veut nous les planter jusqu’à la garde dans l’honneur. Nous sommes ses cons damnés d’être rois comme un ! Il élabore son exécution. Il la veut capitale. Rien ne sera trop acéré, trop vénéneux, trop contondant pour nous. II rêve de nous flageller avec ses épithètes ! De nous empaler sur ses qualificatifs, de nous vitrioler de ses verbes, de nous poignarder de ses adverbes, de nous étrangler avec ses métaphores, de nous empoisonner en distillant de perfides néologismes. Il souhaite pour nous une mort cérébrale longue et variée dans son processus. Il met du temps à se décider. Rien n’est assez acide dans le vocabulaire.

Je coule un z’œil au cher Béru, tout juste remis de son délire provoqué. Lui, il est à bout de tension. Il en peut plus. Il déclare forfait.

— Allez, faites-nous pas languir davantage, m’sieur le directeur. Disez-le ce que vous avez sur la patate.

O miracle, ça coupe la chique au daron. Le Mastar vient de lui détruire le silence préparatoire en le rompant lui-même. Il a brisé la hideuse tension qui nous dramatisait la nervouze.

— Bérurier ! clame le big dabe.

Mais son cri n’est que le misérable beuglement du bœuf sur qui la vache attache un long regard. Lancé, stoïque, disert, repentant, abnégateur à bloc, martyr se délectant de ses misères, volontaire de la mort offrant sa poitrine velue aux plus rudes syllabes, Béru brave les courroux directoriaux. Il remonte la colère du Vieux comme un steamer remonte les courants mississippiens.

— Si vous engueuleriez quelqu’un, m’sieur le directeur, vaudrait mieux que ça soye moi seul, vu que mon supérieur ici présent nez poux rien dans c’t’histoire. C’est par suite d’an malentendu que tout est arrivé.

Il raconte le vin, l’arrivée de la frangine, son réflexe.

Chaque fois que le Tondu veut parler, l’Enflure monte le ton. Il s’insurge. Il tisse mon salut sur l’autel de sa perte. Il paiera. Il est prêt. Il bourgeoisdecalise. Que sa tête tombe pour payer l’erreur, mais que la mienne du moins continue de flamboyer sous l’auréole du devoir accompli.

À la fin, le Vieux balaie d’un geste violent son sous-main, son porte-plume sur socle dateur, sa boîte à timbres-postes, son coupe-papier, son presse-papier, son mortier-cendrier, son tampon-buvard, sa pendulette aussi marmoréenne que son crâne, son appareil téléphonique, la photographie dédicacée de (et par) Napoléon IV, ainsi que la vieille tabatière d’ivoire dans laquelle il serre la clé de la pendulette et tonne :

— Bérurier, vous m’emmerdez, sortez !

Un gros mot, un mot gras dans la bouche du Boss ! C’est bien la première fois que nos tympans en sont meurtris. Béru en reste inerte, le clapoir plus béant que le cratère de l’Etna. Tel un automate il se lève, trébuche sur les objets précipités qui jonchent le sol, écrase la tabatière sous ses semelles et sort.

Je me grouille de ramasser la colère du dirlo. Je la dépose et la dispose sur le bureau. Il est gêné, horriblement, par son éclat, humilié par sa défaillance de vocabulaire. Il glisse deux doigts entre son col amidonné et sa glotte.

— Ce butor me ferait sortir de mes gonds, gémit-il.

J’en profite pour placer un doucereux :

— Je suis navré de vous voir dans un état pareil, monsieur le directeur.

… qui ferait frissonner une patinoire.

Le Vieux m’enveloppe d’un regard flottant. J’en profite pour déballer ma botte secrète.

— Certes, dis-je, avec un calme théâtral, il est désolant que ce pénible incident ait altéré vos relations avec le professeur Badouin…

— Vous voulez dire qu’elles sont terminées, lamente mon chef vénéré (et sans doute vénérable). Badouin a son métier trop à cœur pour me pardonner un tel scandale ! L’infirmière-chef a rameuté le personnel, et…

— Bien sûr, je sais, dis-je en évoquant le ramdam de sœur Marie des Anges ; en tout cas, côté enquête, rien n’est perdu.

Ça lui refile un poil d’énergie.

— Comment cela ?

Je lui rapporte mon embryon de conversation avec Tabobo Hobibi.

— Nous savons qu’il avait rendez-vous à l’hôtel Intermondial de Genève, patron. Par conséquent, il faut bondir là-bas pour tenter de découvrir qui y attend le ministre. La presse n’a pas parlé de l’identité véritable de blessé, et pour cause. Il se peut que le personnage avec lequel l’envoyé de la reine Kelbobaba avait rendez-vous se trouve encore à l’Intermondial. La rencontre devait avoir lieu hier, vraisemblablement, l’interlocuteur doit espérer l’arrivée du ministre.

— Il ne vous a pas confié le nom de cet homme ?

— Non, il a appelé la religieuse et il est entré dans le coma.

Il est des cas où le dabe oublie sa grandiloquence naturelle.

— Agissez, San-Antonio !

— Immédiatement, patron, je n’attendais que votre feu vert.

Là-dessus, la porte s’ouvre sans que le moindre index n’y ait toqué. Un Béru blafard paraît.

— M’sieur le directeur, dit-il, je vous apporte ma démission. Etant donné que je vous emm…, y’ a plus de raison pour que je m’éternisasse davantage ici !

— Je la refuse ! grince le Scalpé.

Très grand seigneur, le Gros se tourne vers moi.

— Dans cette eau curance, qu’est-ce que je dois faire ? m’interpelle-t-il.

— Comme le nègre, réponds-je, continuer.

— Continuer quoi ?

— Mais l’enquête, Grosse Pomme !

— En faisant quoi ?

Je souris :

— En faisant le nègre, Béru, précisément !

*

Moi, vous me connaissez ? Si je lance une plaisanterie de ce genre, en présence du Vieux, c’est que j’ai une idée précise, non pas derrière la tête, mais à l’intérieur d’icelle.

Ma tronche, parfois, je me dis que c’est une serre où poussent, germent et essaiment les pensées les plus rares, les plus délicates. Faudra que je me décide à léguer mon cerveau à la Science, mes frères. Quand je serai canné de frais, les bistourieux, les passionnés de l’encéphale, les acharnés du bulbe rachidien batifoleront dans les circonvolutions de mes deux hémisphères. À la loupe, ils les dépiauteront. En coupe savante, ils les exploreront pour dénicher le mystérieux machin qui s’y terre comme un bernard-l’ermite à l’abdomen fragile dans une coquille vide. Qu’y trouveront-ils, ces acharnés chercheurs, dans mon vaste cerveau ? Je vais vous le dire : un rhume !

Un rhume qui sera des foins, poète comme je me sais !

Donc, ma boutade au Gros est, sans qu’il y paraisse, un véritable plan de country. Voilà pourquoi, quatre heures et dix minutes plus tard, Sa Majesté et moi passons la tête haute le seuil de l’hôtel Intermondial.

Ce magnifique établissement est situé en dehors de Genève sur le chemin de l’aéroport. Il dresse ses je-ne-sais-plus-combien-d’étages dans un îlot de verdure mamelonnée et constitue à lui tout seul une espèce de petite cité autonome, avec ses magasins, ses salles de restaurants, ses bars, son cinéma, ses terrains de jeux.

Un élévator nous hisse jusqu’au hall de réception où d’affables personnages nous accueillent. Vous nous verriez, mes drôles, que vous vous feriez des bleus plein les jambons tellement vous vous les claqueriez fort ! Je porte un complet bleu croisé, très strict. J’ai un bada à bord relevé, style Big Dabe, une cravate noire et un attaché-case à la main. Je chique les secrétaires empressés en gravitant autour d’un phénoménal Béru transformé en homme politique noir. Mathias, le rouquin du labo, l’a magnifiquement négroïdé, le Mastar ! Pour du beau travail, c’est du travail beau ! D’abord la couleur, œuf corse : un bistre très accentué. Ensuite les crins : une perruque crépue, descendant bas sur le front de taureau de mon dévoué compagnon. Et puis le nez : on lui a dilaté les narines à l’aide de petites boules de caoutchouc. Pour couronner le tout, il porte des lunettes cerclées d’or, Béru, et une énorme chevalière représentant un éléphant en train de tromper sa femme.

Un complet noir. Une limace à col cassé, des souliers jaunes. C’est le néo-diplomate nègre dans toute la force de l’âge. Quelle réussite, mes chéries ! Méconnaissable ! Digne ! Faut le voir, avec son pébroque roulé serré sous le bras, un délicat porte-documents en croco dans sa main gantée de fil noir !

Je m’avance vers le réceptionnaire, l’œil glacé, la bouche sévère.

— L’appartement de monsieur Kakaocho ! dis-je sèchement.

Le gars opine et consulte un registre un tout petit peu moins grand que la place de la Concorde.

— L’appartement était retenu pour hier, objecte-t-il.

— Son Excellence a eu un empêchement ! laisse-je tomber d’une voix maussade.

Béru renforce d’une farouche approbation.

— Personne ne nous a informés de ce retard, continue néanmoins d’objecter le préposé.

Son attitude agace « Son Excellence », laquelle bougonne fort agressivement :

— Te gratte pas, mon pote, on douillera la crèche comme si qu’on l’aurait occupée !

Son étrange parler fait sourciller notre interlocuteur.

— En tout cas il n’y avait qu’une seule chambre de retenue, déclare-t-il.

Je lui virgule un sourire diplomatique qui lui redonne de l’optimisme.

— Mais nous allons arranger cela, promet l’affable garçon.

Il compulse des fiches, examine des graphiques comme s’il étudiait une refonte totale de l’exploitation de l’Intermondial.

— À propos, fais-je, on a dû demander Son Excellence à plusieurs reprises, je suppose ?

— Je vais m’informer, dit-il en se rabattant sur le standard.

Un instant plus tard, il réapparaît, l’expression positive.

— En effet, on a téléphoné à deux reprises dans la journée d’hier.

— De la part de qui ?

— La personne n’a pas dit son nom.

— Elle doit rappeler ?

— Elle ne l’a pas précisé.

Aucune importance, je sens que nous sommes sur le bon chemin, car si on a réclamé le pseudo Kakaocho on le redemandera sans doute encore, à moins, bien sûr que son énigmatique correspondant n’ait été mis au courant de l’attentat d’Orly.

Quelques minutes plus tard, nous nous trouvons dans deux chambres communicantes, luxueuses et agréables. J’ai commandé un whisky pour moi (double, vous vous en doutez) et une bouteille de juliénas pour Béru.

Notre filet est posé, il ne reste plus qu’à attendre.

C’est bien joli d’attendre.

Mais c’est long.

Le temps est plus difficile à tromper que les femmes.

Quand on attend pour attendre, on finit vite par se demander ce qu’on attend et par comprendre que, dans la vie, il n’y a qu’une chose de vraiment raisonnable à tenter ; c’est d’oublier le temps. Comment diantre oublier le temps lorsqu’on attend ?

Béru propose une belote. J’accepte. Je n’aime pas le jeu, mais je trouve les cartes jolies. Je serais bourré aux as, je me ferais faire des jeux de cartes par Picasso et par Buffet ; les habillés seulement. Je les mettrais sous verre. Ce serait chouette, non ?

Comme j’ai horreur de jouer, je triche pour que ça soit plus vite fini. Ou bien alors je fais exprès de perdre.

C’est selon mon humeur. Tricher, c’est encore marquer de l’intérêt aux brêmes. C’est leur donner une noblesse qu’elles ne méritent pas.

Pour faire plaisir au Gros, j’accumule bourde sur bourde. Ainsi « j’y vais » à cœur avec un simple sept, ce qui est assez téméraire, convenez-en. Pourtant, la veine s’obstine à me faire tarter et je gagne. L’après-midi s’écoule bon gré mal gré. J’ai beau loucher sur le bigophone, il ne se décide toujours pas. C’est rare pourtant qu’un turlu ne carillonne pas lorsque vous le regardez d’une certaine manière.

À la fin, je balance les cartons sur le guéridon.

— Excuse, Gros, ça me les brise !

— Si tu te figures que je m’en ai pas aperçu, fatalise-t-il.

Il ramasse les cartes, les fait miauler dans ses gros doigts et soupire :

— Vois-tu, San-A, j’ai idée qu’on goupille mal notre cinoche.

— Expliquez-vous, Docteur.

— Le ministre bougnoul t’a dit qu’il avait rencart ici et on s’annonce, parfait, très bien, hockey ! Tu me fais déguiser en Ailé-c’est-l’acier, re-bravo. Mais alors, mec, enferme-moi pas z’en-tre quatre murs pour mater comment les appareils téléphoniques suissagas sont mieux perfectionnés que les français ! À quoi que ça sert que je m’aie métaphormosé en Alfred Boigny si c’est pour me claquemurer ? Y’a une chose que tu perds de vue, bonhomme, c’est que la rencontre au sommier devait avoir lieu dans l’hôtel. Moi je te parie cent mille dollars au soleil contre les cinq sous pour l’avoir raide que le gus poireaute quéquepart dans un bar de l’hôtel à me guetter !

— Tu oublies qu’il a téléphoné pour savoir si Kakaocho était arrivé.

— Justement, Monseigneur, qu’est-ce on lui a répondu ? Que j’étais pas là, rétorque Béru, lequel s’identifie résolument au personnage qu’il incarne.

— Je ne vois pas où tu veux en venir, conviens-je loyalement.

— Tu ne vois pas parce que tu croûtonnes de la pensarde depuis la séance chez Pépère, affirme mon Valeureux. Mords le topo, gars. J’ai la ranque à l’hôtel avec un bonhomme qu’on se connaît, moi et lui, nid des lièvres ni dedans. Il est à l’Intermondial et il m’espère. Me voyant pas radiner, il impatiente et tube à la réception pour savoir si que je me fusse point annoncé en catiminette.

— Pourquoi, s’il est ici, aurait-il téléphoné au lieu de demander carrément après toi ?

Le Mastar me toise d’un œil gluant de mépris apitoyé.

— Alors toi, sans te vexer, t’as la cervelle cotonneuse aujourd’hui, mec. Voyons, le ministre a pris le soin de changer de blaze pour venir à ce rendez-vous, c’est donc que les entretiens doivent se dérouler à mots couverts et derrière un paravent, en pleine nuit pendant une panne de courant !

Il commence à m’intéresser, Sac-à-Vin. C’est pas tellement pomme ce qu’il déballe. À quoi servira d’être intellectuel si les ahrutis se mettent à réfléchir !

— Un ministre, fatalement, il se dérange pas pour rencontrer le garçon tripier du coin ! Il a automatiquement rendez-vous avec quelqu’un d’haut-juché, d’où les précautions ci-incluses ! Mais je reprends ma démontrance, mon commissaire : le terlocuteur mystérieux demande après moi. Il demande une fois. Il demande deux fois. Personne ! Qu’est-ce qui se passe alors dans sa tronche ? Tu veux que je te le dise ?

— Yes, Gros, dis-me-le !

Béru examine son verre vide, la bouteille vide et chasse le début de tristesse consécutif à cette double constatation.

— Il se dit textuellement la phrase ci-contre, San-A, le messager. « Mon négus a du retard et, pour une raison que je m’esplique pas, il a pas pu me préviendre. Le plus sage, c’est de patienter encore un jour ou trois et d’attendre que ça soye lui qui me réclamasse. D’autre part, par ailleurs, vu qu’il est noir, je le remarquerai probablement. Alors, mon commissaire, l’homme que tu veux rencontrer est en train de nous attendre en bas. Et toi, belle crêpe, pendant ce temps, tu te forces à beloter dans une chambre sans en avoir la moindre envie.

— Impeccablement pensé, Béru, approuve-je. Tu vas pouvoir refaire ta provision de phosphore car il m’est avis que tu l’as complètement dévastée !

Il se lève, rajuste sa cravate noire à système et passe son veston.

— Si y’a du phosphore dans la côte de veau forestière que j’ai repérée sur le menu, je suis partant pour aller refaire mon plein de carburant, déclare Son Excellence.

C’est un brave type, Béru, ça vous ne l’ignorez pas, mais qui vanne un brin lorsqu’il vient de dire quelque chose d’un peu moins gland que ce qu’il dit d’ordinaire. Il convient donc de le remettre au pas illico pour empêcher son bout de cerveau d’émulsionner comme un comprimé d’Aqua-Seltzer.

— Essuie tes lèvres pleines de vinasse, Gros, tu ressembles à Guillaume II, et puis boutonne ta braguette, ça fera moins triste.

Il obéit, mais me roule un œil mauvais.

— Oh ! dis, la Lumière de la Poule, moule-moi un peu. C’est pas parce que je suis noircicot qu’il faut me prendre pour un esclave !

*

Nous optons pour le restaurant le plus gastronomique du complexe Intermondial et Béru s’empare du vaste menu, comme un naufragé d’une épave. Il l’ouvre avec un tel recueillement qu’il me semble ouïr des bribes d’orgue par-delà le brouhaha capiteux de la salle luxueuse.

« Le foie gras des Landes, le pâté de caille aux raisins, le…

Je le laisse réciter sa prière pour mater attentivement les convives qui nous entourent. Je tâche à repérer ceux que Béru semblerait intéresser ; mais je dois reconnaître que personne ne fait attention à nous. Sans être à proprement parler une ville cosmopolite, Genève est un beau lieu de rencontre et des visiteurs de toutes races s’y côtoient. Béru est peut-être le seul faux Noir du restaurant, mais il n’est pas le seul Noir. Toutes les couleurs de peau sont représentées : du jais le plus luisant au blanc le plus laiteux, en passant par le jaune, l’ocre, le vert, le gris et le vert-de-gris.

« … la poularde du chef, les rognons flambés, les ris de veau à la crème, la côte bœuf persillée… Je vais prendre une côte de bœuf, décide le Gros, car tout compte fait c’est plus avantageux qu’une côte de veau. »

Une flaque de salive souille le menu.

— Tu ne vois pas que la côte de bœuf c’est pour deux personnes ! avertis-je.

— Eh bien ! j’en prendrai deux, vu que je mange comme quatre ! riposte Monsieur-la-Tortore. Et je commencerai par un pied de porc sauce madère, pour dire de colmater mes dents aux caries avant la grosse offensive !

Comme il fait signe au maître d’hôtel, un chasseur s’annonce, brandissant une ardoise encadrée de velours rouge et pourvue d’un timbre de bicyclette que l’employé actionne afin de solliciter l’attention. Il va de table en table en montrant le rectangle noir sur lequel une main consciencieuse a tracé à la craie jaune, et en caractères d’imprimerie : « Sir Harry Dezange ».

— C’est pas pour nous, mon pote ! dit plaisamment Bérurier au chasseur lorsqu’il passe à notre portée.

Il est tout joyce, le Gravos, au seuil d’un bon repas. Ça le stimule de bas en haut, la bouffe. Ça l’euphorise, le galvanise. Il devient tout poisseux de mansuétude, Bérurier. Il a des trémolos dans le tube digestif, des frissons dans l’estomac, de la musique dans le gros côlon, des chatouillis sur le pancréas, du velouté dans la vessie, des palpitations dans le rectum. Il est superbe et généreux, il pense aux petits Indiens faméliques, il leur dédie ardemment sa jaffe à venir, il la leur bénédicitise. Après le repas, il récitera les Grâces (ou plutôt les grasses !). Les Grâces, c’est en somme le bicarbonate de soude de la prière, n’est-ce pas ? Son suc gastrique caramélise, au Dodu.

— Et pour técoince ? s’informe-t-il.

Car, non seulement il se passionne pour la pitance, mais il se penche de surcroît sur la vôtre, il a tellement envie de tout ce qui est comestible ! Faut le voir loucher sur votre assiette pendant qu’il engloutit le contenu de la sienne ! La nostalgie lui monte à l’œil. Sa gourmandise lui jaillit des pores. Il convoite votre nourriture au point de regretter la sienne, de l’absorber machinalement. Et puis brusquement, il ne peut plus se contrôler, le Goret. D’un coup de baïonnette magistral, il vous embroche votre médaillon princesse en s’excusant d’un furtif. « C’est bon ça ? » qui ressemble déjà au râle d’un orgasme paroxystique. La fourchette est une arme dangereuse dans la main de Bérurier. L’expression « avoir un solide coup de fourchette » fut créée pour lui. Car il mange qu’à coups de fourchette, justement !

Me voyant songeur, il pique les ultimes olives déposées devant nous. Puis il recrache les noyaux dans différentes directions et sur différentes gens, d’une bouche adroite et propulsive.

— Qu’est-ce tu gamberges, San-A ?

— Bouge pas, Gros…

Quelque chose s’agite en moi. Indécis, embryonnaire, furtif. C’est le chasseur à l’ardoise qui me l’a provoqué. Pourquoi ? Ce garçon est un jeune Italien à la chevelure calamistrée, au regard dolent de biche égarée… Je ne l’ai jamais vu auparavant… Non, ça ne vient pas de lui, cette sensation d’alerte. Cet Achtung silencieux de ma chair. Pourtant, j’ai éprouvé un étrange sentiment de « mobilisation » lorsqu’il est passé devant notre table.

En moi, des forces secrètes se sont rassemblées. Je suis des yeux le chasseur. Il contourne la grande salle, emprunte une seconde travée qui le ramène dans notre secteur.

Une seconde fois, je lis le texte de l’ardoise. Sir Harry Dezange.

— Bonté divine ! m’écrié-je très poliment étant donné le lieu sélect où nous sommes.

— Nom de D… ! répond Béru à qui ma brusquerie vient de faire avaler quatre noyaux d’olive simultanément.

Fort heureusement, le sommelier nous apporte une carafe de Fandan qui permet au Mastar de se ramoner le tout à l’égout.

— Qu’est-ce qui t’a pris de pousser cette beuglante ? me demande-t-il d’une voix reprocheuse.

— Nous tenons notre homme, Gros !

— Le mec dont avec lequel le Négro…

— Oui. Lorsque le ministre est parti dans les questches, il m’a révélé qu’il avait rendez-vous ici. Je lui ai demandé avec qui, il a balbutié : sœur Marie des Anges… C’est du moins ce que j’ai cru. En réalité il a dit : « Sir Harry Dezange ! »

— Et c’est quoi t’est-ce, ce blaze ?

— Mords l’ardoise que promène le chasseur !

Sa Majesté coule un regard sur l’objet indiqué.

— Bath, mon pote ! apprécie-t-il.

Puis il se tait, car le quidam sollicité par l’ardoise vient d’apercevoir son nom et se lève. Il ne s’agit pas du tout d’un jules du type conspirateur. Sir Harry Dezange est un grand vieillard aux cheveux couleur de neige (comme c’est joli un cliché de cette qualité !) et au teint rouge-brique. Il est très grand, très large d’épaules et, tout aristocratique qu’il paraisse, s’il ne chausse pas du 56, j’accepte volontiers de poser dans la vitrine de chez Fauchon avec du persil dans les narines. Il est attablé en compagnie d’un jeune type à tête de saurien qui, s’il lui reste un cheveu, ne peut que l’avoir sur la langue, vu que son crâne ressemble à une grosse olive verte.

Mine de rien je quitte ma place et fais un grand détour pour gagner les cabines téléphoniques.

Sir Harry Dezange vient de se boucler dans celle du fond. Je fonce dans la plus proche et je brandis mes étiquettes pour capter de l’indiscret et du croustillant, mais ces diables de cabines sont tellement bien insonorisées que si on passait la bande sonore des « Canons de Navarone » dans chacune d’elles simultanément, la préposée dn standard ne sourcillerait même pas.

Réalisant que mon opération « oreille-traînante » est inopérante, je me dirige vers la réception.

— Il y a longtemps que sir Dezange est arrivé chez vous ? demande-je au préposé dont il a été fait état plus haut.

Le brave garçon compulse son grand livre.

— Il est ici depuis avant-hier soir, pourquoi ?

— Alors c’est son cousin germain que j’ai rencontré ce matin à Paris, déclare-je négligemment.

Ce petit renseignement me confirme dans la certitude que l’Anglais est bien l’homme que nous cherchons. À présent il ne nous reste plus qu’une chose à faire : lui tirer les vers du pif, et ça risque de ne pas être commode vu que, généralement, plus les rosbifs sont vieux et titrés, moins ils sont loquaces.

En regagnant la salle à manger, je me trouve face à face avec Dezange. Il a le sang à fleur de peau. C’est le ravitailleur de sangsues idéal. Moi, vous connaissez mes impulsions ? Sans me donner le temps de sortir ma balance de Roberval de gousset pour peser le pour et le contre, j’aborde le triste Sir (car c’est visiblement pas un poilant).

— Je m’excuse, Monsieur, ne seriez-vous pas Sir Harry Dezange ? que je lui bonnis avec force civilité, le bout de la langue sur la couture de mon pantalon.

Il était perdu en ses pensées, le ressortissant de Sa Gracieuse Majesty. Il marque un temps d’arrêt et son regard bleuâtre finit par se poser sur moi après un vol plané magistral dans le hall.

— En effet, laisse-t-il tomber d’un ton hostile.

On doublerait sa voix à cet instant, on pourrait lui faire dire « Et merde » sans difficulté tellement l’expression est conforme.

— Je me présente : Alcide Citrique, fais-je en me cassant en deux, je suis le secrétaire de monsieur… heu, Kakaocho, si vous voyez ce que je veux dire ?

Il semble voir en effet, car un peu d’intérêt ôte à ses yeux leur aspect d’huîtres avariées.

— Oh, parfaitement, exhale Dezange dans un soupir.

Je baisse la voix.

— Nous avons un certain retard rapport à un ennui mécanique de notre avion qui a dû être dérouté.

— Sorry ! laisse tomber le Sir.

— Son Excellence souhaiterait vous rencontrer le plus rapidement possible, ajoute-je en baissant la voix.

— Naturellement, rétorque l’Anglais. Où est-elle ?

Je désigne la salle à manger.

— Elle est eu train de dîner. Peut-être pourrions-nous prendre le café ensemble ?

Sir (conspect) médite un instant. Ses paupières battent à peine. Il regarde un tableau au mur qui représente une portion de raclette sur de la marmelade d’orange et qui s’intitule « Coucher de soleil sur le Léman ».

— L’hôtel n’est pas très indiqué : trop de gens curieux, dit-il enfin.

Je flotte dans ce que les chimistes appellent une joie sans mélange. Ainsi, le hasard et ma proverbiale jugeote m’ont permis de harponner le correspondant du ministre en quelques heures ! Bravo, San-Antonio ! Une prouesse de plus à ajouter à ton actif !

— Que proposez-vous, en ce cas, Sir ? insisté-je.

— Un de mes amis possède une propriété sur la rive du lac, nous y serons mieux pour causer.

— L’adresse, je vous prie, Sir ?

Il caresse un gros poil blanc planté à l’extrémité de son nez écarlate.

— Le plus simple est que mon secrétaire vous y conduise, décide-t-il. Il vous attendra dans une heure au parking de l’hôtel. Vous le reconnaîtrez : il est à ma table présentement.

— Entendu, Sir.

Il entre le premier et ne s’occupe plus de moi. Je lui rends l’appareil en ne m’occupant plus de lui.

— Ça usine ? me demande Béru dont la bouche graisseuse ressemble à un pain de margarine.

— Plutôt, oui ; j’avais vu juste, il s’agit bel et bien de notre homme.

Le Gros sursaute :

— Si vous voudrez bien me permettre, Baron, c’est plutôt le citoilien Bérurier qu’avait vu juste. Si on t’aurait écouté, on serait encore dans notre piaule à faire de la contemplation téléphonique un tantinet mordbide.

Je rends hommage au sûr instinct qui le fit se rabattre sur ce restaurant.

— Nous avons rendez-vous dans une plombe pour une conférence au sommet, Gros. N’oublie pas que tu as un rôle capital à jouer ! Mets-toi bien dans la peau d’un ministre. Du tact, du doigté, de la diplomatie !

— Et t’essaieras, et t’essaieras ! termine le Mastar. On dirait que tu ne me connais pas, San-A !

Il libère un borborygme intempestif qui fait se retourner la moitié de la salle.

— Pour ce qui est de l’éducation, continue mon sagace ami, c’est pas un ministre qui pourrait m’en remontrer, je tiens à te le souligner pour si des fois ça t’aurait échappé.

Puis, essuyant sa bouche avec la partie la plus large de sa cravate, il ajoute négligemment.

— Tu ferais bien de te recommander une raie au beurre noir, mec ; vu que je m’ai permis de becter la tienne qui refroidissait.

CHAPITRE FOR

(et même extrêment fort)

On croit que certaines gens sont intelligents alors qu’ils n’ont que de la mémoire. On s’imagine que d’autres sont bêtes parce qu’ils se contentent de réfléchir. Dans la vie, faut choisir, mes princes : s’écouter parler, ou se faire entendre !

Un restaurant offre toujours une gamme très variée de lavedus. Je les écoute se vanter d’un tympan distrait en regardant disparaître sir Dezange, flanqué de son acolyte déplumé. Béru, repu, transpire son dîner autant qu’il le digère, en piquetant les plus grosses miettes émaillant la nappe. Pour ce faire, il s’humecte un doigt et l’applique sur la proie croûteuse. Puis il le porte à sa bouche, le tout avec une promptitude de langue caméléonesque.

Il a encore faim, le Gros. Et il aura toujours faim.

— T’as l’air tout chose ? me questionne-t-il après avoir consciencieusement nettoyé la table. Je lui souris.

— J’étais en train de me dire que tout le monde fait semblant de vivre, Gros, mais que dans le fond, personne n’en a vraiment très envie.

Il fronce ses épais sourcils de brute incomplètement divorcée du règne animal.

— T’as de la constipation dans le caberlot, bonhomme ! s’exclame mon ami ; ou alors c’est glandulaire !

Il me frappe l’épaule, recule sa chaise et, épanoui, s’auto-désigne de ses deux à la fois.

— J’ai pas envie de vivre, moi ? questionne-t-il en réprimant le plus gourmand, le plus insolent de tous les rires.

— Toi, si, conviens-je, mais tu es une exception. Les autres se forcent ; le cœur n’y est pas. Ils sont pleins de « pas d’entrain », empêtrés dans leurs sales combines, lourds des problèmes qu’ils se sont forgés. Il n’est que de les écouter parler, que de les voir se taire, que de contempler leurs agissements. Tiens, je pense à notre affaire, Béru, et je la trouve tristette.

— Sept à dire, ? demande le Dodu.

— Je reprends la genèse, fais-je. La France et ses bombinettes pour noces et banquets, tout juste bonnes à faire tarter les gens heureux du Pacifique, mais bien incapables d’impressionner les grands méchants de ce monde ! La France, donc, notre amère patrie, veut installer des nouvelles bases de lancement sur des territoires qui ne lui appartiennent pas. Jusqu’ici, ils vivaient peinards dans l’archipel des Malotrus. Noix de coco à tous les étages, fleurettes dans les cheveux, mer couleur des mers du Sud ! Sable d’or. Soleil ! Un vrai dépliant du Club Méditerranée. Et puis les chers Occidentaux radinent avec leur matériel de mort ! Ah ! j’ai honte, Gros, de les voir si c…, mes contemporains ; si dissemblables, messemblables ! si dévastateurs ! si anéantisseurs ! si pollueurs ! Ils détruisent ce qu’ils ont bâti et — pire encore — ce que Dieu a bâti. Ils contaminent l’espèce. Ils déciment les futurs ! Biscornus, ils seront tous, les enfants de bientôt. Pourris avant de naître. Condamnés ! Damnés ! Heureux seront les anéantis du premier jour ! Malheur à ceux qui s’achèveront en même temps que l’espèce, informes et inconsistants, monstres et molusques victimes retardées des vieux marchands de foudre dont les squelettes présentables triompheront encore et se pavaneront dans les mausolées épargnés.

— Tu dois avoir soif à jacter de la sorte, m’interrompt Béru, on devrait commander une nouvelle boutanche.

— Commande ! Mais laisse-moi poursuivre, j’ai besoin de me répandre, de me répondre ! Je deviens mon dernier interlocuteur valable, Gros.

— Mouche-toi pas du coude, sermonne cet être équilibré en hélant le loufiat d’un claquement de doigts. Mais avant que tu t’égarasses et te répandasses en circonlocutions, t’entreprenais une revue de l’affaire ?

— Oui, je pensais à ces îles aussi pacifiques que l’Océan qui les baigne et auxquelles on va offrir un mirifique feu d’artifice, en vertu de ce qu’on n’arrête plus le progrès. L’essor en est jeté ! La quiétude de ces braves gens est terminée. Pour eux, il ne s’agît plus que de savoir à quel souffle ils seront désintégrés. Sera-ce par des atomiseurs américains, anglais, égyptiens, ou par ceux de notre cinquième, l’hagarde républicaine ? Leurs gouvernants, alléchés par les chatoyantes promesses, sont décidés au feu d’arti-fesses. Mais au moment de traiter avec la France, v’là qu’il y a vasouillage. On envoie en loucedé le ministre des Affaires étrangères (ô combien !) à Genève pour y rencontrer un vieil Anglais. Le ministre se fait poignarder à Orly.

Je m’interromps. Le Mastar qui, docilement, me filait le train, me tisonne :

— Et alors ?

— Alors je trouve que ces giries sont affligeantes, Gros. Il y a déjà eu une victime. Tabobo Hobibi a en somme été sacrifié sur l’autel de la recherche nucléaire. Selon toute vraisemblance c’est avec la Grande-Bretagne que la souveraine des Malotrus a pris contact.

— À cause que c’est un sir, le correspondant recherché ?

— Naturellement.

— Et pourquoi t’est-ce que ça t’afflictionne ?

— Parce qu’il n’y a rien de changé. Les alliances tombent lorsque l’intérêt est en jeu. La forte amitié franco-britannique part en quenouille pour un bout de territoire perdu dans l’océan. Illico, le sang versé en commun, les grandes heures historiques, les démonstrations de tendresse s’évaporent pour faire place aux coups bas, aux sournoises astuces et aux discrets poignardages.

— Et alors, fait le Gros en arrachant la bouteille des mains du serveur pour la déboucher personnellement, et alors, ça te surprend que deux pays se fassent du contrecare, lorsque le monde est plein de frangins qui se tirent la bourre pour se partager les pauvres fringues à papa quand il clabote ! Tu veux que je te dise, San-A. ? T’as des vapes. Une vraie bonne femme ! Par moments ça te prend, la mère tume. Tu vois tout en noir, tu trouves tout moche. Critiqueur en diable, tu deviens. Ah ! là là, ma douleur ! On te laisserait refaire le monde, je voudrais voir c’t’ binette qu’il aurait !

Il torche ça bouteille en cinq (cul) secs.

— Allez, oust, c’est pas encore l’heure d’aller blouzer ton rosbif ?

— Il a dit dans une heure.

— Il en fait des mystères, ce pegreleux ! Tu trouves pas ça louche, toi ?

— C’est un type qui doit être connu dans les milieux internationaux et qui veut agir dans la discrétion. Ce genre de transaction ne se traite pas sur un tabouret de bar !

— Ouais, faut le décor-homme, hein ? Tapis vert avec sous-mains et carafe de flotte ! Sans compter la sonnette du président. Mais, ne t’occupe pas, je saurai me monter à la hauteur.

*

Il fait une belle nuit suisse, un peu fraîche et venteuse. Les drapeaux de l’hôtel claquent allègrement.

Un Boeing illuminé décolle non loin d’ici et vire au-dessus des maisons voisines pour aller prendre de l’altitude sur le Léman.

Lorsque nous débouchons sur le parking, une silhouette sort de l’ombre et s’avance vers nous. C’est le type chauve qui escortait sir Dezange.

— Si vous voulez bien prendre place ? nous dit-il avec un très léger accent.

Il ouvre la portière d’une Bentley noire dont l’habitacle arrière est séparé de l’avant par des vitres coulissantes.

Son porte-documents sous le bras (pour faire plus diplomate) Béru grimpe dans le solennel véhicule, et se laisse tomber sur de moelleuses banquettes de cuir.

Je lui relourde la porte et vais m’installer à l’avant, près du chauffeur.

— Vous ne montez pas avec Son Excellence ? s’étonne le secrétaire de Dezange.

— Elle ne me tolère qu’à sa table parce qu’elle n’aime pas manger seule, expliqué-je.

L’autre a un hochement de menton et démarre. Nous ne parlons pas. J’aurais une foule de questions à lui poser, cependant. Mais la prudence exige que je la boucle. Je me tiens bien raide sur mon siège, dans l’attitude compassée d’un parfait secrétaire de ministre.

La partie à jouer est délicate. Pendant combien de temps réussirons-nous à faire illusion, Béru et moi ? Je l’ai bien chapitré, mon Gros Lard, je lui ai fait répéter son rôle à une syllabe près, mais avec sa nature généreuse on peut s’attendre à de redoutables bifurcations.

Nous descendons sur le centre ville et, parvenus devant la gare, nous virons à gauche. Bientôt nous sommes hors de la patrie de Calvin. Le lac miroite sous la lune. Sur l’autre rive, the frensh mountains découpent leurs grandes ombres grises dans un ciel laiteux.

— C’est loin ? demandé-je d’un ton indifférent.

— Quelques kilomètres, laisse tomber le saurien.

Il a des gants pour piloter. Il porte un complet sombre, très strict, et ses gestes sont empreints de nonchalance.

Un je ne sais quoi d’un peu méprisant se dégage de sa personne. Ce gus aurait des sentiments racistes que je n’en serais pas autrement surpris.

Béru fait coulisser une vitre et tapote l’épaule de notre conducteur.

— Dis donc, mon petit gars, interpelle-t-il. En ouvrant le placard qu’est sous le poste de téloche, je viens de dénicher une bouteille sans étiquette, c’est quoi t’est-ce, son contenu ?

L’autre a eu un soubresaut et a esquissé un petit mouvement rotatif pour échapper à la main du Gros.

— Whisky ! laconise-t-il.

— Ça ennuierait pas ton singe que je m’en farcisse une petite lampouille ? J’ai la béarnaise de mon château qui me tarabuste un peu les zophages.

Le secrétaire a un léger haussement d’épaules.

— Faites !

— Merci, mon pote, t’es un gars tout ce qu’il y a de compréhensif !

Là-dessus, le Dodu referme la vitre. Inquiet, je coule des regards pointus vers l’arrière de la Bentley. Je vois le Gros entonner sans façon le goulot d’un grand flacon de cristal. Il biberonne une rasade de soudard et me virgule une œillade béate. Son gros pouce brandi me raconte que le scotch de sir Harry Dezange est de first quality. Comme Béru s’apprête à se faire une deuxième injection, je fronce les sourcils. Alors, l’impertinent goret me tire la langue ; ce que notre mentor surprend dans son rétroviseur. Il doit se dire que le chef de la diplomatie malotrussienne a des manières peu protocolaires. Un qui se renfrogne vilain et qui sent croître son inquiétude, c’est votre bien-aimé San-A., mes toutes belles. Il se dit que, du train où vont les choses, il sera noir pour de bon, son faux ministre, à l’arrivée.

Je prends le parti d’ignorer le Gros, en m’efforçant toutefois d’exprimer la plus complète réprobation avec mon dos, ce qui n’est à la portée que des grands comédiens, des pédérastes et des bossus.

Je regrette d’avoir chiqué les subordonnés obséquieux. J’aurais dû m’asseoir aux côtés du Gravos ; mais pouvais-je me douter que la Bentley comportait un bar aussi bien pourvu ?

Quelques kilomètres pins loin, un chant vigoureux s’échappe du carrosse : « La marche des matelassiers ». Ça ne trompe pas. L’hymne est un thermomètre infaillible qui indique la teneur en alcool du Gravos.

« Cardons avec ardeur
« Jusqu’au dernier quart d’heur’ !

mugit l’organe épais.

— Il est joyeux, votre ministre ! murmure ironiquement le ravagé du point culminant.

— C’est un être très simple. Dans les îles Malotrus, la vie n’est pas la même qu’ailleurs. On y est joyeux…

La Bentley quitte la route nationale pour obliquer dans un chemin étroit qui descend mollement en direction du lac. À ma grande surprise, je la vois dépasser toutes les propriétés et s’engager sur un môle de béton à l’extrémité duquel danse un bateau de plaisance.

— Il y a changement de programme ? m’étonné-je.

Le jeune chauve sourit :

— En effet, l’ami de sir Dezange donnait une réception ce soir, mais il nous a proposé d’user de son bateau.

Cette fois, je me dis que ça grince un peu. Pas très catholique, ce rendez-vous sur le lac, non ? Nos « interlocuteurs » se gafferaient-ils de la petite mise en scène exécutée à leur intention ?

Fort heureusement, j’ai mon ami Tu Tues passé dans la ceinture de mon futal, plus un couteau à cran d’arrêt dans ma chaussette, style dague écossaise ! Car, vous ne l’ignorez pas, je ne m’embarque jamais dans une aventure de ce genre sans une forte provision de biscuits. J’ouvre la lourde au Gros.

— Si tu joues au c…, je t’arrache les oreilles ! lui coulé-je à la faveur d’une courbette cérémonieuse.

Il me souffle au visage une haleine tellement chargée d’alcool que si j’avais eu une cigarette au bec à cet instant, on sautait comme deux crêpes.

— Je sus paré pour la manœuvre, mec ! m’affirme l’Excellence.

Il s’approche du chauffeur et murmure en lui glissant une pièce de dix centimes helvétiques dans la main.

— Tiens, petit gars, tu rempliras la boutanche du Vieux, rapport qu’elle a complètement tourné de l’œil pendant le trajet.

Satisfait, il rajuste son nœud de cravate et demande :

— Bon, où ce que s’opère l’usinage avec le vieux rosbif ?

— Si vous voulez bien me suivre, répond le Saurien sans s’émouvoir, mais en se dirigeant toutefois vers la passerelle, comme l’écrirait Alexandre Dumas un jour qu’il n’aurait pas eu le temps de lire sa prose.

Le bateau auquel il a été fait allusion quelques lignes plus haut est un Alaimb-Hombar de 25 mètres grandes ondes sur 4 de large, coque en simili tude, pontage éjectable, gouvernail prédominant à pirouette inversée, ligne de flottaison thermo-statique, stabilisateur à bouchon, baliseur de dérive sur rotules édentées, poupe à crémaillère, moteur pharyngé à arbre fourchu, cellule d’appel bi-convexe, hélice à fissure manchonnée, conducteur de pérennité, fuite d’huile extralucide, eau, gaz, électricité, plancton spontané, cale capillaire, bulletin paroissial attenant, stigmates progressifs, centre de gravité étanche, poche d’air latérale, détecteur d’oursin par rayons infra-rouges et poste d’équipage automatique. Une merveille ! Toutes les commodités ! Le bateau possède une mûrisserie de bananes, un gymnase, trois laveries, un bowling, seize hublots, et une proue allongeable qui peut se transformer en radeau. Il est doté en outre, ce qui est très rare, d’une bénédiction épiscopale et d’une lettre de recommandation du ministre de la marine suisse pour lui éviter de faire naufrage.

Il y a de la lumière à bord et nous percevons des bribes de musique. Je suppose le pont désert, mais comme j’achève de franchir la passerelle, je vois grésiller un gros point rouge, à gauche du bastingage en regardant en direction d’Evian. Un énorme cigare s’avance sur nous, tenu en laisse par sir Dezange.

Il est extrêmement typé, le Britiche. Pantalon rayé, veste noire, cravate gris perle. Il porte un énorme œillet à sa boutonnière et il a une main dans la poche de son veston, avec le pouce qui dépasse.

Je m’empresse dans mon rôle de secrétaire diplomatique.

— Permettez-moi, Excellence, balancé-je au Gros, de vous présenter sir Harry Dezange !

Puis, au vieux rosbif :

— Son Excellence, Monsieur Kabobo Hobibi !

— Mes respects, Excellence, fait Dezange en retirant sa main de sa poche et son cigare de sa bouche.

— Enchanté ! déclare le Gros en lui broyant la louche. Alors on prenait l’air mon sir ? Faites gaffe, les nuits sont frisquettes sur l’eau : à votre âge, si vous auriez pas votre Rasurel, vous risqueriez de vous bloquer les soufflets.

— Bon voyage, Excellence ? demande le flegmatique Anglais.

— Estrêmement bon, rondejambe le Mahousse. Sauf que notre zinc est tombé en rideau entre Caracas et Saint Nom la Bretèche, ce qui nous a obligés de faire une escadre technique dans les alentours de Bornéo, nécessairement ! D’où le retard dont à propos duquel je tiens à s’excuser.

— C’est moi qui m’excuse, murmure Dezange eu ouvrant la porte du rouf, je ne pensais pas devoir vous faire venir en Suisse, mais la police anglaise surveille d’un peu trop près nos activités.

Tiens, voici que, d’emblée, ça devient intéressant, les converses. Il n’a pas l’air de se calfeutrer outre mesure dans les mystères, Harry Dezange.

— Ça m’étonne pas d’elle, assure Bérurier, y a pas plus teigneux que les Anglishes.

Nous prenons place dans de confortables fauteuils de cuir. Le chauffeur, lui, est resté à terre. Sir Dezange plonge son cigare incandescent dans la trape d’un cendrier sur pied.

— C’est-y que vous seriez une petite nature fumeuse, mon cher sir ? s’alarme Béru en récupérant le moignon de cigare. Balancer un clop pareil, c’est pécher ; un barreau de chaise commak, j’en fais mes choux rouges !

Ayant dit, il secoue la cendre de l’opulent mégot et se le plante dans le bec.

— Vous disiez dont que les poulagas de Sa Grassouillette Majesté la Couine vous cherchaient des noises ?

— Disons qu’ils devenaient un peu trop curieux, continue le vieillard, comme si le langage de Béru lui paraissait normal.

— Sa perle hypothèque ![4] dit le Dodu en balançant dans la pièce un nuage de fumée plus dense que celui qui escamote le soleil du Creusot. Vous dussiez par conséquent vous rabattre sur la Suisse, mon frère, je veux dire, mon sir ?

— Il va falloir que je me réorganise complètement, soupire Dezange en allumant un autre cigare. Néanmoins, poursuit-il, j’ai pu vous donner satisfaction.

Ma curiosité fait tilt. Je vous décris la scène fidèlement et par probité professionnelle, je m’en abstrais. Mais dites-vous bien que je phosphore dur. Complètement dérouté du mental, le San-A. chéri. Il prenait le vieux Dezange pour un messager occulte du gouvernement britannique, et il s’aperçoit que c’est en réalité un Nègre fin[5]. À se demander où nous avons mis les pinceaux !

— Vraiment ? fait le Gros, en réponse à la prometteuse affirmation de son interlocuteur. Nonobstant ses défaillances de vocabulaire, il ne s’en tire pas trop mal, Béru, faut reconnaître.

— Du moins je l’espère, déclare le sir, impassible, en soufflant de la fumée dans la fumée du Gros.

Un court silence. Je me file les méninges en portefeuille, à trop vouloir deviner ce dont il retourne. Je me dis brusquement : « et si tout cela n’était qu’un malentendu ? Si la base de lancement projetée dans l’île de Tanfédonpa n’avait rien à voir dans ce micmac ? »

C’est cela qui serait joyce, vous ne pensez pas ?

On croit acheter des sardines, et on vous barde du poivre moulu. Grouchy, Blücher, toujours !

Le vieil Anglais se dresse. Il est plus grand debout qu’assis.

— Venez, Excellence !

Et il entraîne mon ami dans la coursive. Je m’apprête à les suivre, mais sir Dezange m’oppose un regard glacé.

— Je pense, dit-il, qu’il est préférable que Son Excellence vienne seule !

C’est catégorique, inutile d’insister.

Je caresse la crosse de mon composteur, comme si je me massais le « duo des nonnes » (dirait Béru en parlant du duodénum) et je m’approche d’un hublot. Le lac est d’une sérénité lamartinienne. Il miroite en frétillant sons la lune comme un gros poisson (ça fait compo franc’ de cours élémentaire, mais ma prose y gagne en fraîcheur). Sur le môle, la Bentley paraît anachronique. Il y a de la lumière à l’intérieur, et j’aperçois la silhouette du saurien, affalé derrière son volant, un bras passé par la portière.

Le temps passe. Je me mets à arpenter le luxueux salon plein de laques chinoises, de cuir doux et de fleurs. Les tapis y sont moelleux comme des fesses de charcutière et l’air qu’on y respire, plus capiteux qu’un corsage de jeune fille. L’absence de « ces messieurs » se prolongeant, je décide d’opérer une mission de reconnaissance car tout ça ne me dit rien qui vaille. Je m’engage donc dans la coursive, l’oreille plus tendue qu’un drap de lit sous les fenêtres d’une maison en flammes. Illico, l’organe tonitruant du Gros me parvient.

— Formidable ! clame-t-il. De toute beauté ! Ah ! compliment, mon sir, c’est pas de l’imitation. Des joyaux de cette flotte-là, y’en a pas lerche rue de la Paix !

— Ravi que ça vous plaise, murmure le flegmatique Dezange. Vous comptez acheter tout le lot ?

— Un peu, mon neveu ! répond l’excellente Excellence.

— Nous pourrions en ce cas parler des… heu… modalités ?

— Voyez ces questions avec mon secrétaire aux affaires étranges, rétorque le Gros, très gentleman.

Je me rabats au salon où Harry Dezange ne tarde pas à me rejoindre.

— Son Excellence est satisfaite ? m’inquiété-je.

— On le dirait, répond le vieux steak. Elle me dit que c’est avec vous que je dois débattre les conditions ?

— Toujours ! confirmé-je en me demandant de plus en plus désespérément de quoi il retourne.

— En ce cas, j’irai droit au but, je ne peux pas céder le lot au-dessous de quatre cent mille dollars.

— C’est cher, affirmé-je en ponctuant d’une moue.

— La qualité se paie, mon ami ! Je peux vous certifier que votre souveraine sera la femme la plus enviée du Pacifique.

Mais de quoi s’agit-il, mille pipes en terre, nille pies-panthères, mille pipantes aires ! De quoi ?

Je me risque :

— Il y en a combien ? je demande.

— Huit ! rétorque l’Anglais.

Me v’là bien avancé, mes poulettes ! Beau dialogue, hein ?

— Quatre cent mille dollars les huit ! m’égosillé-je d’un ton courroucé, sans savoir s’il s’agit de diamants ou de pots de moutarde. Vous vous rendez compte, sir ?

— Parfaitement !

— Mais quatre cent mille dollars, cela représente…

— Deux milliards de baloches en monnaie malotrusienne, convient et me renseigne Dezange. Vous pensez régler de quelle façon ?

— Excusez-moi, sir, mais il m’est impossible d’accepter votre prix sans avoir vu la marchandise.

— Elle a été réceptionnée par Son Excellence, objecte le vieil homme.

— Il n’empêche que c’est moi qui traite, sir.

Je connais la nature enthousiaste de Son Excellence et mon rôle consiste précisément à la tempérer.

Loin de séduire le British, mes paroles paraissent l’agacer prodigieusement.

— Écoutez, mon garçon, fait-il d’une voix aussi unie que le royaume dont il est le sujet (à caution), j’ai déjà eu l’occasion de traiter avec des messagers de la reine Kelhobaba, et jamais mon prix ne fut discuté. Vous savez combien est particulière la… marchandise en question.

— Certes, me permets-je.

— Alors, je n’ergoterai pas. Quatre cent mille dollars ; à prendre ou à laisser !

Il éteint son nouveau cigare, en tiers consumé, et s’en octroie un nouveau qu’il pétrit lentement tout en se le passant et repassant sous le tarin.

— En ce cas, cédé-je, va pour quatre cent mille !

Qu’est-ce que je risque, hein ? Puisque tout ça c’est du bidon !

— Vous réglerez de quelle manière ? reprend cet être cupide.

— Les fonds vous seront virés dans la banque de votre choix, et au numéro de compte que vous indiquerez.

— Quand ça ?

— Dès demain !

Parfait !

That’s all ! Je viens de chiquer les gros businessmen « pour de rire », comme lorsque j’étais mouflet et que je vendais la Tour Eiffel, la gare de Lyon et le tombeau de Napoléon à mon cousin Jeannot à un prix défiant toute concurrence.

— Que fait Son Excellence ? m’inquiété-je brusquement.

— Vous vous en doutez ? répond l’autre.

Je sauve la situation d’un hochement de tête blasée.

— Et ça risque de durer ! déclare sir Dezange.

— En effet, ajouté-je, si vous n’y voyez pas d’inconvénient, j’aimerais rentrer à l’hôtel.

— Facile, William va vous reconduire.

Il me congédie d’un geste en éclarant :

— Vous aurez demain matin toutes mes coordonnées en ce qui concerne la petite transaction bancaire.

— Parfait.

Il s’abstient de me shakhander et je sors avec un maximum de désinvolture.

Que fait Béru ? Mystère…

Chose curieuse, je ne suis pas inquiet pour lui. Nos gens ne sont sûrement pas des sanguinaires. Mais par les cornes de tous les cocus de France (cinquante millions au dernier recensement) quelle foutue denrée Harry Dezange fournit-il donc à la reine des îles Malotrus ?

FIFTH CHAPITRE

Chassez la conscience professionnelle d’un zig comme moi et elle radine au triple galop, mes amis. Lorsqu’un bon chien de chasse est chargé de dépister un lièvre, s’il rencontre un perdreau sur sa route, il le lèvera parce que c’est plus fort que lui.

San-A., il lui advient un truc gonflant : on lui ordonne de s’assurer seulement de la nationalité du type que devait rencontrer le ministre des Affaires étrangères malotrusien : et il tombe sur un gus pas ordinaire, qui roule Bentley et dont les potes possèdent un yacht sur le Léman. Le bonhomme en question fournit je ne sais quoi de rarissime (donc de coûteux) à la reine Kelbobaba. La camelote en question ne doit pas être très catholique puisque le ministre de la souveraine s’affublait d’un pseudonyme pour entreprendre ce voyage. Alors comment réagit-il, San-A ? Comme un épagneul, mes frères, ou un setter, ou un griffon. Il prend le pied de l’animal, dare-dare. Il veut découvrir le pourquoi du comment du truc. Pourquoi ? Parce que tout ce qui est louche le met en transes, et aussi parce qu’il se dit, ce rusé garçon (c’est toujours de moi que je cause) que si on découvre un pastaba pas réglo dans lequel la reine Kelbobaba aurait trempé, le gouvernement français aura barre sur elle pour lui forcer la paluche au cas où elle hésiterait à signer.

Le chauve William me dépose devant l’entrée de l’hôtel, répond à mes remerciements d’un branlement de tête et repart pour le lac aussitôt.

Je file un coup de périscope sur ma montre. Nous avons mis quatorze minutes pour aller du môle à l’Intermondial. Donc, je dispose au moins de vingt-huit minutes pour agir. C’est largement suffisant.

Il y a un nouveau préposé à la réception.

Je fonce sur lui, l’air très affairé.

— Sir Harry Dezange, dis-je d’une voix haletante, c’est bien le 528, n’est-ce pas ?

Dans la foulée il regarde promptement son livre des entrées.

— Pas du tout, c’est le 842 !

— Alors je me trompe, déclaré-je en tournant bride avant qu’il n’ait eu la présence d’esprit de me poser la moindre question.

Je prends ma clé à la conciergerie et je grimpe dans mes propres appartements. Je ne sais pas quel pressentiment m’a poussé à me munir de tout un tas de petits gadgets du style James Bond, moi qui, habituellement, travaille sans filoche. Je déballe de mon sac de voyage une petite boîte carrée à peine plus grande qu’une grosse boîte d’allumettes. Il s’agît d’un petit appareil enregistreur qui ne fonctionne que lorsqu’on parle dans un rayon de moins de trois mètres. Il est aimanté et se plaque sur n’importe quelle surface métallique.

Nanti de ce précieux collaborateur, je mets le cap sur le 842, l’ouvre sans difficulté aucune, grâce à mou proverbial sésame, et pénètre dans la chambre de sir Dezange. Elle ressemble à la mienne comme une sœur Kœssler à l’autre sœur Kœssler. Je fonce jusqu’au téléphone et me mets en devoir d’examiner le mur dans cette région. Hélas ! rien de métallique ne me permet de caser ma plaquette enregistreuse. Perplexe, je mate la pièce et mon regard défricheur se pose comme un oiseau sur la suspension ultra moderne, composée de cubes assemblés en une grappe savante. Trois faces de chacun de ces cubes sont en verre, la dernière étant en fer forgé afin de donner à l’ensemble la curieuse apparence d’une grille de mots croisés en relief.

Comme ma plaquette est noire, je la loge dans l’angle d’un carré noir, et je suis prêt à vous parier une douzaine de momies contre une bande Velpeau que personne ne s’apercevra jamais de sa présence.

Je me paierais bien une petite perquise, mais je crains, ce faisant, d’éveiller l’attention du vieux sir. M’est avis qu’il doit être fine mouche et repérer les objets déplacés, le rosbif ! Je me retire donc promptement et vais fumer quelques cigarettes dans un fauteuil du hall en attendant le retour du Gros.

Mon vaillant compagnon réapparaît une heure plus tard. Je ne sais pas s’il a encore éclusé, toujours est-il qu’il a la démarche vachement flottante, le pèlerin. On dirait que ses jambes sont à coulisse et qu’à chaque enjambée elles rentrent un peu plus en elles-mêmes.

Ses yeux sont fanés et rouges, ses bras ballants, son chapeau de travers, sa cravate dans sa poche, ses souliers intervertis ; son pan de chemise avant passé par-dessus son futal comme un tablier maçonnique. Il est pâle sous la trame de veinules violettes de ses joues. William qui l’escorte prend congé de lui. J’attends que le pelé du promontoire ait disparu avant d’émettre ce léger sifflement que les tympans béruréens connaissent bien.

Gras-du-bide se retourne et m’avise dans mon fauteuil-club. Il a un hochement de tête, ou plutôt un chancellement de tête, car sa hure paraît brusquement trop lourde pour le (pourtant robuste) cou qui la porte. Ce ne sont pas, cependant, les pensées du Gros qui lui donnent cette pesanteur !

— Eh bien mon yeux ! fait-il en s’approchant de moi. Eh ben mon yeux !…

Ayant proféré, il veut s’asseoir sur l’immense cendrier de métal, large comme des cymbales, le prenant vraisemblablement pour un moderne tabouret. Mais l’objet est monté sur un socle hémisphérique qui dérobe le siège improvisé au monumental fessier.

Le Mastar s’affale sur le tapis.

Compatissant de nature, je l’aide à retrouver son équilibre.

La bouche bourrée de cendres et de mégots, il suffoque, s’étouffe, expectore violemment.

— Je tiens plus sur mes fumerons, lamente-t-il en s’abattant dans le fauteuil que j’occupais.

— Que t’est-il arrivé, ô, homme invincible ?

Son lourd visage se fend comme un melon tombé d’une voiture de maraîcher.

— Si tu saurais, mon pote, c’est toi qu’aurais voulu interpréter le rôle du négus !

— Because ?

— Parle-moi z’en pas, ça me file des vertiges. Cette séance, mon neveu !

— Une séance de quoi, crème d’abrutissement ? Solidification de la pensée humaine ! Putréfaction de l’intelligence ! Avarie de la matière grise ! Malodorance permanente ! Éloge vivant de l’idiotie !

Ce déferlement de qualificatifs passe très au-dessus de sa tête.

— Une séance de radada, mon pote, si tellement formide qu’il va me falloir une pleine bonbonne de Quintonine pour me reconstituer.

La clique de Saint Boufzidontou interpréterait « Elle me fait pouett pouëtt » au moment de l’élévation pendant la grand-messe donnée en la cathédrale de Sartre que ça ne provoquerait pas une plus vive stupeur.

— Quoi ! coassé-je, car je n’ai même plus la force de rouler les « r » pour croasser.

Comme Béru parle couramment grenouille, il répond du talc au talc, comme on dit dans les pouponnières :

— T’aurais maté cette armada de pépées, mec, et par suroît tu les aurais utilisées, c’t’avec des béquilles que tu serais été te coucher. Blondes ! Toutes ! Allemandes et Scandinaves ! Des beautés magistrates ! Et cette technique, miséricorde (à nœuds !). Jamais vu une telle pothéose. Huit greluses qui t’entreprennent, ça énerve ! Cette précision, maâme la dusèche ! Chacune à son poste ! Un vrai petit équipage d’épongeuses. Pas un geste de trop ! Pas un mot (d’ailleurs ces demoiselles ne causent pas français). Jamais de toute ma vie essensuelle j’ai déniché des gonzesses pareillement expertises. À devenir dingue, mec ! À devenir dingue, positivement.

— Raconte !

— Raconter ! Mais qu’est-ce que je fais-je ? s’égosille le tonitruant. Ces nières, c’est des exclaves, San-A. Des exclaves blondes recrutées et dressées pour embellir les noyes de la reine Kelbobaba. Mine de rien, au retour, j’ai conversationné avec l’English et j’y ai estirpé les vers du naze. Paraît que ma pseudo-souveraine organise des grandes soirées animées à sa cour. Sa passion, c’est de mater ses seigneurs bougnouls en train de se farcir des jolies blondes. L’amour en noir et blanc, c’est son vice. Elle casque des fortunes pour se composer des cheptels bien salaces. C’t’une veuve, la reine. D’après la constitution de son pays, elle a pas le droit de reconvoler. Ni même de se faire batifoler dans la broussaille par ses champs bêlants. C’est braconnier comme mœurs, non ? Son seul luxe c’est de regarder. Le supplice de Chantal, en somme. V’là pourquoi la pauvrette organise des délices pour les autres. Elle se rabat sur le visuel. La reine guette-au-trou, quoi ! D’après selon ce que j’ai cru comprendre, les nanas qui partent dans les Malotrus n’en reviennent jamais. Sa Majesté les efface pour pas qu’elles racontent à Pleyel ou à Cinq Colonnes le comment on vit à la cour de Kelbobaba. D’où la difficulté de recrutasser les mômes. Faut toucher des bergères dégagées de toute obligation familiale et capables de disparaître sans que quéqu’un brame au charron !

— Insensé, murmuré-je. Ainsi donc, Tabobo Hobibi venait ici uniquement pour acquérir un troupeau de péteuses ! Et nous qui nous farcissions le chou avec des hypothèses hautement stratégiques…

Par moments, le Gros a des exhalaisons philosophiques.

— La vie n’est que poudre aux yeux, assure cet homme marqué par la clémence des dieux.

— Pourtant, objecté-je…

— Qu’est-ce tu vas encore nous sortir ? résigne Béru.

— Pourtant le ministre s’est fait assassiner, mon ami.

— Et alors ?

— Alors j’en déduis qu’il avait une affaire autrement plus importante qu’un ramassis de putes à conclure.

Ça défrise le faux Noir qui en rougit sous son fond de teint.

— Je vais te faire remarquer deux choses, San-A. La première, c’est que tu pourrais employer un autre mot pour parler de jeunes filles formidablement douées et que je m’ai permis d’honorer toutes les huit !

Il se fourrage l’entre-jambes à onglées laboureuses.

— La deuxième, c’est que l’assassinat du ministre s’éclaircit. Il devait être bourré de dollars pour traiter l’affaire, un malin l’a su et lui a secoué le paquet dans les cagoinsses d’Orly en le poinçonnant pour le faire tenir tranquille.

Une nouvelle fois, force m’est d’agréer la version du Dodu. Il raisonne bien… Comme tout ce qui est creux !

*

Il est neuf heures moins quatre minutes (notez-le soigneusement afin de ne pas oublier), lorsque je quitte ma chambre le lendemain matin.

Un magnifique soleil illumine Genève et je me sens d’une humeur délicieuse. Dévasté par sa performance de la veille, le Gros dort avec une telle énergie que je n’ose le réveiller.

Comme je débouche dans le hall, j’avise sir Harry Dezange en grande conversation dans le hall du bas avec son secrétaire et un troisième individu portant au revers de son veston un insigne de la Swissair.

Je pénètre dans l’un des magasins de l’hôtel afin d’observer ces messieurs. Je les vois échanger des papiers et des chèques. Ensuite de quoi, ils se séparent. Dezange et son acolyte se rendent dans la salle à manger for the breakfast comme dit un ami à moi qui est un peu anglais sur les bords, mais qui ne s’en vante pas.

V’là du coup le vaillant San-A. qui se taille du magasin alors que la ravissante vendeuse lui déballait un plateau de pipes (car la boutique est un bureau de tabac, certains parmi les moins tartes d’entre vous l’auront deviné). Il regrimpe les étages, San-A. À l’aide d’un ascenseur ultrarapide cela ne représente pas une croisière de longue durée. Il bombe jusqu’à la chambre du pourvoyeur de Sa Majesté Kelbobaba. Manque de bol, la porte en est grande ouverte, et deux femmes de service italiennes y donnent une aspirateur-party en fredonnant « O sole mio ». Que faire ?

Moi, vous me connaissez, n’est-ce pas ?

Je prends une poignée de monnaie et la balance sur la moquette du couloir. Après quoi j’interpelle ces dames. Elles comprennent mal le français mais obéissent à mon index en crochet frétillant. Curieuses, elles s’avancent dans le couloir.

— Qué ? me demande affablement la plus jeune, laquelle est moins vieille que l’autre.

Je leur montre l’argent disséminé.

— Monnaie ! dis-je… Molto fric, ma gosse. It is for you si vous le ramassez !

Elle comprend et aubaine avec sa copine en entreprenant une cueillette rapide de la mornifle éparse.

Le pognon, c’est magique. On ne le laisse jamais traîner. Pendant qu’elles s’agenouillent, j’entre dans la piaule de Dezange et, en moins de temps qu’il n’en faut pour l’écrire en papou à l’aide d’un dictionnaire franco-japonais, je récupère mon petit magnéto aimanté.

Je réapparais au moment où la dernière de mes pièces disparaît dans les poches préhensibles des changeuses de drap. Nous nous sourions et les aspirateuses retournent aspirer, enrichies de quelques francs helvétiques qu’elles ne manqueront pas de poster à leur vieille mamma.

Pie voleuse, capteur de bruits privés, San-Antonio, ce preux chevalier d’étang moderne, galope dans ses appartements en pressant sur son cœur généreux l’indiscret petit appareil.

Je soulève le couvercle et constate que la minuscule cassette est plus bourrée de sons qu’une poupée de foire. J’enclenche le taquet rouge de l’émetteur. Et j’écoute les choses ci-dessous, que j’ai à cœur de vous transcrire avec un maximum d’authenticité une voix à accent italien :

— Monsieur a sonné ?

La voix (à accent anglais) de Degange :

— Je voudrais un double scotch.

— Tout de souite, messieur !

Et, illico, ce qui est très marrant comme effet (mais n’oubliez pas que l’enregistreur ne marche qu’à la voix humaine) :

— Entrez !

— Avec ou sans soda, messieur ?

— Juste on the rock !

— Merci infiniment, messieur. Bonne nuit !

Et l’appareil d’enchaîner aussi sec :

— Appelez-moi Mayfair 65–78 à Londres !

Et puis, toujours dans la foulée, car la cellule audio-électro-brandouillée du magnéto n’enregistre pas les plages de silence, la voix de Dezange reprend en anglais :

— Poste 88, please !

Formidable comme effet, ce whisky obtenu à peine que demandé, cette communication avec Londres instantanée. Un rêve !

— Morrisson ? Ici Harry ! Tout a bien marché. J’ai réclamé quatre cent mille dollars à ces crétins qui m’ont promis de les verser. Je pense qu’ils sont satisfaits maintenant et vont rentrer au rapport. Heureusement que vous m’avez prévenu de… heu… l’accident survenu au ministre, sinon je risquais de me laisser posséder. Il s’en est fallu de quelques minutes car l’un de ces gentlemen m’a abordé juste comme je revenais du téléphone.

« Ah bon, la reine est au courant ? S’il le faut ! Vous avez les horaires ? Je dois repasser par Paris ? Demain 15 heures de Genève ? Et j’emmène William ? Tout le monde ? De quoi vais-je avoir l’air ! Sa Majesté me semble être un drôle de personnage ! Non, je ne l’ai jamais vue ! Elle est sensible aux hommages ? Quoi le protocole ? Ah well[6] ! Very well ! Quarante heures d’avion, je ne serai pas très frais en arrivant ! Vous semblez oublier mon âge, my dear[7]. Enfin, je tâcherai de mener rondement les pourparlers. Oui, il faut en finir ! Comptez sur moi. Good bye !

Dites, mes canards, c’est pas passionnant, tout ça ? Il a pas eu le nez creux, votre San-A, en allant placer sa ligne de fond sonore dans la chamhrette du sir ? Ainsi donc, Dezange nous a menés en bateau (c’est le cas de le dire). Lorsque je l’ai contacté, le vieux gentilhomme venait d’apprendre l’attentat contre Tabobo Hobibi. Il a pigé illico quel genre de personnages nous étions et nous a fait croire qu’il était un simple pourvoyeur de fesses ! Bravo, bien joué. Rien d’étonnant qu’il nous traite de crétins. À sa place j’en ferais autant. Maintenant, certain que nous allons retourner au bercail, il va s’envoler pour l’archipel des Malotrus afin de mener des pourparlers avec la reine.

M’est avis que le moment d’affranchir le Tondu est arrivé. Il doit se morfondre, pépère, derrière son sous-main ! Il va lui pousser de la moisissure dans les étiquettes à force d’attendre mon coup de turlu !

J’écoute le reste de l’enregistrement. Il y a une série d’ordres passés à la valetaille de l’hôtel à propos de chemises amidonnées, d’œufs au bacon. Puis la réception d’un coup de tube en provenance de la Swissair et concernant certains titres de transport pour un vol Genève — Obsénité-Atouva (la capitale des Malotrus), via Paris et Los Angeles. Ensuite, Dezange informe son secrétaire qu’ils vont s’embarquer en fin d’après-midi pour les Malotrus et lui ordonne de boucler les valises. Plus rien d’intéressant, quoi, inutile de vous infliger le mot à mot. Je décroche le bigophone pour demander le Vieux et, grâce à l’automatique, j’obtiens son bel organe harmonieux en un peu moins de pas longtemps.

— Ah ! tout de même ! fulmine le Déboisé. Je commençais à me demander… Vous auriez pu m’appeler plus tôt !

— Avant l’heure c’est pas l’heure, patron, objecté-je, si je vous avais téléphoné hier, je vous aurais induit en erreur, car voici ce qui s’est passé.

Et je lui raconte tout, mais je ne vous le retransmets pas ici vu que vous savez déjà où j’en suis. Je lui raconte le coup de la confusion sœur Marie des Anges, et sir Harry Dezange. La soirée batifoleuse du Gros. Mon magnéto bien placé et je lui passe l’enregistrement.

Il ricane :

— Nous avions vu juste, San-Antonio. Mayfair 65–78 c’est la ligne privée du Foreign Office, donc les Britanniques essaient bel et bien de nous souffler la base sous les pieds.

Un temps. Le Vieux phosphore et je le laisse gamberger à sa guise afin de lui éviter une distorsion des cellules.

— Je vais prévenir le Quai et le Centre des recherches, soupire-t-il.

Ce qui équivaut en somme à un bulletin de défaite.

— Et que vont-ils faire ? bougonné-je.

— Des contre-propositions, je suppose, mais cela me semble très mal engagé pour nous. Il est probable que la Grande-Bretagne a dû y mettre le prix pour enlever le marché.

— Elle ne l’a pas encore enlevé ! objecte l’intrépide San-Antonio, celui auquel la femme la plus vertueuse rêve en secret[8].

— Peut-être, mais cela ne saurait tarder maintenant, se résigne le dabe.

— Et l’on ne tente rien ?

— Que diantre voudriez-vous tenter ! grommelle le Vitrifié du culminant d’un ton dans lequel mon oreille exercée détecte pourtant un embryon d’espoir.

Je sens que je viens de dire quelque chose qu’il souhaitait m’entendre bonnir, le Vieux. Ça lui mouille la compresse agréablement.

Et comme je n’en rétorque pas une broque, il insiste :

— Hein, San-Antonio ? Que voudriez-vous tenter ?

Je ricane doucement :

— Mais… l’impossible, patron, comme toujours !

CHAPITRE SIX

Je m’en lave les mains !

Il a dit ça, le Viens, en raccrochant. Ponce Pilate, va !

Pousse-au-crime, mais prudent. « Vas-y, mon Kiki, moi je t’attends là ». Telle est sa politique au Tondu !

Il vous donne carte blanche pour, justement, que son blaze ne figure pas dans l’affaire.

« Si vous réussissez, mon cher, je peux vous assurer d’ores et déjà… »

M’assurer de quoi ?

M’assurer de rien ! Tout ce qu’il promet, le scalpé à part entière, c’est des points de suspension. Rien de plus éloquent, de plus prometteur qu’un point de suspension. Ça débride l’imagination. On y fout ce qu’on veut.

C’est à cela que je pense en bâillant dans mon fauteuil du hall à en décrocher la suspension. Ma montre raconte dix heures vingt-cinq en chiffres romains.

D’un œil morose je surveille les allées et venues du Palace. J’attends Dezange. Je ne sais pas ce que je vais entreprendre, pas la moindre idée, mes potes. Simple question de circonstances. Faudra improviser. Mon plan n’est pas un vrai plan, tout juste un projet insensé. Ça m’excite d’ailleurs. J’adore broder, tout comme les bonnes vieilles d’Alençon. La seule chose qui me tracasse vraiment, c’est le problème de l’heure. Aurai-je temps d’exécuter mon programme ? Je lis distraitement les titres de « La Tribune de Genève » posée sur une table basse : selon cet honorable journal, la guerre c’est du peu au jus. À trop jouer aux c…, les hommes vont finir par se payer une nouvelle rouste mémorable. On va faire de la purée de Chinetocks, de la marmelade d’Amerloques, de la bouillie de Russekis, et même du confit de neutres, les gars. C’est fatal, avec l’accroissement de la population tellement vertigineux que, le temps d’écrire cette phrase, le monde s’est accablé d’une chiée de nouveaux gus. Ils se berlurent pauvrement, les ceuss qui s’imaginent qu’il y a de la place pour tout le monde. C’est pas vrai. J’oppose un démenti. L’espace vital est contingenté, mes Gueux ! Ne pas dépasser la dose prescrite ! Prière de se débarrasser de l’excédent de bagages !

Mais, heureusement pour vous, l’arrivée de Dezange et de son acolyte met fin à ma digression. Le sir se dirige directo vers les ascenseurs, cependant que son secrétaire se rend à la caisse. L’étonnant San-Antonio hésite le temps d’un éternuement et emboîte le pas au vieux Rosbif. Je prends le second ascenseur, et débarque à son étage au moment précis où se referme la porte de sa chambre. Je bombe jusqu’à celle-ci et y toque discrètement.

— Go in ! fait le vieux malin, en français.

Moi, quand je frappe à une porte et qu’on me crie d’entrer, faut pas me le dire deux fois.

Dezange est déjà assis devant une table et entreprend de ranger des papiers dans un attaché-case. En m’avisant, il réprime un froncement de sourcils stupéfait. Mais c’est un gars qui sait se contrôler, vous pouvez m’en croire.

— Oh ! bonjour, lance-t-il.

Il a beau affabiliser, je sens crouler sur sa frime une avalanche de points d’interrogation. Il pige plus. Il nous croyait déjà partis, le père Harry, barrés comme deux malpropres.

— Mes respects, sir, articulé-je en m’avançant. J’espère que je ne vous dérange pas ?

— Pas le moins du monde, je m’apprêtais à vous appeler, ment-il effrontément. Son Excellence a passé une bonne nuit ?

— Elle a du mal à s’en dégager, souris-je. Je crois que sa soirée fut exténuante.

— Alors, où en sont nos petites transactions ?

— Je vous apporte l’ordre de virement, sir, affirme l’insensé San-Antonio en coulant une main dans sa poche.

Je biche mon goumi de caoutchouc avec armature métallique et je lui fais aussi sec le coup du lapin. Faut être extrêmement téméraire pour pratiquer de la sorte, vous ne croyez pas, mes bons caves ? C’est pas vous qui agiriez ainsi, timorés comme je vous sais ; toujours grelottants de trouille. Chopant le hoquet au premier sifflet d’un agent !

Ah ! mes misérables, elles vous déguisent la moelle épinière en gelée de groseille, mes méthodes, convenez ? Je vais vous filer une petite couche de baume sur les abats : moi aussi, je suis sidéré par le comportement du fougueux San-A. Y a des moments, je me dis qu’il doit avoir des charançons dans le plafonnier pour agir ainsi. C’est démentiel, non ? Estourbir un diplomate britiche dans le palace le plus moderne de Genève-la-calviniste !

Pépère gît maintenant, le nez dans son porte-documents. Je le soulève par les aisselles et vais l’allonger sur son plumard. Comme je termine cette manutention, v’là qu’on frappe.

Je m’assure que, depuis l’entrée on ne peut pas voir le père Dezange et au lieu de prier d’entrer, je vais ouvrir. C’est William. En m’apercevant, il a le regard comme deux fenêtres à meneaux.

Vous verriez la suite de l’action san-antoniaise, vous vous croireriez (comme dit le Gros) à la projection d’un film de Charlot. Sans laisser au secrétaire le temps de se destupéfaire, je le biche par sa cravate de la main gauche, je le hale à l’intérieur de la chambre, je repousse la porte d’un coup de pompe et je foudroie le camarade William d’un crochet droit au menton susceptible de démolir les arènes de Nîmes. Le tout en trois secondes un dixième, faut le faire !

Je coltine William jusqu’à la couche de son vénérable patron, et lorsque ces deux messieurs jouent les gisants, sagement alignés, une réaction s’opère en moi. J’ai les cannes qui se mettent à trembler et un peu de sueur me dégouline dans le cou.

J’ai pas le temps de tomber en digue-digue car v’là qu’on refrappe. Cette porte, c’est un vrai tambour sur lequel chacun vient faire son ra.

Dominant la mélancolie qui me point, je retourne ouvrir. Cette fois, il s’agit du bagagiste.

— Je viens chercher les bagages ! déclare cet homme de bien et de peine, mais qui sera à l’honneur un jour.

— Mon secrétaire vous a fait monter trop tôt, ils ne sont pas prêts, dis-je en lui virgulant, dans mon émotion, un billet de cinquante francs dont l’avers représente une petite fille jouflue, coiffée d’une couronne de fleurs, et dont le sourire niais fait peine à voir. Le coltineur de valoches en défaille de saisissement. Je sais pas si c’est le sourire de la gamine qui le bouleverse, ou les deux chiffres placés à côté d’elle, toujours est-il qu’il se met à contempler le bifton comme s’il s’agissait d’une photo porno représentant son épouse avec le voisin du dessus. Je le congédie du geste et referme.

Sur leur plumard démocratique, le sir et son subordonné limbinent de conserve. Je décroche le téléphone et, adoptant par prudence l’accent anglais de Dezange, je demande mon propre appartement. Ça grésille un moment, ensuite de quoi l’organe du Gros gronde :

— C’t’à propos de quoi donc ?

— C’est moi, Bébé rose, fais-je, tu dormais encore ?

— Je me rasais !

— Pose-là ton blaireau et ton coupe-chou, et viens me rejoindre au 842.

— Je te demande cinq minutes, gars. Faut que je me termine le gazon.

— Tu finiras de te moissonner plus tard, y a urgence.

Là-dessus, je raccroche et, pour me désénerver, j’allume une cigarette.

*

Un demi-Noir à demi-barbe blanche se tient dans l’encadrement. Béru ! Il s’est rasé une joue, ce qui a effacé le fond de teint acajou sur cette partie de son visage. Son autre joue savonneuse floconne de façon patriarcale. Il tient encore son rasoir d’une main et son pantalon de l’autre. Il porte un maillot de corps à trous dont les principaux n’ont pas été prévus par le fabricant.

— Qu’est-ce tu branles ici ? demande-t-il.

— Viens voir, invité-je.

Il s’essuie et me suit à l’intérieur de l’appartement. Parvenu au pied du lit, il regarde de son bel œil fangeux les deux Anglais out. Le propre du Mastar, c’est de ne jamais s’émouvoir.

— J’sais pas s’ils font semblant, mais c’est bien imité, déclare mon ami.

— Mon pouvoir hypnotique, lui expliqué-je en brandissant ma matraque.

— T’enfonces le Grand Robert, complimente Béru. T’as eu des mots avec eux ?

— Non, c’est eux qui ont eu des maux avec moi, corrigé-je, mais l’expression verbale ne peut traduire un jeu d’émaux.

— Biscotte, cette tournée de goupillon, mec ?

— Ç’a été machinal, Gros.

— Tu crois pas que leur réveil va être turbulent ?

— Si, et c’est pourquoi j’ai fait appel à toi, mon pote. Il faut absolument qu’on s’organise en deux temps trois mouvements. Il s’agît de sortir ces deux pèlerins de l’hôtel sans attirer l’attention, de les boucler pour plusieurs jours dans un endroit sûr, et de partir en mission à leur place en se faisant passer pour eux.

— Et mon tout a droit à la camisole de force, hein ? ronchonne le mal rasé. T’as de ces charades, mon pote, dès le matin, qui équivaudent à des zébus !

William émet un gémissement et se dresse sur son séant en matant autour de lui d’un air égaré.

— Ah ! non, c’est pas le moment, déclare Béru, laisse-nous réfléchir, mon pote, on pense pour toi !

Là-dessus, il le réexpédie dans le potage d’un coup de pompe en pleine tempe.

— Tu sais, réfléchit Sa Majesté, les systèmes sont pas variés pour évacuer discrètement des allongés ; je vois que la malle. Si tu veux, je trotte en acheter deux ?

— Tu parles d’une discrétion. Les larbins du palace te les coltineraient jusqu’ici pour les remporter tout de suite après bourrées de viande ! T’as lu ça dans Tintin, camarade ?

L’expression du Mastodonte se fait sévère.

— Oh ! dis, chambre-moi pas. Si tu t’avais organisé un peu au lieu de te passer les humeurs à la va-vite, on aurait pas besoin de se gratter l’os qui pue pour se tirer de l’auberge !

Il considère les gentlemen allongés, puis, de l’avant-bras, il mesure le plus grand, à savoir sir Dezange.

— Qu’est-ce que tu branles, Gros ?

— Je mesure, mon pote, faut que je leur trouve une capsule à leur taille si qu’on voudrait les espédier dans les spaces. Moi, je serais de toi, je les ligoterais, je les bâillonnerais et je me filerais le caberlot du côté de la doublure pour savoir où t’est-ce que je peux les planquer.

— Et toi, pendant ce temps ?

— Moi, répond le demi-Nègre, je vais m’occuper du transport. C’est l’affaire d’une petite heure.

— Que projette Son Excellence ?

— De réparer tes conneries, mec, voilà ce qu’elle projette, assure le demi-barbu en s’en allant.

C’est pas que je me prosterne matin et soir devant le cervelet de Béru en remerciant le ciel d’avoir permis la naissance d’un tel prodige, mais cependant j’ai confiance en son esprit combinard.

Dans les cas critiques, l’intelligence ne sert à rien, ce qui compte, c’est le toupet, et du toupet, le Mastar en a à revendre par pleins tombereaux.

J’exécute donc ses prescriptions (car il ne peut être question d’ordres de la part d’un inférieur hiérarchique) et, utilisant les sangles intérieures des valises du sir, j’entrave les deux gisants avec un brio d’embaumeur.

Cela fait, je leur obstrue le clapoir à l’aide d’un rouleau de sparadrap, ce qui va leur éviter d’avaler des mouches. Lorsqu’ils sont dûment neutralisés, il ne me reste plus qu’à souscrire au dernier triptyque de ma mission : à savoir dégauchir un endroit où mettre ces deux guignols en pension. Ça n’a rien de fastoche ; d’autant que je ne puis pas compter sur le concours du Vieux, trop soucieux de ne pas se mouiller.

Je ne sais plus qui a dit que, dans un crime, le plus duraille c’est de se débarrasser du cadavre ! Le copain en question avait peut-être refroidi son percepteur, mais il ne l’avait pas kidnappé. Dissimuler un vivant, c’est une autre paire de manches, croyez-moi. Un mort, on peut l’envelopper, le tronçonner, le cimenter, l’immerger, le plonger dans la chaux vive, lui faire prendre un bain d’acide, le brûler, l’enterrer, le défigurer, le désempreinter, et même le manger si l’on fait partie de la section cannibale des francs-mâchons, tandis qu’avec un vivant, y a plein de moches contingences à respecter, les gars. Ça respire, ça mange, ça boit, ça défèque, ça crie, ça bouge, ça vote, ça sécrète, un vivant ! Et surtout, oui surtout, ça gène. Le nombre de vivants qui peuvent en gêner d’autres, mes pauvres enfants ! Depuis Caïn et Abel ! Le crime déjà ! Les premiers enfants se sont assassinés, du moins selon la Bible. Ils étaient deux, l’un gênait l’autre. C’est la fatalité.

Je potasse mon petit carnet d’adresses, à la recherche d’une inspiration, à la recherche d’un contemporain susceptible de m’aider au lieu de me gêner. Un peu coton à trouver ! Mes pensionnaires seraient des malfrats, ça faciliterait. Mais des diplomates. Vous parlez qu’à la fin de leur détention ils vont déclencher un drôle de rébecca ! Un sir des affaires étrangères, ça se donne pas à garder comme on donne à garder son hamster quand on part en vacances.

Tout en réfléchissant d’abondance, je tourne les pages du carnet à couverture crocodileuse. J’en connais des mecs ! De A jusqu’à Z (j’ai dans mes relations un dénommé Zwickovitch). Tout le long de ma vie, des rencontres, bonnes ou mauvaises. Des types formides, des salauds, des crâneurs, des généreux, mais essentiellement des vieux, sales, horribles, tristes, robustes, pauvres, sombres et petits cons. Essayez de feuilleter votre répertoire, mes drôles, en étiquetant chaque intéressé au passage. Je peux vous fournir une liste des abréviations, comme il en existe en tête des dictionnaires ou des guides touristiques. Tenez, par exemple : p.m., ça voudrait dire pauvre mec ; b.z. signifierait bon zig ; enf-d.f., enfoiré de frais ; F.x. I, fumier de première grandeur ; t.d.n., tête de n. ; j’ai renoncé à mettre des étoiles aux conards, car votre carnet ressemblerait à la voie lactée.

Et voilà que je tombe sur le blaze de Gaston Burny. Il me fascine pour trois raisons que je vais vous énumérer. Primo, il est suisse et habite à vingt-cinq bornes de Genève, deuxio, je lui ai rendu un signalé service, comme on dit encore dans certains feuilletons, troisio, j’ai l’impression que c’est un garçon efficace. Notez, j’ai rendu souvent service à mes contemporains, c’est pas pour ça que l’idée me viendrait de leur en demander un. Au contraire, les mecs à qui on a donné un coup de pogne sont les derniers auxquels il faut s’adresser car ils vous détestent copieusement. Mais pour Gaston, c’est différent. Même s’il m’en veut encore de l’avoir tiré de la merdouille, il doit pouvoir m’aider.

Sans plus différer mon projet, comme on l’écrit toujours dans les romans à prix fixe, je demande le numéro du copain que je vous cause, et, mordez comme la vie s’organise bien pour moi, ce morninge, mais c’est lui-même qui décroche. Je me nomme, il s’exclame, on se dit bonjour et il m’apprend qu’il était en train de tailler ses rosiers. Pour Gaston aussi, l’essentiel c’est la rose. Il en a deux cents variétés dans son jardin avec, au pied de chaque plan, un petit piquet métallique portant le pedigree de la fleur.

Une forme de poésie, en somme ! Tout le monde a son dada, ainsi que me le faisait remarquer naguère Yves Saint-Martin[9].

— Et que faites-vous en Suisse, monsieur le commissaire ? demande-t-il de sa belle voix à l’accent un peu traînant.

— Du tourisme, mon bon ami.

— Vous allez venir me voir, j’espère ?

— Volontiers, me hâte-je. Mais je suis avec des amis, et…

— Amenez-les ! amenez-les ! s’écrie l’imprudent personnage. Vous devriez venir dîner[10], combien serez-vous ?

— Quatre, mais ne mettez pas les petits plats dans les grands car nous serons assez bousculés.

— Arrivez toujours !

— Dans une couple d’heures vous nous verrez débarquer avec armes et bagages ! promets-je.

Je raccroche et, en attendant l’efficace retour du Gros, je me mets à inventorier les bagages du sir.

*

Il m’avait demandé une plombe, Béru. Cinquante-huit minutes plus tard, il rapplique. Il s’est dénégrisé, ce qui lui va beaucoup mieux.

— J’sus paré, mec, m’avertit-il, en me désignant quelque chose qu’il a appuyé contre le mur du couloir. Je penche ma superbe tête hors du cadre de porte et j’avise deux immenses étuis à contrebasse.

— Caisse temps dix ? interroge le Génial en se fourbissant la zone franche.

— Sensas ! declaré-je.

Ne sachant pas si c’est de l’hilare ou du coton, il plisse un œil pour me mieux considérer.

— Fallait y penser, non ?

— Yes, fallait ! réponds-je en empoignant l’un des monumentaux étuis.

Nous procédons à la mise en bière.

— Juste leur pointure ! exulte Bérurier. Tu dis que j’ai le papa con dans l’œil, San-A. ?

— Un vrai petit bodygraphe à toi tout seul, mon chéri. Et ensuite, t’as pensé à l’évacuation ?

— Tout est organisé, mon pote, apothéose mon ami, chez Cook on t’aurait pas fait mieux. J’ai amené la Bentley de ces messieurs devant l’entrée de service, que ça tombait bien, vu qu’elle avait la clé de contact en place. Je te propose le système d’évacuation ci-dessous. On emmène les deux étuis dans notre piaule. Ensuite tu dis à la raie ception de faire porter les bagages du lord à l’arrêt au port. Puis tu viens me rejoindre dans nos appartements. Au paravent, j’aurai dévissé les extincteurs de laitage du dessous. Je sais pas si t’as déjà vu cracher la mousse carbonisée par ces appareils, moi, je peux te promettre que ça te pond une fameuse barbe à papa. De quoi filer la méchante panique dans toute la maison. On profitera de l’animation pour s’esbigner par le monte-charge de service dont je sais où il se trouve. On file les étuis dans la Bentley, et fouette chauffeur, on se trisse, corrèque ?

C’est tellement magnifique, mes amis, que j’en arrive à me demander si Béru ne serait pas mieux dans mon rôle de commissaire que moi. Et que j’en arrive à me répondre oui.

*

Ça ramdame, ça exclame, ça déclame, ça réclame, ça proclame, ça acclame dans le palace, faites-moi confiance. Trois énormes extincteurs qu’il a dévissé, le Gros, dans sa fureur de bien faire. Faut voir ce déferlement carbonique dans les étages, cette marée blanche ! Cette formidable prolifération de mousse ! Ce Niagara de crème à raser ! On galope ! On s’interpelle au mitan d’un brouillard neigeux. On organise des expéditions en crachotant. Y a des enfants qui réclament leur mère, des femmes qui hèlent leurs amants, des bénédictins qui ont perdu leur flacon de Bénédictine, des vieillards qui crient « maman ! », des employés qui démissionnent, des jeunes gens qui veulent des pompiers, des servantes qui ne servent plus aryens ni juifs, des fournisseurs qui défournissent, des naturels qui émigrent, des esprits forts qui faiblissent, des athées qui se hâtent de prier, des banquiers qui remboursent, des asthmatiques qui agonisent, des vierges qui s’affollent, des amoureux qui déjantent, des buandières qui croient que c’est de leur faute ! Des formes hagardes gesticulent dans la mousse. Un brouillard blanc floconne à toute allure, croît et se multiplie. Se gonfle, se détend, se dégaze, se dégage, s’échappe, envahit, recouvre, absorbe, neutralise, éteint les mégots, souffle les coups de foudre, rend tout opaque.

Des téméraires crient de garder son calme. Les hommes et les capitaines d’abord !

— Viens ! me fait le maître-nuageur, c’est le moment.

On empoigne chacun une contrebasse et on se la coltine en direction du monte-charge infiniment disponible puisque oncques ne songe à monter ou à charger.

Pour un kidnapping de grande envergure, reconnaissez que nous venons d’en réussir deux.

N’est-ce pas, mes endormis ?

CHAPITRE SEPT

La propriété de Gaston Burny est une fermette qui se dresse dans une étendue de vignobles. Elle n’est pas très grande et se compose de deux corps de bâtiment. Une pelouse la cerne, où poussent les fameux rosiers du maître de séans.

Faudrait peut-être que je vous cause deux mots sur Burny, si vous avez le temps, non ? Et si vous ne l’avez pas, filez m’attendre quelques lignes plus loin, je ne serai pas long.

Burny, c’est un quinquagénaire qui s’est retiré des affaires à la suite d’un infarctus et d’un coup fourré. Il habitait Pantruche où il avait épousé une Française. Il y gérait un bar sur la bute. Sa vieille maman créchait près de chez nous, à Saint-Cloud, et elle était devenue potesse avec ma brave Félicie. Il aimait bien sa vioque, Gaston, et lui avait arrangé un petit nid sympa histoire de lui faire oublier un peu sa bonne Helvétie natale. Un jour, y a eu une descente de la brigade des stupes, chez Burny. On a dégauchi une valoche pleine d’héroïne dans le placard à balais de sa taule. Il prétendait qu’un client la lui avait laissée en dépôt, ce qui a bien fait rigoler les matuches de la reniflette. Lorsqu’il a été embastillé, son épouse est venue nous trouver, comme quoi son jules était le plus franco des citoyens, victime d’une méchante erreur judiciaire et tout. Ça a tellement ému m’man qu’elle m’a demandé d’intervenir, elle qui pourtant ne se mêle jamais de rien. Faut dire que la mère Burny se délabrait gentiment. Ça pouvait la tuer, une nouvelle commak.

Alors j’ai fait des pieds et des mains, et plus des mains que des pieds, croyez-le, si bien qu’on a écrasé pour Burny à la maison poulaga, à condition qu’il se rapatrie d’urgence, et qu’il balance la filière.

Quelques mois plus tard, Gaston se payait un superbe infarctus consécutif à ses émotions, il regagnait son bled, très diminué et se lançait doucettement dans la culture et le culte du rosier. D’accord, ça possède plein d’épines, le rosier, mais elles sont moins sournoises que celles de la vie. Au moins, on les voit. Il suffit de bien s’assurer par quel endroit on chope la tige.

Il nous attend, loqué en gentleman-farmer : costar de coupe sport, pied de poule (c’est de circonstance quand on reçoit des roycos) à boulons de cuir. Il porte un polo beige, de grosses lunettes à monture d’écaille et il fume la pipe pour se donner l’air anglais. Il est tout sourire. Je lui trouve bonne mine et le lui dis, ce qui le comble d’aise. Quand un gus s’est payé une crise cardiaque ou une opération de choix, rien ne le rend plus joyce que de lui déclarer qu’il pète de santé et qu’il pourrait servir de modèle pour une affiche à la gloire des sports d’hiver.

— Je vous présente mon éminent collaborateur, l’inspecteur Bérurier ! cérémonié-je.

Gaston assure le Gros de son enchantement et se laisse luxer une poignée de falanges.

— Vous m’aviez annoncé que vous étiez quatre, commissaire ? s’étonne-t-il après s’être massé la main endolorie de sa main valide.

— Nous sommes quatre, confirme-je.

Et de lui désigner les deux étuis à contrebasse qui occupent tout l’arrière de la Bentley.

Il ouvre des yeux larges comme des soucoupes volantes.

— Je ne comprends pas, avoue mon hôte, vous vous lancez dans la musique de chambre ?

— Y’a de ça, Gaston.

Et, à brûle-pourpoint, je l’attaque :

— Vous vivez comment, ici ?

— Avec mon épouse, dit-il, maman est décédée l’an dernier.

— Mes condoléances, Gaston. Et vous n’avez pas de domestique ?

Il hoche la tête.

— Non, on vît simplement. Mathilde, vous la connaissez ? Elle est terriblement active !

— Parfait, parfait, je vois que j’ai frappé à la bonne lourde, Gaston !

Il me défrime d’un œil indécis et je sens que quelque chose se flétrit en lui, dans la région de la gentillesse.

— Pou… pourquoi ? bute-t-il.

— Parce que vous allez pouvoir me dorloter les deux pensionnaires que je vous amène en toute sécurité. Je parie que dans votre ferme vous avez une bonne cave ? Au milieu de ces vignobles, c’est fatal !

— Des pensionnaires ?

Il est effaré. Le Gros rigole comme toute la famille Quasimodo.

— Mon vénéré chef oublie de vous dire que nos instruments à cordes sont a cordes vocales, mon pote !

L’instant des explications me paraissant venu, j’affranchis Burny dans les grandes lignes.

— Comprenez-vous, conclus-je, je suis très embarrassé par ces deux hommes. Il faut que je les neutralise en douceur pendant quelques jours, et je ne vois guère que vous qui soit susceptible de les héberger.

— Des diplomates anglais ! s’étrangle l’autre pomme suissaga, mais vous n’y pensez pas !

— Vous les traiterez bien. Dans une semaine au plus, je passerai les récupérer. Pour leur apporter de la nourriture vous mettrez un masque, voire un simple bas de femme sur votre radieux visage, Gaston. Ils ne vous verront pas. À mon retour, je les véhiculerai jusqu’à l’autre bout de la Suisse pour les délivrer et ils ne sauront jamais qui les a eus en pension.

Mais mes arguments lui font autant d’effet qu’un genou de femme contre une jambe de bois.

— Non, non, c’est impossible. L’I.S. enquêtera et ce sont les types les plus malins de toutes les polices. Ils me retrouveront, et…

— Ils ne vous retrouveront pas, certifie-je impatienté. Ça fait plus d’une heure que nos bons hommes sont bouclés dans les étuis. J’ai fait quatre-vingts kilomètres en bagnole au moins avant de les amener ici. Ils ne sauront jamais qu’ils étaient aussi près de Genève. Et comme je les délivrerai encore plus loin, ils seront complètement paumés.

« Je crois vous avoir prouvé naguère que vous pouviez avoir confiance en moi, non ? »

Ce rappel de ma créance ne le fait pas fléchir. Il continue de branler une bouille épouvantée en faisant « non, non » comme une jeune vierge à qui un chemineau proposerait de ne plus l’être. Il me bat les noix sérieusement, ce vilain apôtre. Comme dit Félicie : « Faites du bien à un vilain et il vous fait dans la main » ! Sur ces entrefaites, Mme Burny se pointe, radieuse. Elle a pris de l’embonpoint, mémère, depuis qu’elle a largué son rade de Montmartre. Elle grisonne et fibromme un peu. Ses nichemars mettent les adjas. Son soutien-chose a un boulot monstre pour les ramener dans le droit chemin, ces indisciplinés.

Son sourire s’éteint lorsqu’elle avise la devanture décomposée de son bonhomme.

— Que se passe-t-il, Gaston ? s’exclame la digne rentière.

Je la rassure d’un sourire.

— Rien de grave.

Et je lui résume l’objet de ma visite. Un peu d’angoisse fripe ses traits, pourtant, elle encaisse mieux que son pantin.

— Si ça doit vous rendre service, commissaire. Nous avons une dette envers vous.

— Merci, ma bonne amie, je savais que je pouvais compter sur votre coopération, assure-je. Je vous donne ma parole d’homme que vous n’avez aucun ennui à craindre.

— Complicité de kidnapping ! Aucun ennui à craindre ! glapit Gaston. Et les kidnappés sont des diplomates anglais ! Vous vous foutez du monde ! Jamais je ne marcherai dans une pareille combine, m’entendez-vous ? Jamais, jamais, jamais !

— Gaston ! murmure sa femme, très ennuyée.

Maïs il s’obstine, il devient gonzesse frileuse, le Gaston. Il se cramponne à sa quiétude bourgeoise. Qu’on le laisse crever peinardement, au milieu de ses rosiers. L’air de sa Suisse natale l’a régénéré. Loin de Pigalle, il a retrouvé le goût de la vie simple et tranquille. Il ne vent plus d’histoires, plus jamais ! Il est redevenu farouchement neutre, Gaston, voilà !

Je sens que c’est foutu. J’enrage. Je grogne, je rogne, je vergogne, je cigogne, je suis cogne.

— J’aime pas rappeler mes bienfaits, Gaston, mais laissez-moi vous dire que sans moi, vous seriez en ce moment à la Centrale de Poissy, en train de fabriquer des trucs en matière plastique.

— C’est vous qui le dites, j’étais innocent et j’aurais prouvé mon innocence !

Voilà où nous en sommes, mes chéries. Ce que ça m’écœure ! Les gens que vous avez dépannés finissent toujours par nier vos bontés. Ou par prétendre qu’elles n’ont servi à rien. Ah ! bonté céleste, heureusement qu’il existe les gonzesses. Elles, au moins, ont la reconnaissance du ventre !

— Très bien, Gaston, je vous remercie, soignez-vous bien et soyez heureux, rouscaille-je en me dirigeant vers la Bentley.

Que vais-je faire de mes pèlerins, maintenant ? Faut que je trouve une solution de rechange et que je la trouve vite car il est plus de midi. Dans trois plombes notre coucou décollera.

— Tu permets un instant ? me lâche le Mastar en se dirigeant vers Burny.

— Oh ! laisse, Gros, misérablé-je.

Mais il ne se laisse pas stopper.

— J’ai dit juste un instant, s’emporte le mammouth.

Il touche le bras de Gaston.

— M’sieur Gaston, si vous permettriez, je voudrais vous toucher un mot en particulier.

Il a un beau sourire engageant, Béru. Sa physionomie reflète la bonhomie la plus cordiale, la mansuétude la plus obstinée. L’autre s’y laisse prendre. Béru le biche familièrement par une aile, et les deux personnages disparaissent dans l’odorant labyrinthe de la roseraie.

— Faut excuser mon mari, monsieur le commissaire, pleurniche Mathilde. Depuis son infarctus, la mort de sa mère et tout, il est devenu tatillon. C’est comme qui dirait un jeune vieillard.

— Bien sûr, murmuré-je sinistrement. C’est l’évidence même.

Elle essuie une giclée de larmes.

— Je suis navrée qu’on vous refuse ce service, hoquète-t-elle.

— Et moi plus encore que vous me le refusiez !

Je la laisse évacuer sa honte en fumant une cigarette. Les momifiés de la contrebasse commencent à s’agiter dans leurs étuis. Je perçois des grattements, des geignements. Un vrai concert… de lamentations.

Le Gros tardant, je file deux petits coups de klaxon impatientés. Qu’est-ce qu’il branle, Béru ?

Tout à coup, les rosiers qui se dressent en bordure de l’allée s’escamotent et tombent. Le Gros apparaît, une faux dans les mains, il vient de tracer une étrange voie à travers la roseraie de Gaston. Derrière lui, Burny trépigne. Comme il est bath, Béru, dans ce geste de faucheur, aussi auguste que celui du semeur. Un peu rouge, en sueur, le bitos rejeté en arrière, les manches de la chemise retroussées. Il s’arrête au bout de l’andain et prend appui sur le manche de la faux.

Mort de rage et de chagrin, Gaston lui saute sur le poil, le houspille en glapissant des « Misérable ! Je vais appeler la police ».

Lors, Béru rejette sa faux, s’essuie le front et déclare :

— Ça, mon pote, c’est la première sanction.

Après quoi, il désigne sa montre à bracelet métallique.

— Tu vois c’te tocante, hein, fesse de rat ? C’est une Difor, donc elle est costaude. Eh bien ! je te diforme ma Difor sur le museau si tu t’obstines à jouer les ingrats. Et c’est pas tout, mon mec. J’ai plein de copains qui demandent qu’à me faire plaisir. Je leur tutoie ton pedigree dans le tuyau de l’oreille, et, aussi vrai que c’est plein de glace au pôle Nord, tu ne passeras jamais plus une nuit de repos, Gaston. Quand on veut foutre la m… dans la vie d’un gars, il a beau s’entortiller de flics et se barricader dans son réfrigérateur, ça n’empêche rien, souviens-en toi !

Il file encore un petit coup de faux polisson dans une somptueuse touffe de polygonus graducus veinés.

— Qu’est-ce tu décides ? fait Béru en se crachant dans les mains.

— Bon, d’accord, je garderai vos types, mais je vous préviens, si jamais ça se gâte, je dis qu’on me les a confiés !

— Ça se gâtera pas, Gaston, promet le Gros.

Burny est merveilleusement outillé pour héberger deux kidnappés. Juste à l’arrière de la fermette, il y a un cuveau avec encore son pressoir. C’est dans ce presse-raisin désaffecté que nous allongeons nos patients.

— Maintenant, gentlemen, leur dis-je, vous allez vous tenir tranquille pendant quelque temps. Lorsque nous aurons mené à bien notre mission, vous serez délivrés.

Ces Anglais, ils sont ce qu’ils sont — et principalement anglais — mais faut reconnaître que, question self-contrôle, ils ne craignent personne. Saucissonnés sur la froide pierre d’un pressoir, ils conservent un flegme édifiant. Sir Dezange serait dans son club, à London, qu’il n’arborerait pas une nonchalance plus badine.

— Well, fait-il, quelque chose me dit que nous nous retrouverons un jour prochain, mon cher.

— Ce sera toujours avec le plus grand plaisir, sir. Profitez de ces quelques jours de claustration pour vous relaxer. Dans l’univers trépidant où nous nous mouvons, il est nécessaire de dételer par moments.

Là-dessus, nous allons déguster le repas préparé par dame Burny. Un qui n’y fait guère honneur, c’est son époux. Une bouille pour Toussaint pluvieuse, il arbore. Il pense à ses rosiers fauchés, aux menaces planant sur son cœur fragile.

Avant de partir, Béru le biche par les revers et lui lance, le nez contre le nez, les yeux dans les yeux :

— J’oubliais, pépère, une précision importante : veille bien à ce qu’on retrouve ces messieurs à notre retour, hein ?

— Et si vous ne reveniez pas ? objecte le malheureux rentier.

— En ce cas, pouffe le Gros, dans un an et un jour, ils seraient à toi ! La loi, c’est la loi, mon pote !

*

Les bagages de sir Harry Dezange et de son secrétaire se trouvent à la consigne de l’aéroport, suivant mes indications. J’ai dans la poche les papiers du sir et ses titres de transport. Vous pouvez pas savoir comme ma photo fait mieux que la sienne sur son passeport. Et la manière dont je l’ai rajeuni de vingt ans, le cher Harry, en changeant un seul chiffre à sa date de naissance.

Le haut-parleur annonce le prochain départ de notre vol. Je me dis que tout baigne dans l’huile. À cet instant, une nuée de ravissantes filles se précipitent sur nous. Elles cernent le Gros et lui font un tas de mamours en s’exclamant dans des langues différentes.

— Qu’est-ce que c’est, Gros ? m’inquiété-je, bien que je devine la réponse.

— Les gonzesses d’hier, répond Son Excellence. Sacré tonnerre de nom de foutre, elles font donc partie du voyage !

Je questionne l’une des jeunes filles, une belle Anglaise blonde à rêver, avec des yeux verts comme le printemps.

— C’est confirmé, ces demoiselles s’embarquent bel et bien avec nous pour les îles Malotrus.

Béru semble leur avoir fait une grosse impression, hier. Une chose les turlupine : elles aimeraient savoir pourquoi il n’est plus nègre. Je leur explique qu’il sortait d’un dîner de têtes et ça les satisfait. Les souris, plus elles sont belles, moins elles cherchent à comprendre.

Là-dessus, je vous annonce que la première partie de cette œuvre est terminée. Relisez-la à tête reposée pendant que je vous ponds la seconde.

À tout à l’heure !

EFFECTIVEMENT : FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE

Résumé de la première partie

Après les péripéties que vous venez de ne pas lire, San-A. et Bérurier s’envolent pour l’archipel des Malotrus en se faisant passer pour des plénipotentiaires britanniques. Leur but ? Mettre tout en œuvre pour que la reine Kelbobaba cède à la France, plutôt qu’à la Grande-Bretagne, l’île de Tanfédonpa où notre gouvernement souhaiterait poursuivre ces fameux essais atomiques qui forcent l’admiration de certaines peuplades primitives et des députés de la majorité.

DONC, DEUXIEME PARTIE

CHAPITRE PREMIER

Un grand voyage, ça n’existe plus. Le monde devient de plus en plus minuscule pour nous autres, les « usagés de la ligne de vie ». On bat les fuseaux horaires sur leur propre terrain, si je puis dire. Des fois on arrive avant d’être parti, selon la direction adoptée.

Ainsi, les îles Malotrus, quand vous les cherchez sur une mappemonde ou un planisphère, pauvres têtes d’épingles noyées dans des bleus pacifistes, elles vous paraissent fabuleusement inaccessibles ; éloignées de tout à en dégoûter tous les nouveaux Vasco de Gama, les Christophe Colomb, les Magellan et consort, tous les frémissants de l’évasion, tous les navigateurs à voile, à poil et à vapeur. On se dit : Bombard lui-même renoncerait. Ces minuscules chiures de mouche perdues dans le c… de la planète, faut viser droit pour les atteindre. Une erreur d’un centième de degré quand vous faites le point, et vous tous retrouvez au pôle Sud ou en Australie, chez ces marsupiaux qui ont tant fait pour le slip masculin. Je vous citais Bombard, en v’là un qui s’est fait péter la bagouze pour la peau. L’exploit du second demi-siècle, à mon avis, il l’a accompli. Après ça, il méritait une pension à vie, Alain, je proclame. On en verse bien à d’anciens parlementaires délabrés qui n’ont fait que s’emplir les fouilles quand ils étaient en exercice. Moi, Bombard, je le salue respectueusement. Il peut buter son crémier, montrer sa zézette aux petites filles du catéchisme ou bien vendre la Tour Eiffel à des ferrailleurs que ça ne changerait rien, je lui garderais pareillement la même admiration indélébile. Son exploit appartient à l’homme ; comme celui de Lindbergh, c’est un beau cadeau ; merci, Alain, et mort aux cons qui confondent le courage avec la publicité, la littérature avec l’Académie Française, le génie avec la folie…

Donc, malgré qu’elles soient minuscules et difficilement discernables, les îles Malotrus existent et, après des heures de mangeaille et de somnolence dans l’appareil de la Swissair, nous finissons par nous poser sur l’aérodrome d’Obsénité-Atouva, la capitale de cet archipel convoité. L’aéroport fut construit par les Américains au cours de la (très provisoirement) dernière guerre mondiale. Il offre la particularité d’être posé au sommet d’une chaîne montagneuse, l’île de Merdabéru où se trouve Obsénité-Atouva ne comportant, en fait de plaine, que la place du parlement, laquelle mesure soixante-dix mètres de long sur cinquante-cinq de large, ce qui ne laisserait pas une marge de sécurité suffisante pour que s’y posent des Boeings.

Ouvrage d’art particulièrement hardi que cette aérogare juchée à quinze cents mètres d’altitude. Elle est faite de dalles en béton armé soutenues par de formidables poutrelles. Lorsqu’on débarque d’avion, on n’est pas arrivé pour autant à destination, puisque la fin de la descente s’effectue en téléférique. Du moins, cette piste constitue-t-elle un immense toit sous lequel bivouaque la population déshéritée de l’île. Celle-ci (la population) se compose principalement de bergers qui gardent des troupeaux de lézards de la race Hermès, laquelle, comme chacun le sait, est la plus recherchée.

Au moment où notre coucou amorce son atterrissage, nous avons beau mater par les hublots, à nous en faire dégouliner la rétine, nous n’apercevons que l’immense Pacifique moutonneux ; et nous nous demandons, avec une certaine inquiétude, si cet atterrissage ne risque pas de devenir, en fait, un amerrissage. Et puis non : au dernier moment, la piste jaillit au-dessus du flot berceur. Oriflammes et biroutes claquent dans le vent marin. La case de contrôle et son radadar étincellent au soleil. Tandis qu’on peut lire, en gigantesques caractères fluorescents peints sur la piste Pasikonksa, qui est le nom de l’aéroport.

Le Boeing se pose impeccablement. À cet instant, la voix du commandant de bord annonce en anglais :

— Sir Harry Dezange est invité à sortir le premier de l’appareil.

Je déboucle ma ceinture. Vous me verriez, strict dans une veste noire et un pantalon rayé, un œillet ronge à la boutonnière, les favoris grisonnants biscotte le talc dont je les ai saupoudrés, la cravetouze gris perle, le chapeau melon bien posé sur le dôme, vous vous diriez, mes très chéries, que votre San-A. se rend à un bal costumé, tant il est pas croyable !

La ravissante hôtesse, tout sourire, s’approche.

— Je crois que vous êtes attendu, sir, me dit-elle pendant que le steward déverrouille la porte des premières.

Une chaleur frémissante se rue dans l’appareil. Des gars café au lait, vêtus d’un short blanc et d’un képi portant le nom de l’aéroport roulent l’escalier jusqu’à nous. Derrière eux, une musique militaire se met en formation. M’est avis qu’il s’agit des musicos de la garde royale. Leur tenue est impeccable : pagne rouge à bandes blanche et or, chaussures de tennis, gants blancs, casquette blanche sommée d’une lyre. Leurs épaulettes sont peintes à même leurs épaules nues. Ils ne jouent que de deux instruments : tam-tam et cornet à piston, mais faut entendre comme !

Sitôt que j’apparais, le gros Béru sur mes talons, un hymne éclate, fracassant, concassant, qui domine les ultimes grondements des réacteurs. En tendant l’oreille, en me concentrant, en mobilisant à bloc mes trompes d’Eustache, je finis par identifier l’air des « Oignons » si cher au regretté Sidney Bechet. Un personnage que je n’avais point encore aperçu se détache du groupe et s’avance vers la passerelle. Il a des souliers vernis, un short noir, un habit noir, un nœud de cravate blanc, à pois rouges noué à même son cou (car il ne porte pas de chemise) et un chapeau haut-de-forme.

Je descends l’escalier. L’homme se dégibuse, je me démelonne. Il est gras, suifeux, et avec ce qu’il s’est collé sur les tifs pour les aplatir, on pourrait ravaler toute la partie ouest de l’hôtel de ville de Pantruche. Il s’adresse à moi en français, non pour que vous compreniez mieux ses paroles, mais parce que dans l’archipel des Malotrus, le français est la langue officielle.

— Au nom di Sa Majesté li Reine Kelbobaba, ji m’y fais grand honneur d’accueillir missager d’une autre grande souveraine. Sois li bien vinu aux Malotrus, sir Dezange.

Nous nous serrons énergiquement la paluche et je m’écarte légèrement afin de présenter Béru. Mais ce dernier devance mes civilités.

— William, la tête de camp du triste sir que tu vois là, mon pote. La santé est bonne ? Les affaires marchent ? Les mouflets travaillent bien à l’école ?

— Tout va très bien ! assure le royal messager, ravi de tant de sollicitude.

Ses musiciens prennent cette réponse pour un ordre et se mettent à jouer, « Tout va très bien, madame la marquise », car l’on est un tantinet en retard sur les « tubes » à Obsénité-Atouva. L’homme au gibus me saisit le bras.

— Si ti veux, ti passes li garde en revue ? me propose-t-il.

Et de m’entraîner vers une compagnie du Royal-Meddok, la garde d’apparat du palais. Nous marchons devant le front des troupes. Un peu baraqués, les archers de la reine ! Le plus petit mesure au moins deux mètres. Ils sont sobrement habillés de guêtres blanches, d’un cache-sexe en peau de lézard et d’un bicorne d’académicien français. Faut les admirer, dans un garde-à-vous impeccable, la lance au côté, le menton pointé, la peau luisante comme un vieux meuble bien ciré.

Béru pince l’oreille du dernier, en un geste hautement napoléonien :

— C’est bien, mec, approuve-t-il, c’est très bien, tu feras mes compliments à tes copains, sauf à çui qui tenait sa lance à droite.

Il tend un billet de cinq francs au militaire :

— Vu qu’il fait chaud, vous irez écluser un gorgeon à la santé de la couine d’Angleterre.

Le soldat n’empoche pas le talbin puisqu’il n’a pas de poche, mais il le fourre dans son cache-sexe d’un geste preste.

— Ah ben dis donc, je comprends pourquoi qu’on appelle ça des bourses, ricane Béru en pressant le pas pour nous rattraper.

C’est maintenant la case d’honneur de l’aéroport. Il est décoré des drapeaux anglais et malotrusien. Ce dernier, comme vous ne l’ignorez pas, représente un lézard vert sur fond jaune, avec, écrit en arc de cercle cette fière devise : « Si tu voulais chatouiller mon lézard, t’aurais affaire à moi ».

Nous nous inclinons devant les pavillons de nos deux pays. Un disque joue le « God save the queen ». L’instant est solennel. Après l’hymne britannique, le messager de la reine se penche vers moi.

— Excuse-moi, dit-il, mais aux Malotrus, on n’a pas d’hymne national.

Il me présente quelques hauts dignitaires vêtus de la même façon que lui, ensuite de quoi il fait un geste et une équipe de gus pousse vers nous une caméra de télévision.

Un opérateur est cramponné au lourd appareil. Il fait un geste de la main. Alors le messager me saisit par le cou et m’embrasse à pleine bouche. Il se tourne vers l’objectif, cligne de l’œil, fait un salut vaguement romain, rigole, lui adresse un pied de nez et se suspend à mon bras dans une posture très fin de noce.

— J’ignorais que vous eussiez la télévision, dis-je en me dégageant.

— On l’a pas encore, mais on a déjà une caméra, répond le protocolaire personnage. Alors on enregistre pour quand c’est qu’on l’aura.

Il me file un coup de coude dans l’estomac, pointe sa langue entre ses joues gonflées et émet un bruit que ne désavouerait pas un cheval trop nourri d’avoine.

Impatienté, Béru l’écarte d’un geste péremptoire.

— Après vous s’il en reste, m’sieur l’abbé, grogne le Mastar, tu permets que je travaille un peu des mirettes pour la postérité, moi z’aussi ?

Délibérément, Béru accapare l’objectif devant lequel il s’efforce de prendre une mine pensive, tout en se léchant les doigts afin d’aplatir sa mèche rebelle. Mais déjà, notre mentor va se jucher sur un praticable où se dresse la silhouette dégingandée d’un micro. Il sort un rouleau de papier hygiénique de sa poche et commence de le dérouler en lisant le texte qui s’y trouve tracé en caractères gras (évidemment).

— Misieur l’envoyé spicial, attaque le champ bêlant ; ci jour l’est un jour di gloire pour tous les malotrusiens. Notre souveraine l’y très flattée di t’accueillir, toi qui représentes une grande collègue à elle. Ci deux majestés gouvernent chacune une île. Li tienne l’est plus au nord qui li nôtre, mais, comme le dit notre grand pouête, Mâ-Lro qui l’a icrit ci discours : « li cocotiers del’une et li cocotiers de l’autre donnent la même ombre aux hommes de bonne volonté ». Nous sommes persuadés que li coopération di nos deux pays portera di fruits juteux comme di pamplemousses, et que la lumière di progrès l’éclairera les zobes radieux, pardon : j’y veux dire les aubes radieuses di lendemains qui chantent sur la perspective rijouissante d’un avenir qui, s’il n’appartenait pas à demain, serait dija dépassé, j’y veux dire : du passé ! Vive li Grande Britagne, vive li Malotrus !

Les personnalités présentes applaudissent en se frappant sur les fesses pour que ça fasse plus de bruit.

Notre mentor lève alors les bras en V pour saluer l’auditoire. Mais déjà, un Béru ronchon le tire par ses basques et grommelle :

— T’aurais pu espédier un peu de vapeur de mon côté, gars, y en a que pour le boss, c’est comme ça qu’on écœure le populo, à force de dorer ce qui l’est déjà !

Conscient du bien-fondé de la réclamation, le messager impose silence et ajoute :

— Ji manquerais à tous mes devoirs, si ji saluais pas li compagnon de voyage di sir Dezange. Son précieux collaborateur, en venant z’ici, ajoute une couche di gloire sur la tartine d’honneur qui nous y offerte.

Re-bravos.

Je m’avance pour répondre, mais Bérurier s’empare du micro (lequel, je le note au passage, n’est relié à rien et se trouve là en simple qualité de figurant).

Il a la pommette enflammée et le regard suintant, le Gros.

— Messieurs et messieurs, attaque Béru (car aucune femme n’est présente à cette cérémonie d’accueil), la façon espontanée et magistrale dont à laquelle votre gars ici présent vient de me passer la brosse, non seulement en tant que secrétaire du pelé ni pote hanse hier, mais en tant que moi-même, me touche profondément. J’eusse aimé, continue le Disert, en se tournant vers l’homme au gibus, apporter trois fleurs à votre dame pour dire de marquer le coup ; mais vous savez ce que c’est ; les bagages à faire, l’avion à prendre, les circulations de l’encombrement, une dernière bonne manière à bo-bonne histoire de lui faire le plein avant de partir, brèfle, j’ai omissionné.

Il se fouille, sort un billet de dix francs suisse de sa fouille et ajoute en le tendant au messager.

— Voilà pourquoi vous me feriez plaisir en lui achetant une bricole de ma part avant de rentrer chez vous.

L’émotion s’empare de l’assistance devant ce geste si élégant. Le mentor se jette en sanglotant sur la poitrine de Béru. Il bredouille qu’il n’oubliera jamais et qu’il gardera le billet pour son usage personnel vu que ce sont plutôt ses vingt-trois femmes qui lui font des cadeaux.

Enfin, dans une atmosphère de kermesse, nous nous dirigeons vers le téléphérique afin de terminer notre descente sur la capitale, dont les toits de paille scintillent tout en bas, dans une vapeur bleutée.

Le téléférique est hérissé d’oriflammes. Comme il ne comportait pas de sièges, on y a installé deux pliants d’honneur. Béru, du premier coup de miche fait craquer la sangle de retenue du sien et se retrouve sur le plancher ; mais l’incident reste plaisant et amuse tout le monde, le Gravos y inclus.

Tandis que la descente s’effectue (très lentement car la cabine est remuée par la seule traction humaine. En haut il y a huit cents préposés qui laissent couler le câble dans leurs mains caleuses), le messager de la reine nous donne des précisions sur Obsénité-Atouva. Un vrai petit guide noir, ce gros sac à charbon. Il nous raconte sa capitale en long, en large et dans sa périphérie. Quatre mille habitants, tous de race noire, excepté le consul de Suède. La plupart d’entre eux appartiennent à la religion pollueuse. Le catholicisme faillit s’instaurer dans l’archipel au début du siècle, malheureusement, des bergers de lézards arriérés et ayant un coupable penchant pour les friandises apprirent que le missionnaire avait du diabète et le consommèrent.

L’élevage du lézard mis à part, une seule industrie est pratiquée dans l’île de Merdabéru : le tissage de la peau de banane. Des caboteurs déchargent d’importantes quantités de ces fruits à Obsénité-Atonva. Les Obso-atouvabiens les décortiquent, jettent l’intérieur de la banane à la mer et en font sécher la peau afin de récupérer la fibre de cette dernière. Ils la tissent ensuite et obtiennent une espèce de rabane fruste dont on se sert pour confectionner des sacs destinés au transport exclusif des bananes. Ces sacs étant considérés comme emballage perdu, c’est dire si cette modeste industrie est rentable ! Le chômage est absolument inconnu à Merdabéru. Le standard de vie y est plus élevé que dans les autres îles des Malotrus. Chaque citoyen a ses sandales (alors qu’avant la dernière guerre, seuls les notables privilégiés en possédaient), dans chaque famille on trouve un phonographe et une bouteille thermos, ce qui prouve qu’on n’arrête pas le progrès et que le confort déferle sur les régions les plus isolées.

Parvenu au pied du mont Pasikonksa, une somptueuse Rolls-Royce s’avance vers le marchepied d’honneur. Ce n’est pas une Rolls comme les autres puisque sa carrosserie est en or massif et qu’elle ne comporte pas de roues. Les rues d’Obsénité-Atouva sont à la fois trop abruptes, trop étroites et trop mal pavées pour permettre à une voiture normale de circuler, aussi celle-ci est-elle constellée de mancherons gainés de velours grenat, ce qui permet de la porter à dos d’hommes.

Un chauffeur en grande tenue nous ouvre la portière cérémonieusement. Nous prenons place, tous les trois en grandes pompes (Béru et le messager chaussent du 46), ensuite de quoi le chauffeur va se mettre au volant et fait tourner le moteur au ralenti. Tout au long du trajet, il mettra les clignotants et klaxonnera dans les virages. La lenteur de notre déplacement nous permet de découvrir la beauté insolite de cette ravissante ville extrêmement basse de plafond puisque, de conception troglodyte, ses plus hauts buildings n’ont qu’un rez-de-chaussée. Une foule frénétique se bouscule le long du parcours, qui agite des petits drapeaux britanniques en criant à gorge déployée :

— Vive la bombe atomique !

M’est avis que la propagande du palais a fait son boulot, les gars. Béru est également de cet avis puisque, revenant à notre téméraire mission, il me coule dans le tube acoustique :

— Je crois que ça va être duraille de renverser la vapeur, mec. Je vois vraiment pas comment t’est-ce qu’on pourra faire revenir la reine sur la décision de signer avec les Rosbifs.

— Attendre et regarder, réponds-je, ce qui est une manière franco-britannique de s’exprimer.

— Comment ti trouves li capitale ? s’inquiète le messager de la reine.

— Very belle, mon pote ! rétorque Béni. Faudra qu’un de ces quatre j’y vinsse en vacances avec ma bergère, y a des hôtels pas chers, dans le patelin ?

— On va en construire un avec li sous di traité, affirme l’important personnage. Notre pays, l’est en plein nixpension.

Il nous montre une immense case de forme ovale :

— Ici, ti as li Faculté di Lettres.

Effectivement, des étudiants nous adressent des grands gestes depuis les fenêtres de l’établissement.

— Quels diplômes ont les garçons qui sortent de là ? m’informé-je.

Il accordéonne son front, réfléchit un instant et affirme avec importance :

— Comment ti dire ? C’est mîme chose li certificat des tudes en Neurope. Mîme chose pareil ! Là, ajoute-t-il, en désignant une autre case dont seul le toit émerge du sol rocailleux, ti as l’hôpital des éléphants malades où c’est que la reine l’a été repérée de la prostate y a deux ans !

— La reine opérée de la prostate ! m’exclamé-je, mais les femmes n’ont pas la prostate !

Le messager se renfrogne.

— Notre reine, c’est même chose qu’un roi, tranche sèchement notre cicérone.

Il reste un instant silencieux, choqué par mon exclamation. À cet instant, nous passons devant une modeste habitation de torchis sur laquelle une plaque de marbre est fixée, qui indique :

— Dans cette maison, le grand savant Houlaksécho inventa l’eau chaude en 1934.

La foule se fait de plus en plus dense et danse de plus en plus. Le sévice d’ordre (ici les agents sont armés de fouets) a beaucoup de peine à comprimer la populace.

Nous débouchons sur la place du parlement, modeste de dimensions, mais belle de proportions, je crois vous l’avoir précisé naguère et plus haut. Un monument intéressant pour un amateur de bizarreries est érigé en son centre. Il représente une paire de pieds nus. Notre guide m’explique que cette œuvre est consécutive à un malentendu. La reine Kelbobaba avait commandé la statue en pieds de son défunt mari, le prince Lokdu. Se méprenant, le sculpteur de la cour n’a exécuté que les nougats ; ces derniers étant criants de vérité (il ne manque pas un durillon, pas un ongle incarné à leur reproduction de bronze). Sa Majesté décida de conserver tel quel le monument.

On nous traduit l’inscription figurant sur le socle en dialecte malotrusien. C’est un poème qui dit à peu près ceci :

Il avait les pieds sur la terre,
Il s’exprimait comme un pied
Et il est parti les pieds devant
Après nous avoir bien fait marcher.
Que le Dieu Pu-Rodor l’accueille

… ce qui, convenez-en, ou allez en vitesse vous faire tirer des cartes de visite sur papier-chiotte, ne manque ni de lyrisme ni d’envolée. Et astucieux avec ça ! Il fait passer le coup des panards solitaires ; il les justifie, leur donne une démarche, si je puis dire, les immortalise. Dans la vie, quand on a fait une bêtise, au lieu de la déplorer, il faut la célébrer. La plupart des grandes découvertes ont pour origine une bévue. Souvent, une connerie réussie est plus profitable qu’une grande œuvre loupée.

Pointalaligne.

Le Palais Royal (en anglais, the Royal Palace) se dresse dans le fond de la place. Contrairement aux autres constructions qui sont en paille et en bois, lui est fait de briques et de brocs, c’est dire qu’on n’a pas lésiné sur les matériaux. C’est une bâtisse qui serait presque rectangulaire si elle n’était parfaitement ovale. Elle a la forme d’un carton à chapeau. Elle ne comporte aucune fenêtre, afin que la chaleur ne puisse pas pénétrer à l’intérieur et prend le jour par une immense verrière en dent de scie. Cette royale demeure ferait songer à une usine si des gardes en grande tenue ne montaient la faction près du vaste perron à l’envers qui descend jusqu’à la porte.

La Rolls s’arrête. Nous en descendons. En veine de pourliches, le Gros file une pièce au conducteur. Des soldats s’approchent, armés de lances d’apparat. Au commandement de leur chef qui hurle : Nombri… il ! les valeureux guerriers malotrasiens se plantent le manche de leur arme dans l’alvéole qui leur vrille l’abdomen. Car, dès leur plus jeune âge, les enfants sont sélectionnés pour devenir lanciers de la reine. On leur fait porter une ceinture-perce-nombril qui leur pratique, au fil des ans, une cavité d’environ vingt-cinq centimètres dans la panse. Cette cavité est gainée de cuir, et les lanciers défilent avec leur lance dans le bide, sans avoir besoin de la tenir, ce qui leur permet de jouer de la musique en même temps, de jongler avec des noix de coco ou de lire Le Monde[11].

Nous descaladons les marches du perron et passons un porche monumental, tendu de velours grenat, ce qui fait éminemment royal. En revanche, la porte est étrange. En acajou massif, elle s’orne de deux panneaux sur lesquels on lit :

« Buvez Coca-Cola glacé ».

Aux dires de notre guide, cette porte fut offerte à la reine par les Américains, soucieux de remercier les Iles Malotrus de leur concours lors de la dernière guerre.

Le porche passé, sans crier gare (bien que nous en eussions fortement envie, vu l’ambiance) c’est la salle du Trône. Imaginez un immense local de cinquante-deux mètres sur trente-quatre, couvert de tapis et seulement meublé d’un trône gigantesque et de bornes kilométriques. Quand je vous assure que le trône est gigantesque, ne croyez pas que j’en remets, les mecs. Pour vous situer ses dimensions, laissez-moi vous dire qu’il comporte deux éléphants grandeur nature en guise d’accoudoirs. C’est autre chose que du Chippendale, croyez-moi ! Ces éléphants offrent la particularité d’être en ivoire et de posséder des défenses en or. Le dossier du formidable siège est également en or incrusté de pierreries. Les bornes disséminées dans la salle sont de véritables bornes servant de tabouret aux visiteurs. Elles font partie de la collection privée de la reine. Les îles Malotrus ne possèdent pratiquement pas de routes, et Kelbobaba est fascinée par les nationales d’autrui.

— Asseyez-vous, invite le messager, Sa Majesté ne va pas tarder.

Je pose mon dargif sur une borne indiquant « La Tour-du-Pin 8 km », tandis que Béru confie une partie du sien à une autre borne annonçant Birmingham à 3 miles.

En attendant la venue de la reine, je jette un œil fasciné aux murs couverts de panneaux indicateurs. Toujours la collection royale. On se croirait un peu dans les bureaux d’une autoécole. Il y a des interdictions de stationner, des sens uniques (en leur genre), des « stop », des sens interdits (je le suis aussi) ; des annonces de virage en Z, des panneaux pour pistes cyclables, des « fin d’interdiction de doubler », des convois exceptionnels, des danger, des rappel, des 80, des 100, des cassis, des chaussée rétrécie, des signaux sonores interdits, des hauteur limitée 3 m 5, des douane sur zoll, des intersections, des chaussées glissantes, des attention, verglas, des sens giratoire, des passages à niveaux gardés, des poids maximum autorisé et bien d’autres encore, dont j’avoue ignorer la signification, ce qui par l’étang qui court, peut me valoir le retrait du permis de conduire.

— Belle collection, hein ? exulte notre mentor, c’est li plue complète di tou li Pacifique.

— Superbe, admets-je.

— Li clou, poursuit notre aimable cicérone, ji crois qui c’est çui-là…

Il me montre un attention travaux très banal à première vue.

— Il vient d’une route di Corse, explique-t-il.

Soudain, il se pétrifie. Dans les profondeurs du palais, un chant vient d’éclater. Un hymne lent et emphatique, pompeux, caverneux, sirupeux, qui fait songer aux trente baignoires d’un hôtel de troisième ordre se vidant simultanément.

— Sa Majesté va apparaître, fait-il d’une voix recueillie (pour ne pas la laisser perdre).

Il se dresse et nous l’imitons. Il est tourné vers la porte du fond, à doubles battants dont chacun est illustré par une publicité des pneus Firestone. Des feux tricolores flanquent le chambranle. De rouges qu’ils étaient ils passent au vert. Deux esclaves qui seraient entièrement nus s’ils ne portaient l’un et l’autre un bracelet de cuir, ouvrent la porte en grand. Le chant se fait plus présent. Du fond d’une large galerie, nous voyons surgir un étrange cortège. Une vingtaine de gars habillés en pompistes avancent, à genoux, en psalmodiant le chant sacré de la Cour dont le titre est : « Prends ton fade, ô ma reine bien-aimée », et qui commence par ces célèbres paroles : « Si tu te la peignais en vert, on la prendrait pour un lézard ».

Derrière ce cortège de pompistes-choristes-pénitents, marche un groupe de jeunes filles vêtues de bleu, mais très légèrement puisque aussi bien elles ont la poitrine dénudée. Ce sont les vierges du palais, réservées depuis leur plus jeune âge aux notables. Et entièrement élevées à la farine Jacquemaire. Ensuite, une cohorte de guerriers dont le plus petit mesure au moins deux mètres coltine une espèce de litière voilée. Un vieillard chenu habillé de sa barbe blanche, marche à côté de la litière en portant le sceptre de Kelbobaba, pure merveille d’orfèvrerie puisqu’il représente précisément les trois orfèvres de la chanson, en train de célébrer la Saint-Éloi. Celui du bas glorifie la bonne, l’orfèvre intermédiaire s’occupe du chat, quant au troisième, espèce de glorieux Charlemagne qui domine la pyramide d’or et de rubis, il exhibe délibérément ses attributs et l’on peut lire, gravée en demi-cercle, la devise de la monarchie malotrusienne qui est, je vous le rappelle pour le cas où vous l’auriez oubliée : « Et ça c’est du Belge ? »[12].

Béru, un instant médusé, se penche sur la margelle de mon oreille et laisse tomber :

— Tu parles d’une entrée, mon pote ! C’est une comtesse d’Émile et une nuit, c’te reine !

Les pompistes se relèvent et se taisent. Les vierges s’écartent. Les porteurs amènent la litière au milieu de la salle du trône et le vieillard-coltineur de sceptre annonce d’une voix perçante :

— Sa Gracieuse Majesté, la reine Kelbobaba ! Impératrice des mers du Sud ! Gardienne des récifs de corail ! Souveraine des îles Malotrus ! Amirale de la flotte ! Générale en chef désarmée ! Membre de la laque à demi française ! Commandeuse de l’ordre du Lézard ! Chevalière de la figue de barbarie !

Et tous les suivants, toutes les suivantes de hurler en un seul cri :

— C’est elle !

Un peu comme au palais des sports lorsqu’on présente les adversaires.

Notre mentor incline la tête. Nous l’imitons, va que nous ignorons tout du protocole malotrusien et que nous préférons aligner notre comportement sur le sien.

Le vieillard au sceptre crie alors :

— Gloire à notre reine bien-aimée !

Et tous reprennent :

— Gloire à notre reine bien-aimée !

Nous nous redressons tandis que les vierges écartent les voiles de la litière. Nous avons hâte de découvrir la polissonne souveraine, grande organisatrice de parties fines. J’espère Antinéa, Nefertiti, une espèce de Monna Lisa noire. Depuis le début de cette peu banale affaire, je l’ai complaisamment idéalisée, la potentate des îles Pacifique ! Je la veux Astrid basanée, je la souhaite belle, glorieuse, triomphante, encore jeune, altière, romantique, envoûtante et, pour tout dire : légendaire.

Vous l’avouerais-je ? Je ressens un petit pincement au palpitant. Les gonzesses parviennent toujours à me plonger dans un état de semi-transe. Y’a qu’elles qui, sincèrement, me fassent vibrer. Je les préfère à Beethoven, à Van Gogh, à Balzac. Elles ! Avec leurs lents regards, leurs énigmatiques sourires, leurs délicats parfums, leurs soupirs qui sont déjà comme des bruits d’amour.

Je regarde. Béru regarde. Nous conjuguons de conserve le verbe regarder. Nous y mettons nos quatre prunelles, nous nous déplaçons sur nos orbites, tout notre individu s’irise.

Je me coagule, me pétrifie, me solidifie, les gars. Ça se recroqueville dans mes intérieurs. Je sens que ma bouche s’entrouvre toute seule comme une huître au soleil.

Ce que je vois, sur la litière, c’est pas une reine, c’est une vache. Pire : une éléphante, une baleine, un amas, un incoercible monceau de graisse.

Elle doit peser dans les trois cents livres, la souveraine. Elle est monstrueusement flasque. Elle tremblote, elle frémit, elle s’étale, se répand. Elle est ignoble. Elle est abjecte. Elle n’a pas d’âge, pas de tour de taille, pas de formes. C’est un volume fruste, un déchargement en vrac. Qu’est-ce que je racontais ; trois cents livres ! Trois cents kilogrammes, oui ! D’ailleurs ça n’est plus pesable, un truc pareil ! Plus contrôlable ! Il ne sert plus à rien de le vérifier, de le cataloguer. C’est énorme, hideux, et ça existe, voilà ses dernières caractéristiques.

Imaginez une barrique de gélatine noirâtre… Ça porte une robe de velours vert. C’est une colline de bidoche avariée. Ça remue de l’intérieur, comme l’Etna. La plus honteuse des fermentations. Cette fermentation, c’est ce qui lui reste de vie. Le ventre ? Bougez pas, je vous le résume : le mont Ventoux ! Les seins ? Les monts d’Auvergne. Mais le pire, le summum de l’abomination, l’horreur totale, le délire cauchemaresque, c’est la physionomie de la reine. Grosse comme une lessiveuse, qu’elle est, sa bouille, à mémère. Maflue, bajouteuse, triple-mentonneuse, boursouflée, soufflée, pendante, flasque, lourde, des joues comme des petits sacs de farine. Un nez épaté, avec des narines tellement béantes que les otorhinos se fringuent en spéléologues pour lui mater les végétations, des lèvres épaisses, craquelées, violacées et que sa respiration laborieuse garde ouverte. Des dents écartées, semblables à des crocs, terrible grille qui protège une langue follement écœurante. Des yeux exorbités, dont le blanc est jaune, le jaune rouge et les paupières insuffisantes. Des cheveux décrêpés qui se plaquent comme des algues mouillées sur sa devanture. Ajoutez à ce tableau des petits bras en ailerons de pingouin, et vous obtiendrez l’être le plus terrible, le plus monstrueux qui se puisse engendrer. M’est avis qu’elle doit avoir un hippopotame dans son ascendance, Kelbobaba, c’est fatal. Un gorille aussi, sûrement. Et peut-être, à quelques générations de là, un cachalot. C’est le produit de l’accouplement de Jonas avec sa Baleine-H-L-M.

Elle nous dévisage de son regard taillé dans la masse.

Je me sollicite, me force. J’initiative :

— Je prie Votre Majesté de bien vouloir agréer l’hommage de mon plus profond respect, récité-je.

Et je file un discret coup de coude à Béru. Il était dans les vapes, le Baby Food[13]. Mais il se reprend :

— Idem au cresson, Ma Majesté, bredouille l’Enflure (comme il semble fluet, le soi-disant Gros, comparé à la reine).

Il ajoute, en s’obligeant à sourire :

— On peut dire que vot’ royaume n’est pas à la porte à côté, mais quand on vous aperçoit, ma chère jesté, on ne regrette pas le voyage. J’espère qu’on vous dérange pas ?

Elle nous octroie un nouveau regard, plus pesant que le précédent. Puis ses vierges se précipitent et l’aident à s’extraire de sa litière.

Sur pied, le monument est beaucoup plus terrifiant. Le poids de ses nichemars, mal compensé par celui de son dargif, l’entraîne en avant, Kelbobaba. Soutenue par les jeunes vierges dont les petits seins drus nous agressent, elle gravit les degrés de son trône et s’affale entre les deux éléphants qui, tout à coup, sont ramenés à des proportions bibeloteuses.

Un grand silence se fait. Lorsque la souveraine est assise, tous les assistants se mettent à genoux, les fesses sur leurs talons. J’hésite à les imiter, mais je me dis que ma dignité de plénipotentiaire est incompatible avec cette position, aussi resté-je debout, en une sorte de garde-à-vous respectueux.

— Soyez les bienvenus à Merdabéru, ma capitale, déclare enfin la reine. Je suis heureuse de vous y accueillir, sir Dezange.

Sa voix, bien qu’un peu fluette, est la seule chose relativement humaine qui subsiste en elle.

Elle ajoute :

— J’ai été très touchée par le délicat présent que vous m’avez fait. Ces esclaves blanches sont fort belles.

Tiens donc, elle a déjà réceptionné le cheptel, Mémère.

Mon estimable camarade Alexandre-Benoît Bérurier se croit obligé de placer son grain de sel.

— Je peux certifier à vot’ majesté qu’elle en aura que des compliments. J’ai personnellement moi-même espérimenté ces demoiselles, et je vous certifie que, question du zim-la-boum, elles ont droit aux félicitations du jury.

— Nous verrons, assure le tas de bidoche. Nous verrons. « Les Malotrus sont en plein développement et l’amour fait partie des réformes entreprises. »

— Pourquoi t’est-ce que, Ma Majesté ? s’exclame Béru. Vous voudriez dire que vos nanas sont pas des frivoles ?

— Hélas, hélas, hélas ! clame la voix fluette de Son Obésité. Les filles de chez nous sont frigides, mon ami, et il s’ensuit une désaffection du Malotrusien pour la Malotrusienne. Contrairement aux autres peuples qui croissent, le nôtre est en voie de disparition et je veux remédier coûte que coûte à cet état de choses. L’éducation sexuelle de nos jeunes filles est nécessaire.

Le Mastar hoche la tête et affirme en désignant les vierges :

— Elles ont pourtant tout ce qu’il faut pour rire et s’amuser en société, ma chère jesté. Vous croyez-t-il pas qu’au lieu de leur montrer comment t’est-ce que les Européennes se font brillamment étinceler le trésor, vous auriez avantage de les confier à des dégourdis dessalés du calbar et bourrés de bonnes recettes ? Car, soyons logiques, ma Majesté, mais une frangine est surtout frigidaire biscotte les gus sont pas à l’hauteur de la situation. Vous avez des tas de petits malins qui se prennent pour des épées et qu’ont pas plus de fantaisie qu’un centre de sémination artificielle. Neuf fois sur dix, leurs prouesses c’est « dérangez-vous pas pour moi, je fais qu’entrer et sortir » ; à ce compte-là, les cœurs pas très portées sur la tendresse ravageuse prennent pour une corvée ce qui devrait z’être une partie d’extase, comprenez-vous ?

L’énorme potentate paraît troublée par la diatribe béruréeune. Elle écoute, depuis son trône majuscule, en caressant ses formidables bajoues plus ou moins goitreuses.

— J’ai pensé à cet aspect du problème, nous dit-elle, mais il offre une impossibilité majeure : si nos filles s’accouplent avec des Blancs, notre race sera polluée, car il s’ensuivrait une progéniture impure…

Le Gravossimo tique vachement sur les épithètes.

— Votre Majesté envoie le bouchon un peu loin, affirme-t-il. « Polluée », « impure », c’est pas très gentil, ça… Sa Majesté serait racisse sur les bords que j’en serais point tautrement surpris.

— Une race comme la nôtre doit se préserver farouchement, affirme la souveraine.

À mon tour, j’interviens.

— Le monde évolue, Majesté. Ce sont les croisements qui assurent la solidité de la race humaine. Lorsque tous les habitants de la planète auront la même couleur indéfinissable, le même gouvernement et la même religion, alors seulement les conflits cesseront et l’homme sera digne de lui-même.

Pour lors, le petit vieux barbu qui tient le sceptre gravit à genoux les marches du trône et dit quelque chose de pas gentil sur nous à la reine. Bien qu’il s’exprime en dialecte malotrusien, je devine à la vivacité, à l’âpreté de son ton qu’il ne partage pas notre point de vue et qu’il rappelle sa souveraine à l’ordre. Elle l’apaise d’un geste de ses petits bras jambonnesques.

— Le devin Nikola souhaite que nous changions de sujet et nous approuvons son objection, déclare Kelbobaba.

Je virgule un regard maussade au vieux barbu. D’instinct, je flaire l’ennemi chez cet homme. Il est ce qui existe de pire dans un pays : le représentant des vieilles traditions. La reine ajoute quelque chose, et tous les assistants se retirent, à l’exception du vieillard.

— Messieurs les envoyés spéciaux, dit alors le vieux croquant, Sa Gracieuse Majesté vous propose le programme suivant : discussion préalable, en privé, à propos des accords. Ensuite inauguration de la première ligne de métro de Merdabéru, puis banquet officiel suivi de la cour d’amour. Elle espère que ce déroulement des entretiens et festivités vous agrée ?

— Qu’il soit fait selon le désir de Sa Gracieuse Majesté, lancé-je d’un organe vibrant.

La reine nous consent un sourire. De quoi filer le vertige à un poseur de ligne électrique, les gars ! Ses dents jaunes de fée Carabosse née d’un ogre sont redoutables.

— Approchez ! invite la souveraine.

Nous nous hasardons sur les marches de son trône. Chacune de ses mains nous désigne les éléphauts-accoudoirs.

— Prenez place !

— C’est-à-dire, ma chère jesté ? demande le Gros.

Le barbu explique :

— Pour les entretiens privés, les interlocuteurs de Sa Très Gracieuse Majesté ont le droit de s’asseoir sur les accoudoirs du trône, face à Elle.

Nous obtempérons. M’est avis que nous devons composer un plaisant tableau, mes loutes. Le Gravos, à califourchon sur la tronche de son éléphant d’ivoire, constitue un extraordinaire cornac.

Le vieux au sceptre se tient debout sur la dernière marche du trône. Il est plus sévère que jamais.

— Avant toute chose, commence Kelbobaba, je voudrais connaître la vérité sur l’attentat dont a été victime Tabobo Hobibi, mon ministre des Affaires étrangères.

Je croise les gros carreaux globuleux de la reine. Yeux de vache, certes, mais qui reflètent pourtant une certaine intelligence. Je lis de la ruse et de l’observation dans ces énormes prunelles.

— Nous attendions sa venue à Genève, déclaré-je, et c’est le Foreign Office qui nous a appris l’agression. La police française enquête, paraît-il, mais n’a encore rien découvert.

— Connaît-elle l’identité de mon ministre ?

— Je ne le pense pas, les journaux n’ont cité que le nom d’emprunt de Son Excellence.

— Ne pensez-vous pas qu’il s’agit d’un meurtre commis par le Deuxième Bureau français ? continue la reine. Supposons que ces messieurs aient appris l’objet du voyage de Tabobo Hobibi et qu’ils aient voulu empêcher coûte que coûte ces entretiens ?

Mon petit doigt (qui s’est toujours montré de bon conseil), me chuchote que le moment de poncer le prestige français est arrivé. On a une sacrée vapeur à renverser, les gars. Faudrait p’t’être bien retrousser ses manches et se filer au turf, non ?

— Voyons, Majesté, dis-je en caressant la trompe de mon éléphant-tabouret sur lequel j’acalifourchonne, le Deuxième Bureau n’a pas l’habitude d’assassiner les ministres des nations amies, et s’il arrivait à une telle extrémité, il se garderait bien de commettre le meurtre en territoire français, ce qui serait de la dernière imprudence…

Le Mastar, qui écoute mon raisonnement et qui pige mes intentions, en rajoute iminedialely :

— Si vous voudriez me croire, ma chère jesté, ce coup-là, c’est les Anglais ! Ils ont eu peur que vous vous ravisassiez, et ils ont voulu fout’ la vérole entre la France et vous, ce qui est bien dans leurs manières sournoisely.

— Pourquoi dites-vous : les Anglais, alors que vous êtes anglais ? s’exclame la souveraine. Pourquoi accablez-vous votre pays ?

— J’accable ballepeau, ma Majesté, je constate one-li ! C’est pas parce que j’sus rosbif que ça m’empêche l’esprit critique. D’ailleurs, entre nous et une boutanche de Vosne-Romanée, j’en suis pas plus fier qu’autre chose d’être anglais. Bon, vous allez me dire qu’il en faut. Mais puisque on discutaille le bout de gras en décatimimi entre la trompe d’éléphant et le faux mage, laissez-moi vous chuchoter, vu l’estime et le léger coup de foudre que je vous porte, que vous faites une sacrée boulette en traitant avec la Mahousse Bretagne. Le Majeur Thomerson va pulluler dans vos îles, les grands secs, moustachus comme des chats, couleur de steack tartare et plus rigides que des baleines de pébroque. Ah ! vous allez voir, c’est pas des farceurs ! Et pour ce qui est du radada avec vos mousmés, c’est pas eux qui risquent de transformer vos frigidaires gamines en braseros. Parce que des don Juan commak, ma pauvre jesté, ils sont tout juste bons à faire des balayettes de gogues ! Tandis que vous eussiez traité avec la France, oh pardon ! C’t’avalanche de petits polissons qu’allait s’abattre sur votre archi-pelle ! Les Français, qu’ils s’occupassent de l’atome de lancement ou qu’ils soyent fraiseurs chez Renault, pour eux, ce qui compte, c’est la bagatelle. Comment qu’ils allaient les éduquer, vos bergères, tout en explosionnant de la bombinette. En trois mois, ils te vous les déguisaient en petites délurées friponnes. Vous faisiez coup double ! Et quant à ce qui est de leurs espériences, ça circoncisait les risques, ma petite jesté ! Biscotte (comme on dit à Londres), la bombe anatomique française, c’est comme qui dirait un accessoire pour farces et attrapes, elle retombe en confetti ! Et les irradiations radiophoniques-activées, on s’en protège avec de l’ambre solaire ou de la crème Nivéa. Je vous cause comme je pense, uniquement parce que vous m’avez à la frissonnante, c’est comme qui dirait physique, quoi !

Reconnaissez, les potes, qu’il a fait ce qu’il pouvait pour convaincre, Alexandre-Benoît !

Il a même dépassé la dose prescrite.

Elle doit plus rien piger à ces étranges ambassadeurs, la souveraine !

Des zigotos s’annoncent pour traiter un accord, et, avant toute chose, s’appliquent à démontrer à la partie traitante, qu’elle aurait avantage à signer ailleurs, voilà qui est nouveau, non ? Un brin sidérant, ce me semble ?

C’est le représentant en bonneterie qui montrerait sa camelote à un mercier en lui conseillant de ne rien acheter.

Aussi, Kelbobaba pousse-t-elle une funeste frime. Après un bout de réflexion, elle se met à jacter à son devin Nikola :

Kékidi skonla envla humblabla ! s’exclame-t-elle, ce qui veut dire (je viens de potasser mon petit franco-malotrusien) : « Le langage de cet homme est surprenant, où veut-il en venir ? »

Le devin Nikola s’étrille la barbouze de ses doigts griffus. Il branle le chef et laisse tomber :

— Sepafrancotousa !

… Ce qui m’inquiète d’autant plus que je trouve pas la traduction du terme sur mon malotrusien-français.

Je suis en méchante rogne contre Bérurier.

— Mon collaborateur pratique l’humour à froid, Majesté, m’empresse-je. Il a le mépris du Français et ne peut s’empêcher de persifler. Mais si vous le voulez bien, entrons dans le vif du sujet. Le gouvernement britannique m’a laissé tout pouvoir pour traiter, vous avez dû en être informée ?

— En effet.

— Je suppose, Majesté, poursuis-je, en ayant le sentiment de marcher soit dans un marécage, soit sur des braises ardentes, soit encore dans un tas de m…, et peut-être même sur et dans les trois réunis ; je suppose que, depuis les derniers pourparlers vous avez fait le tour de la question ? Puis-je vous demander, Majesté, d’exprimer vos ultimes exigences ?

Bien tourné, non ? M. Couvre-moi de murs vils n’aurait pas dit mieux.

— Parlez, devin Nikola ! ordonne la reine à son fondé de pouvoirs.

Le dabuche écarte sa longue barbe comme on écarte un rideau et dégage une amulette nouée à son cou, il nous la montre théâtralement. Ça représente des espèces de gros haricots secs noués par un fil.

— Après que ma gracieuse souveraine m’ait demandé d’interroger le dieu Atouberzingue, le dieu Kontpassurmoa, la déesse Mirosca ainsi que Honorus Heskarpi, le recteur-sorcier de la faculté, il a décidé ce qui suit.

Il replanque son amulette (de la régie d’état-bas) sous sa barbe et sort de sa poche un rouleau de faf-à-train qu’il se met à dérouler en lisant les énormes caractères qui s’y trouvent tracés à l’encre d’échine.

— Le gouvernement malotrusien consent à céder à la Grande-Bretagne l’île de Tanfédonpa, située en bas et à droite de l’archipel, à 45 degrés de l’Atoll à brûler eux à deux jours de pirogue Eve and Rude de l’îlot Treize-Or, et ce, poursuit le bêlant, pour une durée de cent douze ans, quatre mois, six jours, neuf heures et onze minutes à compter de la signature des accords.

— En v’là une drôle de durée ! s’exclame Bérurier.

Le vieillard con descend à s’expliquer.

— La restitution de l’île coïncidera ainsi avec les fêtes du cent-cinquantenaire de notre souveraine.

Béru se livre à un fulgurant calcul mental, ce qui vaut mieux, comme disait Brassens, de l’Académie Française, que d’en délivrer un de sa vessie.

— Qu’apprends-je, ma chère jesté, s’égosille le galantin, vous n’avez pas encore 38 ans ! Mais alors votre hommage et ce thé est comme qui dirait moins vioque qu’elle en a l’air. D’accord, trente-huit carats, c’est plus la rosée de printemps, mais c’est pas non plus la brume d’automne. Si je me permettrais de causer en camarade à votre mage lesté, je lui dirais qu’elle est pile à l’intersection de la belle amour vache et du feu au derche.

Kelhobaba trémousse du fion entre ses deux éléphants d’ivoire. On a beau être reine, peser une tonne et s’empiler des mentons sur la poitrine, on n’en est pas moins femme, hein ? Reine ou concierge, une dame est toujours sensible aux compliments. Et ceux de Béru sont si merveilleusement tournés !

Elle virgule au Mastar un regard de vache qui regarde passer le dernier train d’une ligne secondaire qui va être remplacée par un service d’autocars.

— Je ne savais pas les Anglais aussi galants, murmure-t-elle.

La louange (qui implique une critique) va droit à l’orgueil (et au slip) de Bérurier.

— Je suis anglais par accident seulement, ma belle jesté. Papa était un pêcheur normand, invente ce fin poète. Il voulait conduire m’man à la clinique en barque, mais il s’est perdu dans le brouillard et a traversé la Manche inadvertancement. V’là pourquoi j’ai né à Boston au lieu de naître à Boulogne-Billancourt-sur-Mer. La fanalité, quoi !

— Donc vous êtes d’origine française ? conclut la reine qui ne chôme pas des cellules.

— En somme, si on voudrait conclure, oui ! fait le Gravos. C’est ce qui vous esplique mon tempérament bouillaveur, ma Majesté. C’est mon héritier, qu’est trop chargé et qui cause dans mes tuyaux. Moi, quand je vois une femme, je pense à son culte, c’est physique.

L’aigre toux du vieillard nous ramené aux affaires d’État. Il est plus que pas content du Gravos, le devin Nikola. Le baratin du Dodu à sa souveraine lui semble être un crime de b… — majesté.

— Je continue ! annonce-t-il en poursuivant le déroulement de son papier-hygiéno-diplomatique.

À l’achèvement de cette période, la Grande-Bretagne devra quitter l’île de Tanfédonpa sans rien enlever des installations qu’elle y aura aménagées, car à cette époque, le gouvernement malotrusien sera en possession de la bombe atomique et se servira de l’île pour y poursuivre ses propres expériences…

Un rire copieux de Béru l’interrompt.

— Oui ? demande le vieux crabe.

— Mon pauvre pépère, va, vous vous berlurez drôlement, affirme le Mastar, dans cent douze piges, votre archipel ressemblera aux crassiers de Denain. Et si j’aurais un conseil à vous donner, pépère, ça serait de pas jeter votre rouleau de papelard torcheur après lecture ; dès que les espériences commenceront, vous allez drôlement piocher dans le stock, je vous le prédis sans avoir besoin que je devinsse devin !

Le vieillard s’approche de moi et m’attire à l’écart.

— Votre compagnon aurait-il perdu la raison ? me demande-t-il. On a l’impression qu’il souhaite rompre les accords !

Je baisse le ton et lui murmure :

— À vous je peux bien le dire, ô grand devin de qualité supérieure, il a pour mission de tester les réactions de la couronne, il prêche le faux pour se convaincre du vrai.

— Il n’y a rien à redouter, fait le devin d’appellation contrôlée, vous savez bien que je vous suis tout acquis, sir ?

Sa voix n’est plus qu’un imperceptible murmure :

— À ce propos, dit-il, j’espère que vous avez fait le nécessaire en ce qui me concerne ?

Cette question m’a-brûle-pourpointé l’entendement. Je pige tout. Le vieux se fait graisser pour iniluencer la reine Kelbobaba. C’est lui qui est sûrement à l’origine de la rupture des pourparlers avec la France ! Il a dû faire du rentre-dedans à notre envoyé, lequel n’a pas pigé son appel du panard, cette pomme ! J’en frémis d’aise. Le voilà bien, l’élément qui va me servir à renverser la situation. Je prends une mine désolée.

— Je suis navré, cher monsieur, mais je crains fort que vous n’ayez une grosse déception de ce côté-là.

Il en postillonne d’excitation :

— Quoi ! fait le devin du postillone.

— Après examen de vos exigences, ces messieurs des fonds secrets ont décidé qu’ils ne pouvaient rien faire pour vous, monsieur Nikola.

Il aime pas, le vieux teigneux. Mais alors pas du tout. Il doit avoir de sévères exigences pour pousser une bouille aussi consternée.

— Prenez garde, grince-t-il, vous méconnaissez mon pouvoir !

Je lui virgule un petit sourire insultant (comme on disait jadis au Maroc).

Et, à haute et intelligente voix, je claironne :

— Si vous voulez bien poursuivre votre lecture, ô devin blanc, nous en serions ravis.

Nous nous rapprochons du trône et c’est pour découvrir une scène extrêmement troublante. Pendant que nous appartions, le vioque et moi, Béru s’est mis à faire du gringue à Kelbobaba. Il est tout près d’elle et lui chuchote des trucs en la matant dans le jaune des yeux. C’est attendrissant, ce flirt Béruro-monarchique. La reine est vachement troublée, ça se voit à la manière qu’elle tire ses stores et se tripote la bagouze royale (un énorme diamant éclairé de l’intérieur et serti de minuscules ballons de rugby en émeraude d’un rouge extraordinairement bleu).

Le devin continue de dévider son papier qui serpente sur les marches du trône. Il sucre de rage, le sacripant, et sa voix fait la béchamel :

— En contrepartie de cette location à long terme de l’île Tanfédonpa, poursuit-il, le gouvernement malotrusien exige la fourniture d’un porte-avion vieux de moins de cent ans, d’un cheptel de dix esclaves blanches renouvelé tous les mois, d’un stock de seize mille ronds de serviette assez larges pour pouvoir servir de bracelets, de quatre missionnaires bien en chair pour les fêtes annuelles de l’Emasculée Contraception[14], de cent mille porte-monnaie en matière plastique[15], de l’installation d’un ventilateur dans la chambre de Sa Majesté, et enfin d’une rente de deux cent mille livres dont les titres seront choisis sur le catalogue du Fleuve Noir.

J’en profite pour porter un nouveau coup d’estoc au vilain vieillard.

— En ce qui concerne le dernier paragraphe, y’a comme un défaut, ô devin des rochers, joie du cœur et velours de l’estomac.

— Ah vraiment ! grogne le barbouzard.

— Nous étions convenus de livres sterling, et non de livres de bibliothèques !

— C’est faux ! glapit le dabuche ! Que ferions-nous d’une monnaie qui n’a pas cours dans notre pays ?

C’est évidemment sans réplique, mais le faux sir que je suis s’obstine avec un entêtement tout britannique :

— Ce qui fut dit, fut dit, nous n’y reviendrons pas ! déclaré-je.

Ça le fait trépigner, pépère. Un vrai petit capricieux, le gnome de Sa Majesté.

— Menteur ! Menteur ! Menteur ! crie-t-il. Béru réagit avec sa spontanéité coutumière.

— Dites, ma petite jesté, votre devin a de la bouteille, déclare le cher Alexandre-Benoît, m’est avis qu’il faudrait lui trouver une gâche d’aide-jardinier à l’auspice des vieillards du coin ? C’est la politique de père radote qu’il applique !

Visiblement, l’incident la chiffonne, la brave Kelbobaba.

— Calmez-vous, devin Nikola, murmure-t-elle, nous reprendrons ces conversations en fin de journée !

Comme quoi, on a beau être manœuvrée par son conseil des anciens, quand on est reine, on sait établir sa souveraineté à l’occasion.

— Il est temps d’aller inaugurer notre ligne de métro urbain.

Elle tire sur un cordon qui déclenche un klaxon italien à quatre notes du plus tonitruant et mélodieux effet.

Illico, ses péones radinent.

— Votre bras, messager ! fait-elle à Béru.

Il est étourdi par cet insigne d’honneur, le Gros.

— Le bras ! balbutie-t-il, mais ma pauvre jesté, je suis pas titre. J’aurais un blaze qui se dévisse, un brin de molécule devant le patronyme, ne serait-ce même qu’un tiret entre deux noms ; mais des clous !

— Il est de fait ! clame le grincheux vieillard ! Ce roturier n’a pas le droit de toucher sa Majesté.

Bérurier sursaute.

— Le rôtissier que tu causes, toujours est-il, peut prendre le droit de t’arracher la barbouze, hé, fesse de rat, pour peu que tu l’insultâtes encore devant la Cour ! Non, mais qu’est-ce qu’y se croit, ce vieux fagot ! C’est pas pour dire, ma Majesté, mais vous supportez là un drôle d’oiseau !

— Attendez ! dit la reine.

Elle étend sa lourde battoir, où brille l’anneau royal, au-dessus de la tête courroucée de Béru.

— Au nom de la dynastie des Gouniafiés, j’élève cet homme à la dignité de vice-baron et le nomme gouverneur du musée de la Citronnerie. Ouïa ! Ouïa !

Toute la foule reprend en chœur : « Ouïa ! Ouïa ! ».

Béru regarde autour de lui d’un œil hébété. La lumière tombant de la verrière le nimbe littéralement.

— Vice-baron, soupire-t-il. Alors, la, sa jeste me fait une drôle de fleur.

— Votre bras ! dit alors Kelbobaba avec noblesse, en fustigeant le devin Nikola d’un regard de femelle triomphante.

CHAPITRE DEUX

Drôlement long et un peu bath le chapitre qui précède, hein ? Je viens de le religoter et je suis catégorique, les gars : c’est une pièce d’anthologie. La littérature ne l’oubliera plus. Jamais ! Hop ! Il appartient au patrimoine, j’y peux plus rien. Il a cessé d’être ma propriété. La Pléiade, déjà, me l’a soustrait, aspiré du stylo comme on suce un jus de fruit avec une paille. Fhhhloufff ! C’est terrible d’écrire trop au bord de la gloire, je vous jure ! On n’est plus maître de soi. Les rotatives de l’histoire vous happent. Ça me peine pour les ceux qui auraient eu tellement de plaisir à me découvrir, plus tard, à m’exhumer la prose d’un grenier. Je leur coupe la découverte sous les nougats. Trop tard, je me suis découvert moi-même. Je m’auto-Christophe-colombe. L’exploit du siècle, en somme. Il aura été jusqu’à se découvrir soi-même, San-A. Et pas seulement devant les enterrements ; dans le fond, je trouve ça inquiétant.

Mais je vous ai quittés au moment qu’on allait inaugurer le métro d’Obsénité-Atouva, en mahousses pompes, Béru, vice-baron, avec la reine au bras. Il est voué au gras double, le Mastar. C’est une vocation ! Pire : un signe ! Tout ce qui bajoute et ventripote, toutes les mères tue-bascules lui font du rentre-moi-dedans.

C’est une étrange spécialisation que seule sa forte musculature, sa sanguinité et le reste lui permettaient d’affronter.

Cette fois-ci, une reine authentique, dites, vous vous rendez compte !

— On pourrait pas prendre une petite photo souvenir, Majesté ? s’inquiète-t-il en gagnant la sortie, c’est juste pour en mettre plein les chasses à mes potes !

Elle le rassure, Kelbobaba. Y aura un reportage détaillé dans « Jours de Malotrus », et vraisemblablement la couverture de « Partouze », l’hebdomadaire de la famine. Alors il se rengorge, le Béru. Il se rengorge, bombe le torse et avance à petits pas solennels.

— J’ai l’impression de refaire ma première communion, m’avoue-t-il.

Nous sortons du palais. Des boys se précipitent pour porter la reine, car son poids et ses volumes ne lui permettent pas de gravir un escalier. Ce qu’elle a dû être sage et bien briffer sa soupe en étant chiare pour mériter un pareil embonpoint ! Béru, toujours à l’avant-garde (royale) de l’altruisme, aide à coltiner la viandasse souveraine. Il soutient un gigot, le Gros. Faut toujours qu’il choisisse les beaux morcifs.

On arrive sur la place. Non loin de la statue, une palissade subsiste. Des gus écartent les rondins de bambou et nous découvrent alors une espèce de vaste nacelle suspendue à un treuil. Un fauteuil rouge occupe le centre de ladite nacelle. La reine y prend place. Nous sommes une douzaine de hautes personnalités à être admis sur cette plate-forme.

Dès qu’installés, une armada de préposés portant une casquette sur laquelle flamboient en caractères dorés les mots Métropolitain-Express (l’inscription fait deux tours de casquette car les lettres sont assez grosses) s’emploie à actionner la manivelle du treuil et notre cage s’enfonce dans les profondeurs du sol. La reine Kelbobaba est radieuse. En revanche, son porte-sceptre continue de faire la gueule.

Il ne me coltine pas dans son cœur, le barbu. Il doit flétrir (in petto pour que ça fasse moins de bruit) la félonie britannique. On l’a possédé, le vieux crabe ! Il mijote des représailles. La façon dont sa souveraine s’est entichée de Béru lui fait comprendre que ça sera coton de l’amener à laisser quimper les accords. Mais un qui jubile à niort, c’est votre San-Antonio. Ma parole, tout ce méli-mélodramatique baigne dans le beurre des Charentes, mes fils. Avec quelle diabolique habileté j’ai trouvé l’étalon d’Achille, comme dirait Zavatta.

Mine de rien, c’est la partie adverse qui va saper les pourparlers.

Béru me glisse à l’oreille, profitant du grincement perçant de la poulie qui force la reine à se faire obstruer les portugaises avec de la gomme arabique chauffée :

— Tu dis que je l’ai en pogne, Poupette ? J’ai mon planninge tout tracé, mec. Je m’efforce de lui envoûter le sentiment et je chique un gars bourré de remords qui, en pleine commotion, annonce à la reine qu’on venait l’arnaquer. Je joue les traîtres par amour, si t’es d’accord ? Style : tant pis pour ma patrie, celle que j’en pince avant tout !

— Bravo, c’est exactement de cette manière qu’il faut usiner.

— Y’en a un qui m’inquiète, c’est le barbu, continue le Dodu, ce petit morpion ne peut pas nous encaisser.

— T’inquiète pas, ça sert nos intérêts…

Ouf ! après un long balancement et beaucoup de heurts (au fait, quel heurt avec vous ?) nous arrivons à la tête de ligne du premier tronçon.

Le métro d’Obsénité-Atouva est un large couloir éclairé par des lampes à huile de palmes académiques, long d’une cinquantaine de mètres et large de quatre.

Il va d’une extrémité de la place du parlement à l’autre, somme toute. Il est composé d’un vieux tramway cédé par la compagnie O.T.L. de Lyon et repeint aux couleurs nationales des Malotrus. Sur les flancs du véhicule, deux énormes lézards, emblèmes du paye, prennent des allures de crocodiles, ou tout au moins de caïmans.

Lorsque nous avons quitté la nacelle, la reine, portée dans son fauteuil, est placée devant le tramway. Des flashes explosent. Toute la presse des Malotrus est là, prête à faire le coup de feu pour pelliculer cet instant hystérique.

La reine tend la main. On lui place son discours dedans. L’endroit étant assez obscur, un serviteur éclairé lui braque le faisceau d’une lampe de poche sur le parchemin.

La voix fluette de Kelbobaba s’élève, réverbérée par la voûte. C’est du torché, faites-lui confiance ! Elle célèbre en termes vibrants le fantastique « bond en avant » de la nation malotrusienne. À l’heure où tant de capitales occidentales sont encore dépourvues de métro, voici qu’Obsénité-Atouva possède le sien !

Elle entrevoit des lendemains féeriques dans l’aube nouvelle des futurs rénovés, textuellement ! Elle affirme que ce bouleversement dans la vie urbaine de sa cité fait augurer d’un essor que rien ne saurait entraver. Ce métro s’inscrit dans le conteste de ceci et bouleverse les coordonnées de cela ; c’est dire ! Bref, le jour d’hui est un grand jour dont les vingt-quatre heures pèseront leur poids de moutarde dans le destin du pays !

Ses sujets en sanglotent d’émotion. Béru fait une claque monstre à sa royale hôtesse. Il en remet, le vice-baron !

L’émotion, qui pourrait n’être que colonelle, est générale ! Le maréchalat la guette !

Toute la cour hisse sa souveraine dans le tramway qu’un wattman de cérémonie, en jaquette, short à poids et chapeau de boër ne pilote pas, puisque le métro est tracté à l’huile de coudes par cinquante gus plus nus qu’une banane épluchée. Du moins, ce somptueux wattman actionne-t-il la sonnette du ci-devant tramway bourré de moyeux, naguère de soyeux, et maintenant de joyeux.

Le véhicule s’ébranle (avec toutes ces mains, c’est facile). La reine se penche sur nous.

— Quel dommage que nous ne possédions pas d’hymne national, nous dit-elle.

— En effet, reconnais-je, ce serait le moment ou jamais !

Bérurier s’enhardit à saisir le poignet (jambonnesque) de la reine.

— Si vous en voudriez un, ma Majesté, je peux vous l’offrir, sur un plateau. S’agit d’une marche drôlement enlevée, que je verrais bien vos guignols marcher au pas sur son rythme.

Kelbobaba semble vivement intéressée.

— Vraiment, vice-baron ?

Son nouveau titre par lequel le qualifie celle qui le lui a offert (une phrase pareille, vaut mieux la prononcer à jeun) amène une rougeur sur la frime rubescente de ma Majesté à moi.

— Tel que je vous le cause, marraine ! Je sais même pas si les droits de la musique en question sont déposés à l’as à sème. Le morcif s’appelle La marche des matelassiers. Et ça dit exactement ceci.

Il ferme ses beaux yeux de baryton enrhumé, dénoue sa cravate et, tandis que le tramway roule, roulotte, tangue et tangote sur les rails mal ajustés du tunnel, Béru entonne son hymne allier :

Mon père était matelassier
Mon grand-père était matelassier
Mon arrière-grand-père était matelassier

C’est stimulant comme chant. Ardent et noble. Ça galvanise, ça enflamme, ça oriflamme. Les autres se taisent, babouche-bée. L’organe somptueux du Gravos roule comme un torrent sous-terrain sous la voûte où clignotent les quinquets.

Extasiée, la reine ne quitte pas le barde de ses yeux bardés de jambon. Il est en train de superbement gagner la partie, Béru. C’est Alexandre (Benoît) le Grand. Chaliapine la Guillaumette-le-con qu’est errant. Il charme, il embrase, il fascine. Vive Béru !

Lorsqu’enfin sa voix s’estompe dans les échos grotesques (venant de grottes) du métro, une salve d’applaudissements retentit. La reine a donné l’exemple. La première elle a crié : « Hip hip hip hourra », ce qui, dans le pittoresque dialecte du patelin se dit « Pipi qui pourra ». Y’a que le père Nikola qui moufle pas. On a le devin triste, les gars ! Il mâchouille des rancunes, aiguise des flèches, il a le curare à fleur de peau, la bile lui dégouline par les chasses.

— Dès ce soir, vice-vicomte, je vous prierai d’apprendre cette marche à mon chef de musique et je le décréterai hymne national, déclare Kelhobaba. On l’enseignera dans les écoles et toute la jeunesse malotrusienne devra le chanter, le matin, pendant le salut au coureur[16].

Nous voici parvenus à destination, c’est-à-dire à l’autre extrémité de la place. Le cortège se détramwayse.

L’ingénieur des ponts déchaussé (il est nu-pieds) attend, au garde-à-vous, les compliments de Sa Majesté.

Ceux-ci ne lui sont pas marchandés. Kelbobaba dit combien elle est éblouie par cette réalisation dont le modernisme est sidérant. Elle félicite l’ingénieur pour son travail titanesque et le décore séance-tenante du cordon de Matuche.

Il est très ému, l’ingénieur. Il explique à la reine le délicat extrême de ce fabuleux forage. Le hic, explique-t-il, c’est qu’il n’a pu pratiquer qu’une seule issue pour accéder au métro, le roc étant extrêmement dur et épais à l’autre bout de la place. Ça oblige à ressortir par où l’on est entré. La reine assure que c’est sans importance, que la force du sage est de savoir limiter ses ambitions. L’essentiel était de doter Obsénité-Atouva du métro. Maintenant que c’est fait, le peuple serait un beau peigne-zizi s’il exigeait deux issues. D’autant plus que la ligne n’étant pas très longue, il est facile de ressortir par où l’on est entré, d’ailleurs, un trottoir a été aménagé, parallèlement au rail permettant aux voyageurs qui ne veulent pas prendre le métro pour gagner la sortie de se déplacer à pinces.

Bref, la cérémonie s’achève dans l’euphorie, et le ministre des Travaux publics offre à sa souveraine, en souvenir de cette belle journée, une pochette d’allumettes réclame.

*

Le festin qui suit est digne de l’empire romain, les mecs ! Mes amis Oliver, Terrail, Carrère ou Albert du Bistroquet organiseraient les mêmes, faudrait qu’ils mettent le prix du couvert à cent raides anciens pour sélectionner un peu le clille, éviter la farouche bousculade, le siège de leurs chapelles à dents. Faut y participer pour y croire. Comprendre pourquoi la capitale des Malotrus se nomme Obsénité-Atouva !

C’est si tellement gaillard que j’ose pas vous le décrire. D’abord, vous diriez que j’invente, chinois comme je vous sais. Et y’aurait des bêcheurs qui réclameraient mon interdiction, à corps, à cris et au ministre de l’Intérieur. Je ne serais plus publié qu’au Liechtenstein. Notez qu’on organiserait des navettes de cars pour permettre aux touristes français de venir y acheter ma généreuse prose. Ils seraient obligés de planquer mes bouquins dans leur kangourou, pour me passer la frontière, les gueux ! Enfin, j’occuperais la place que je mérite ! Plus près de toi, mon Dieu ! Ça leur vaudrait des tourments de la part des douaniers, biscotte mes potes de la dogana leur kidnapperaient la belle provende pour s’éviter le voyage. Non, décidément, ça serait trop lourd de conséquences un reportage sur le festin de la reine Kelbobaba.

Ça provoquerait un scandale trop terrible ! Pas le moment de chiquer les fauteurs de troubles. Déjà ça se chamaille ferme à mon sujet. Y’a ceux qui me lisent, et ceux qui m’élisent… mécréant d’honneur vu que j’insubordonne et que je prends pas au sérieux les ce pourquoi ils se font médailler, sodomiser, buter et tout. Alors, molo pour la description. La vérité, faut la fringuer couleur de muraille. L’attendre à sa sortie du puits avec un peignoir de bain grand ouvert pour l’éviter de choquer et d’éclabousser. C’est pourquoi je vigilance. Ma carrière qui est en jeu, je vous dis. C’est pas pour moi, je m’en fous ; (je me fous de tellement de choses me concernant que, par moments, je me dis qu’il faudrait p’t’être bien consulter un docteur ; aller à Lourdes ou à Fatima pour me faire miraculer sur les bords) mais c’est pour vous que je voudrais pas sevrer du jour au lendemain.

Bon, maintenant que je vous ai fait saliver des glandes inférieures, faut quand même que je vous donne une idée de la chose, non ? Il va pas tomber dans la fosse à pudeur, votre San-A. ! Sans appeler un chat un chat, on peut au moins l’appeler minet, hein ?

Donc, le festin…

Ah ! mort de mes culs d’aïeux ! Cette vision bachique ! Je me risque ? Dites, si je dépasse la dose autorisée, faites-moi signe, je freinerai.

Ces agapes ont lieu dans la salle basse (qu’on appelle en souvenir de l’occupation espagnole de 1775 la calebasse). Imaginez une pièce assez vaste pour sembler immense, basse de plancher et de plafond, avec un aquarium taillé dans la masse sur tout un côté du mur d’en face, hmmm ? Vous mordez ? Dans l’aquarium il y a des poissons, ce qui jusque-là n’est pas propre à vous stupéfier, mais en compagnie des poissons nagent aussi des jeunes filles entièrement nues qui parviennent à rester trois quarts d’heure sous l’eau en ne respirant qu’avec leur pouce qu’elles se placent dans le rectum. Elles sont au nombre d’une demi-douzaine. Ce sont les six sirènes de la reine (Six sirènes est une variante malotrusienne de Sissi Impératrice)[17].

Une table de six cents doigts[18] occupe le centre de la pièce. Dans le fond, sur une estrade drapée de velours, la table de Kelbobaba à laquelle nous sommes conviés, Béru et moi, ainsi que les membres du gouvernement, fait songer à la scène d’un théâtre.

La souveraine m’a pris à sa droite et a placé le Gros à sa sinistre. Tous les convives d’honneur font face à la salle où se déroule le fin des faims. Figurez-vous que

CENSURÉ PAR L’ÉDITEUR

ce qui, vous en conviendrez, est d’une pornographie jamais atteinte.

Quant aux filles blondes qui ont voyagé en notre compagnie, et sur le compte desquelles Béru pourrait dresser un rapport aussi sexuel que circonstancié, elles participent aux réjouissances et en constituent, comme qui dirait, le clou.

On les a installées nues au milieu de la table, et

CENSURÉ PAR L’IMPRIMEUR[19]

vous comprendrez parfaitement que dans de telles conditions, d’emblée, le banquet dégénère en une vaste

CENSURÉ PAR LA CENSURE[20]

pareil foutoir.

Pour une cour royale, passez-moi la cantharide et réparez le robinet d’eau chaude ! Ah ! ma douleur, quel banquet ! On en a le rouge aux joues, le feu au dargif, le popaul qui trépigne, les glandes qui pâmoisent.

Le plus duraille c’est que, dans tout ça, les officiels dont nous sommes ont droit à balle-peau. Ils peuvent que crier ce « olé » comme à la corrida en assistant aux plus belles passes ! Et puis d’abord, la reine exceptée, il n’y a pas de polkas à notre table. Mais le vice-baron Béru se laisse pas déchiqueter le sensoriel. Sur Sa Majesté qu’il se défoule, Alexandre-Benoît. Il a la paluche qui investigue drôlement dans le bustier royal, je vous le dis. Et il débite des trucs bougrement ensorcelants. On ne peut pas croire combien la frénésie calbardière peut donner de l’inspiration, du vocabulaire et le sens de la métaphore à cet être fruste. Il trémolise dans les étiquettes éléphantesques de la reine :

— Ma jolie jesté, lui gazouille pépère, veuve comme vous êtes, et en voyage comme je suis, on doit s’opérer tous les deux une mignonne rencontre au sommier. Vous savez que vous êtes mon genre, dans votre genre ?… Tous vos grands défonceurs ici présents me font pitié quand je mesure la lagune de leur instruction. Pas de fantoche, ma reine. C’est pas des hommes, mais des pompes à bière. Ils ont pas le don de l’invention, si vous voudrez que je vous dise. Chez nous en Fr… en Angleterre, se repêche le Dodu, des collégiens feraient beaucoup mieux. Si je peux me permettre, grâce à la vice-baronnerie dont vous avez bien voulu m’honorer, entre la banane et le fromage au lait de noix de coco, on s’éclipse sur la pointe des nougats et vous m’emmenez visiter votre collection d’estampage japonaise dans vos appartements privés. D’accord ?

Et il ponctue, de gestes téméraires, ces entreprenantes paroles. La grosse Kelbobaba se trémousse à l’intérieur de son saindoux. Elle donne de l’épiderme, c’est visible. Elle a du trouble dans le regard et des spasmes sous la ligne de partage des eaux. Pourtant elle tient bon son gouvernail souverain.

— Ne prononcez pas de pareilles folies, mon ami, susurre-t-elle, très stendhalienne de ton. Pour être femme je n’en suis pas moins reine, et je me dois avant tout aux exigences de ma charge !

— Pour être reine, vous n’en êtes pas néanmoins femme, objecte Béru, comme dans une pièce de Bernstein. Je vois pas pourquoi vous auriez pas droit aux doigts de pieds en bouquet de violette, comme toute une chacune !

— L’étiquette, mon pauvre ami, râlotte la chère personne.

— Écoutez, Kelbo, s’enhardit le Gros (il en est délibérément au diminutif), y a des moments que votre étiquette vous devriez la coller sur un bocal de confiture et plus y penser. Alors, toute jeunette comme je vous voilà, vous vous mettriez la tringle à cadenas parce que votre monarque a chopé la myxomatose ! Permettez, pour lors, que je m’insurgeasse.

— C’est la loi ! dit farouchement l’opulente reine en repoussant la main de mon ami. Désormais, ajoute la vaillante personne, j’ai pour mâle mon royaume ! Je ne connais l’amour qu’à travers les autres…

— La Jeanne d’Arc de la ceinture de chastété ! gouaille l’Abominable. C’est pas avec un royaume qu’on se fait reluire, ma Majesté, mais avec ses sujets !

Et, sur ces belles paroles, le Gros se tait, retire sa main, perd ses couleurs, ouvre la bouche, cesse de mastiquer et fixe l’entrée de la salle des festins.

Je l’imite.

À mon tour je perds mes couleurs et cesse de mastiquer.

Flanqué de deux officiers anglais en grande tenue d’officiers britanniques, sir Harry Dezange et son fidèle William se tiennent dans l’encadrement.

Malgré l’étrange banquet qui se déroule sous leurs yeux non habitués d’arrivants, ils n’ont de regards que pour la table royale. Le messager qui nous accueillit le matin à l’aéroport accompagne ces messieurs. Sa figure crispée affirme qu’il est au courant de notre supercherie.

Le petit groupe s’avance vers nous, implacable.

— Eh ben mon vieux, murmure le Gros, ton ami Burny, je le retiens ! On me causera des pensions suisses après ce coup-là !

CHAPITRE TROIS

Je vous mate d’ici, mes bons apôtres. Vous vous disiez : le San-A., il se paie des cerises à l’eau-de-vie avec son voyage aux îles Malotrus. Il fait de la croisière ; il se roule dans le pittoresque, il se badigeonne d’exotisme, et nous avec ! Le rentre-dedans de Béru à la reine, c’est poilant un instant, mais ça ne fait pas de l’action. C’est statique, le descriptif, il zolase, le frère !

Je me goure, peut-être ? Avouez que vous vous demandiez s’il n’allait pas tourner au guide bleu des Vosges, mon nouveau chef-d’œuvre ! Si, partant d’une affaire policière, on allait pas larguer l’action pour tout de bon, se cantonner dans le farfelu de la cour malotrusienne, en rajouter, passer de l’inauguration du métro aux amours de Kelbobaba avec Béru ! Encore, ça, a la rigueur, vous me l’auriez toléré, hein, mes drôles ? À condition que ça soye un peu osé. Eh ben non, vous voyez, fallait pas paniquer, on enchaîne !

Et c’est un peu sec, pour mon goût, la renversée. Je me disais aussi que ça nageotait trop dans l’huile purifiée, notre truc. Le Gros avec son ticket royal ! Le devin Nikola si teigneux, et que je poussais, mine de rien, vers le renversement d’alliances, tout ça me faisait bien inaugurer de la suite, comme disait un ministre en coupant un ruban. Parce que, vous remarquerez, les ciseaux, pour les ministres, c’est plus important que le portefeuille.

Des vrais petits rabins, ces bons messieurs.

Et puis voilà qu’en pleine fiesta, et au moment précis où mon Gravos est en train de proposer un amendement à l’étiquette malotrusienne, qui c’est qui surgit ? Le vilain sir Dezange, avec des généraux britiches (et de la rancune plein ses yeux). Ah ! je vous jure, dans notre turbin, faut avoir le palpitant solidement arrimé ! On essuie de ces coups de théâtre, mes amis, qui rendraient cardiaque un type sans coeur !

— Majesté, fait notre ci-devant guide, ti me pardonnes di troubler li banquet, mais di z’ivinements graves sont produits. Je ti prisente, Majesté, li vrai sir Harry Dizange, que çui-là qu’est près di toi, l’est un composteur !

— J’en étais sûr et certain, clame une voix ! Par le dieu Taldargeopabo, prince de la vérité, par la déesse Dizenof, par les mânes d’O-Zié, notre grand sorcier, je savais que ces deux hommes mentaient et usurpaient des pouvoirs qui ne leur étaient pas conférés.

Ainsi parle le devin Nikola. Ça file Béru dans une rogne sauvage.

— Écoutez-moi ce piège à poux qui fait le flambard ! T’avais deviné que tchi, hé, vieux chnoque ! Pour ce qui est de ta voyance, tu devrais te rapatrier chez Lissac, car j’ai idée que t’as coulé une bielle à ta rétine, mon pote ! Ou alors t’as de la conjoncture[21]. À moins que t’aies de la buée sur ta boule de cristal…

— Écrase, Gros ! fais-je sèchement ! C’est pas le moment…

La grosse reine tourne la tronche de gauche à droite, comme si elle assistait à la finale simple messieurs des championnats de France à Roland-Garros.

— Que signifie ? Mais que signifie donc ? interroge la pauvre baleine blasonnée.

— Je vais tout vous expliquer, Majesté, lui dis-je.

Mais sir Dezauge s’avance, s’incline et coupe sèchement :

— Mes très humbles respects, Majesté. Si Sa Majesté me permet, c’est moi qui vais lui expliquer l’inqualifiable comportement de ces deux hommes qui nous ont kidnappés, mon collaborateur et moi, nous ont séquestrés, ont pris nos identités et qui se sont rendus coupables du plus impardonnable des forfaits en abusant la clémente, la grande souveraine qu’est Sa Majesté !

Point à la ligne, les mecs.

Après ce petit préambule, nos actions dégringolent comme les Suez un jour de guerre au Moyen-Orient.

Reste plus qu’à attendre la décision de la reine.

— Devin Nikola, soupire-t-elle, veuillez agir en conséquence !

Tu parles qu’il attendait que cette invite, pépère la barbiche, pour nous contrer !

Il remet son couteau de table dans le manche du sceptre royal dont il est le permanent détenteur, ce qui l’oblige à l’utiliser comme étui à rasoir, à peigne, à brosse à dents, comme boîte à pilules à malices, à gros sel, à timbres, à outils.

— La gaaaaaaarde ! crie-t-il.

Des malabars bien féroces se pointent au pas gymnastique.

Le barbu nous désigne à ces redoutables gorilles.

— Emparez-vous de ces hommes et enchaînez-les dans le torturorium !

Tous les participants de la fête s’arrêtent qui de manger, qui de démanger, qui d’embourber, qui dame. Il est terrible, le sceptentrion.

— Le plus terrible des crimes de lèse-majesté vient d’être commis, harangue le Dabuche. Ces misérables seront jugés, condamnés et exécutés comme ils le méritent.

— Allez, gardes ! Et fermez vos cœurs à toute pitié. C’est l’honneur de votre reine qui est à jeun, je veux dire : qui est en jeu !

Comme on nous embarque, sans ménagement je remarque le rire sardonique de Dezange.

— O.K., sir, lui dis-je, vous venez de gagner la seconde manche, il ne nous reste plus qu’à jouer la belle !

— Et comment, renchérit le Gros pour qui, jouer la belle est le synonyme de mettre les adjas !

*

Toutes ces flambantes répliques, ça fait un peu capédépé, hein ? On se croirait vaguement dans un roman de mon regretté camarade Paul Féval. La gare d’Hyères ira t’a toi ! Et pourtant, y a des moments où le sens du panache l’emporte sur celui du cheval blanc. Ce n’est qu’après mûres réflexions et maints marrons mûrs qu’on se dit que Paris vaut bien une messe. Sur le moment on trémole du vaniteux, c’est humain. Un réflexe qu’on dit tionné (et qui l’est).

Les gorilles de la reine nous embarquent durement vers des sous-sols inquiétants. Elles ne sont pas très geogeôles, les geôles du palais, ma doué ! Creusées in the rock, elles dégoulinent de flotte dont les gouttelettes en train de stalactiter produisent un bruit tout ce qu’il y a de crispant.

Nous v’là embastillés dans une vilaine grotte (de chien), mes fils. Un conduit vertical, pareil à la hotte (toit que j’humecte) d’une cheminée y déverse un jour filtré de sépulcre. Des chaînes plus énormes que celles dont on usait jadis pour entraver les forçats sont rivées aux parois de la grotte (de bique) où elles composent une lugubre sarabande (de c…).

Les bourdilles of the gracious queen nous enferment les chevilles et les poignets. Cric-crac-croc ! Terminé ! Pour se dégager de cette panoplie du parfait petit inquisiteur, faudrait un atelier de forgeron en ordre de marche, les gars. C’est du fruste et du robuste. Les serrures de nos bracelets sont moins compliquées que celles des coffre-forts Fichet, mais tout aussi résistantes. Dans la vie, le plus simple est toujours le plus efficace.

L’unique porte du torturorium est épaisse comme un matelas de campagne, en acier pur fruit, avec verrous extérieurs plus épais que mon bras. Quant au trou d’aération, il est pourvu, tout là-haut, de barreaux mis en croix pas dégueulasses du tout. J’ai un peu l’impression de chiquer au comte de Monte-Cristo, Béru interprétant le noble rôle de l’abbé Faria. Quand je vous le disais qu’on versait dans Dumas père, mes bons aminches.

— Ils auraient pu nous laisser croquer le dessert, lamente le Lugubre. J’aime pas me tailler de la table avant les pousse-caouas !

— En fait de pousse-café, on aura sûrement droit au verre de rhum, prophétisé-je ; t’as entendu ce qu’a dit le vieux crabe ? Nous allons passer en jugement, être condamnés et exécutés…

— Ce sale Rosbif ; c’est de ta faute, aussi ! bougonne Sa Rondeur.

— Ma faute !

— Au lieu de le mettre en pension chez ton vieux malfrat-rentier, tu lui aurais coulé une praline dans le citron, une bonne pierre aux gambettes, et vlouff dans le Léman, on serait nainaises, moi, en train de caracoler dans le private-galipettes-room de la Majesté. Elle avait beau s’offusquer, ça rendait que tu peux pas t’imaginer, elle et moi. J’avais ma canne entortillée à la sienne comme du lierre après un sapin, mon pote ! C’t’un signe d’encouragement, non ? Une prime à la patience, je suppose ? La nana qui se laisse toupiller les échasses sous la table, crois-en ma vieille expérience, elle est partante pour la grande farandole plumassière, c’est couru. Déjà qu’elle m’a bombardé vice-baron dans la foulée, ça voulait tout dire, non ?

— Je me demande ce qui a bien pu se passer en Suisse !

— Moi pas ! Dès qu’on eûmes tourné les talons, ton pourri de Burny est allé délivrer ses pensionnaires. Et il a dû faire fissa pour que les voilaille aux Malotrus avec seulement quèques heures d’intervaux sur nous !

Un court silence nous disjoint. Et puis le Gravos soupire :

— Ah ! si seulement je pourrais baratiner Kelbobaba, je parie que ça s’arrangerait, nos bidons. J’avais la manière avec cette femme. Satiné, chez moi, l’art de causer aux voluptueuses. Parce que, tout ce qu’elle nous bonnit sur l’éducation sexuelle de ses adjectifs[22], c’est de la mauvaise farine de lin, mon pote. Mémère a besoin de se ramoner le veuvage, ça se sent. Elle se rabat sur le côté voyeur, mais au lieu de la calmer, ça ne fait que lui passer les sens à la lampe à souder.

Un nouveau silence méditatif et A.-B. demande :

— Qu’est-ce tu crois qu’ils vont nous faire ?

— Rien de très gentil… T’as maté un peu le matériel ? ajouté-je en désignant un louche attirail au fond de la grotte.

Je distingue un chevalet, des outils barbares, une forge, des brodequins, une série de pals et les œuvres complètes de Jules Romains.

Tout en supposant, en regrettant, en appréhendant, en échalaudant, en devisant et en soliloquant (avec rictus), nous laissons passer le temps. Pas moyen de le stopper, celui-là. On est tous charriés dans cette débâcle glaciaire. Même après nous, ça continue. La vérité est qu’on ne meurt pas puisqu’on se trouve toujours au cœur du même mouvement, embarqués dans le superbe voyage intersidéral, tueur de néant. Mort ou vivant, on continue d’être malaxé par les secondes qui gouttagouttent. Ça fait peur et ça rassure. La mort n’est qu’un changement de compartiment : on reste dans le même train !

Soudain, le bruit d’une cohorte dans l’escalier, la porte s’ouvre devant une armada de vilains. Sur nous, donc, cette troupe s’avance, et porte sur son front une malle assurance.

Le devin Nikola marche en tête. Derrière suit le conseil des Sinistres, le président de la chambre des Réputés et celui du Séné (lequel chose curieuse, est un Blanc métissé des îles Pranmoatou). Ces personnages sont graves et doctoraux (Noriscausa). Des guerriers en armes de l’attribut des Con-Plé-Mando-Bjé (une des plus redoutables) les escortent.

Le devin Nikola vient jusqu’à nous. Il frappe par trois fois le sol avec le manche du sceptre et déclare :

— Le conseil suprême s’étant érigé en tribunal d’exception vient de vous condamner pour espionnage, atteinte à l’absurdité de l’Etat (je veux dire, à la sûreté de l’Etat), usurpation de fonctions, abus de pouvoir, crime de lèche-majesté (je veux dire de lèse-majesté), tentative de corruption, violation de palais, haute et basse trahison…

— Prends ton souffle, pépère, recommande Béru, et garde le reste pour la prochaine fois.

Le devin le fustige de son regard en forme de crachats.

— Silence ! Le tribunal, en sa grande sagesse, sa parfaite équité et son sens profond de la justice, vous condamne à la peine de mort et ordonne que la sentence soit exécutée sur-le-champ.

Dites, on est un peu expéditif à Obsénité-Atouva. Les jugements hors la présence des accusés, les sentences immédiates, c’est du travail rapide. Célérité, discrétion.

— Ça consiste en quoi ? demande Béru sans s’émouvoir.

— L’exécution ? demande Nikola.

— Oui.

— Ordinairement, les condamnés de droit commun sont écartelés, révèle le devin (qui a de la bouteille).

— Ç’aurait t’été assez mon genre, moi qui me mets toujours en quatre pour les copains, gouaille l’Hilare (de cochon).

— Mais étant donné l’aspect diplomatique de votre affaire, vous allez être simplement décapités, termine le vieillard.

« Gardes », continue-t-il, « exécutez ces deux hommes par le glaive.»

La promptitude et la stupidité des événements me laissent pantois.

— Vous ignorez qui nous sommes ! m’égosillé-je.

— Absolument pas, rétorque le vieux filou. Vous êtes deux policiers français, nous avons percé jusqu’à vos véritables identités. Votre nom est San-Antonio, et votre grade : commissaire. Cet individu qui se permettait des familiarités avec notre glorieuse souveraine est un dénommé Bérurier.

— Vous ne redoutez pas des incidents diplomatiques graves avec la France, à la suite de nos deux assassinats ? Car il s’agit d’assassinats !

Le barbichu secoue sa bavette de poils.

— C’est plutôt la France qui entendra parler de vous. Car vous êtes les meurtriers de notre ministre des Affaires étrangères, son Excellence Tabobo Hobibi dont vous avez pris la place afin de rencontrer sir Dezange et de saper nos accords en cours.

Agacé, il frappe encore du sceptre.

— Gardes ! Vite ! La justice de Sa Majesté ne souffre pas de retard !

Les colosses aux torses couleur d’ébène s’emparent de nos personnes en deux temps trois mouvements (quatre au plus).

Ils nous entraînent vers le fond de la salle.

— Admirez la clémence de Sa Majesté, poursuit la vieille frappe, on va seulement vous couper le cou. Il m’aurait appartenu de décider seul, je vous aurais arraché chaque parcelle de chair avec des tenailles rougies !

— Je reconnais bien là la mansuétude de la reine Kelbobaba, dis-je. Veuillez la remercier pour nous.

— Il en sera fait selon votre dernière volonté, déclare sans humour le devin.

Il montre Béru :

— Commencez par lui !

Ma parole, c’est pas de la frime. Écoutez, se faire sectionner le cigare dans une grotte, en plein Pacifique, y a de quoi perdre la tête, non ? Et le plus fortissimo de caoua, c’est que moi qui vois toujours la feinte à Jules dans les circonstances dramatiques, eh bien ! en ce moment, je vois rigoureusement bezef, les gars.

Il y a une vraie armée entre nous et la porte. Nous sommes vigoureusement maintenus par des gorilles athlétiques, et la décapitation est immédiate. C’est ce qu’un commentateur de la télé appellerait une conjoncture néfaste.

— On n’a pas droit à un petit remontant ? s’inquiète Bébélune ; moi, avec vos conneries, j’ai fait ballon pour les liqueurs !

— Chez nous, ce n’est pas la coutume ! répond Nikola.

Et puis v’là le gnome qui se met à trépigner et à vitupérer en agitant le sceptre de la brave Kelbobaba, comme quoi ses gorilles lambinent et que si d’ici trois minutes nos deux tronches n’ont pas roulé dans le salpêtre de la grotte, il y aura d’autres têtes qui tomberont. Pour lors, les archers se grouillent. On dégage un fort billot du magasin aux accessoires. Le bourreau (qui est également buraliste à Obsénité-Atouva) s’empare d’une hache beaucoup trop polie pour être honnête dont, par excès de précaution, il affûte encore le fil avec une pierre.

Le billot, que je vous le raconte, est vachement perfectionné. Il paraît que son inventeur l’a fait breveter et qu’il va l’exposer l’an prochain au concours Lépine, c’est vous dire. Il est très large de diamètre et comporte deux petites anses de part et d’autre de sa tranche (c’est marrant pour un billot d’avoir une tranche, quand on y réfléchit). Ses anses sont munies de sangles en cuir auxquelles on attache les poignets du supplicié. De ce fait, le condamné est forcé d’étreindre le billot et d’avoir sa tête sur la partie plane. Astucieux, non ? Le bourreau peut prendre tout son temps pour assurer son coup de hachoir.

Les horribles gorilles royaux forcent le Gros à s’agenouiller. Il essaie bien de regimber, mais il se soumet devant la loi du nombre.

— Salut, San-A. ! me lance-t-il d’une voix aussi unie et calme que celle qu’il prend pour me dire bonsoir avant de rentrer chez lui. Fallait bien qu’on tombe sur un os, un jour ou l’autre. Moi je me gaffais pas que notre circuit s’achèverait de cette manière, mais comme disait mon cousin Mathieu : « Que ça soye pour une chaude-lance ou une première communion, y’a toujours un cierge qui coule, pas vrai ? » On se sera payé du bon temps sur cette terre, mec, et c’est ce donc à propos de cela qu’importe. Tchao ! Je t’en fais mettre une au frais en arrivant.

Et, là-dessus, le cher, le tendre, le bon, le brave (ô combien) Béru encercle le billot et y dépose sa bonne grosse bouille patinée par le beaujolais.

Mon regard est aveuglé par les larmes. Tout se brouille, les gars. Béru, le Mahousse, Bibendum, l’Affreux, va périr sous mes yeux effarés dans une poignée de secondes. Ma propre mort me paraîtra délectable après m’être farci un tel spectacle. Et tout est de ma faute. J’ai voulu épater le Vieux, jouer les Machiavel ! Faire du super-zèle alors qu’on ne me demandait rien ! Ah ! misère, si je pouvais me flanquer un dernier coup de pied occulte avant de disparaître. J’évoque, en un éclair, ma Félicie qui, en ce moment… Tiens, au fait, quelle heure est-il dans notre douce France ? Les fuseaux horaires tangotent dans mon esprit. J’arrive pas à situer m’man à la seconde présente.

C’est épouvantable. Béru, les poignets liés par ces sauvages… Il a la frime sur le rude bois. C’est du tek !

Un zig au torse nu, le Samson de la reine, assure le manche de la hache dans ses monstrueuses mains assassines. Doucement, avec d’infinies prévenances, il met le tranchant de l’arme sur le bout de cou du Gros (à force de galimafrer, il n’a presque plus de cou, Béru, sa tronche est posée sur ses épaules comme une courge sur un mur.)

J’ai la tête qui me tourne, mes amis. Tout bastringue. Je vois la terrible lame qui, lentement, se redresse, bien perpendiculaire à son terrible objectif. Elle monte sans frémir vers la voûte suintante, accaparant tous les reflets qui se sont fourvoyés en ce cul-de-basse-fosse. Le visage du bourreau est tendu, hermétique (on joue à bourreau fermé, quoi, c’est là que je voulais en venir).

Une fois à la verticale de l’homme, la hache reste en suspens. Et puis il y a un sifflement dominé par un hurlement de kamikazé (comme le sirop des Vosges). Un choc sourd, vibrant. Les larmes brouillant ma vue tombent. Je vois ! Je n’en reviens pas, ni personne, excepté Béru. Ah ! le gaillard ! Ah ! l’invincible ! Ah ! le rapide ! Comment un corps si embonpointé peut-il accomplir des gestes si fulgurants et si précis ?

Au moment où on lui liait ses poignets aux anses du billot, Pépère les a fait gonfler à l’extrême, c’est un truc connu des malfrats qui parfois font de même lorsqu’on leur passe le cabriolet. En outre, dans leur précipitation, les gardes houspillés par le barbu n’ont pas fait trente-six nœuds, si bien qu’à la toute dernière seconde, Grosse Pomme a tout fait péter d’une fabuleuse détente et la lame de la hache n’a fait que lui effleurer la joue.

Personne n’a eu le temps de concevoir qu’il est déjà debout, le bon taureau. D’une seule main il arrache la hache du billot et mouline comme un dingue.

Les tronches pleuvent autour de lui comme des noix fouettées par deux gaules. Il a une crise de dinguerie furieuse. Il hurle sa rage, sa survie, son obstination à se poursuivre, à Anvers et contre tous.

Il carnage à tout berzingue. Et rrran, et rran !

Moi, vous me connaissez ? Mes instants de stupeur ne sont jamais de longue durée. D’une double bourrade je me défais de mes gorilles affolés. Unissant mes efforts à ceux de mon hacheteur éventuel (car Béru n’a pas tellement l’habitude de manier la hache), je m’empare d’une gigantesque paire de tenailles et je décime additionnellement.

Ça tombe autour de nous. Mais nous ne perdons pas de temps à dénombrer les pertes de l’adversaire. Les bilans des batailles, comme ceux des maisons de commerce, ne se font pas en cours d’exercice. Notre objectif, c’est la lourde, point hautement stratégique. Ceux qui ne sont pas K.O. sont à plat ventre, ce qui les rend tout aussi faciles à enjamber. En moins de temps qu’il n’en faut à un discobole pour morfler une contre-danse en zone bleue, nous atteignons la porte, la refermons et la verrouillons. Cette première étape vers le salut franchie, nous nous accordons quelques instants pour respirer. Nous sommes haletants, mais radieux ! Croyez-moi, ou allez vous faire beurrer le trésor afin de mieux pouvoir utiliser les paratonnerres comme tabourets, mais j’ai envie de rire. Cette renversée quasi miraculeuse. Cette fantastique pirouette du destin.

— Des comme toi, Gros, m’époumoné-je, des comme toi…

— Je sais, m’interrompt-il charitablement. Et maintenant ?

Dans la grotte y a du sacré bigntz, je peux vous le dire. Ça remue-ménage sans ménagement. Et puis, brusquement, le silence se fait. Des coups d’une résonance particulière se mettent à vaser sur la porte. Un roulement précipité avec, par instant, des périodes de silence.

— Ils jouent du tambour ? s’ébahit le Gros.

— Non, mon pote, ils téléphonent !

— Qu’est-ce tu débloques ?

— La vérité, ils utilisent le tam-tam pour donner l’alerte, on ne va pas tarder à déguster des renforts…

— Alors magnons-nous !

Tout en répondant à cette invite, je continue de penser que nos peaux ne valent pas grand chose à l’heure où je mets sous presse ! D’abord parce que la peau de Blanc se déprécie à toute vibure aux jours de ces jours-ci, ensuite parce que nous nous trouvons dans le sous-sol d’un palais possédant une seule issue. De plus, quand bien même nous parviendrions à en sortir, n’oubliez pas que Merdabéru est une île perdue en plein Pacifique !

Néanmoins, notre tempérament combatif n’étant plus à vanter, nous jouons notre va-tout.

Pour commencer, c’est l’escalade des degrés très roides donnant accès au rez-de-chaussée. Ils furent taillés dans le roc et sont assez glissants.

Nous en avons escaladé les deux tiers lorsque des guerriers Matuvu[23] surgissent. Oh ! Oh ! des marches. Ils sont armés de lances qu’ils braquent dans notre direction. Comment passer outre ce rempart ? La hache trop courte du Gros est impuissante. Il ne peut que la balancer dans le tas, mais APRÈS ?

Les faces luisantes où les regards brillent sauvagement guériraient le hoquet d’un marteau-piqueur. Que faire ? Rien !

C’est pourquoi nous nous arrêtons.

— Bonjour, Messieurs, salue Béru d’un ton courtois.

Au lieu de répondre, les « messieurs » poussent un cri pareil à une exclamation de surprise. Quelque chose dans le genre de « Tiens » et, en chœur, descendent deux marches, puis s’arrêtent.

— Quels sont tes projets, mec ? s’informe Béru sans me regarder. Après tout, c’est toi le boss, je te laisse responsabiliser.

Une idée me vient. Elle ne vaut que par l’espoir que je mets en elle.

— Carre-toi la paluche dans le clapoir, mec, débloque ta salle à manger deux pièces et virgule-la-leur, s’ils n’ont jamais entendu causer de la prothèse dentaire, ça les épatera !

— T’as pas déjà fait ce coup-là dans « Y’a bon, San-Antonio » ? s’inquiète le Consciencieux.

— C’était avec un œil de verre, gars. Et, de toute façon, si nos lecteurs s’y trouvaient, ces guerriers, eux, ne s’y trouvaient pas !

Vaincu, le cher Béru passe à l’action. Il pousse un grognement, s’introduit le pouce et l’index dans la bouche et d’un coup sec, dégage son matériel à pique-niquer. Lors, il le brandit au-dessus de sa tête en roulant des yeux féroces.

L’effet dépasse mes espérances. À cela près, du moins, que là où j’escomptais l’effroi, je récolte la tempête.

De rires !

Faut dire que Béru sans ses dominos, c’est quelque chose de pas soutenable. Sa figure devient flasque et ses joues lui pendent des mâchoires. Il a la bouille du cador qui fait de la pub pour une marque de godasses.

Les guerriers du premier rang commencent à se cintrer, puis ça gagne le second rang, le troisième… Ils se claquent les cuisseaux comme des frénétiques, les redoutables Matuvu. Ils en laissent quimper leurs lances ! Ile se montrent Béru du doigt. Ils s’étranglent. Ça les désopile.

— Eh bien ! eh bien, les gars, proteste mon ami, est-ce que ce serait que vous vous payez ma fiole, ou quoi donc ?

Le fou rire, comme le président de la Republique française, est général. Il a la vertu de survolter Béru, lequel planque son râtelier dans sa fouille.

— On va voir, déclare le Bestial, on va voir, mes gamins…

Il cramponne le premier qui se trouve à sa portée par la jugulaire de son cache-sexe et le déséquilibre violemment.

Le gars bat l’air de ses deux bras et me choit sur les endosses. Je file un petit coup d’épaule au moment propice, si bien que le rieur va éternuer sa marrade sur l’angle de la dernière marche.

Les autres hurlent de joie. Ils trouvent poilant l’exploit de Béru. Alors, le Gros devient fou. Le voici sanglier forçant la meute ! La colère lui fait pousser des défenses à la place de ses crocs empochés.

Terrifie, je vous dis ! Tornade humaine ! Cyclone à quatre membres dont les inférieurs sont supérieurs aux supérieurs. Hélas, les gardes réagissent. Lorsque le quatrième se pète la coupole et qu’il y en a un tas au pied de l’escalier, saupoudré de ratiches et arrosés de sang, les crépus de la touffe commencent à moins rigoler.

Ils récupèrent leurs hallebardes. Et, contrairement aux gardes suisses, ils ne vont pas pontifiquer. Y’en a un, particulièrement féroce qui s’apprête à embrocher le Gravos. Il est accroupi, ce méchant lancier. Entre les cannes de ses potes qu’il mijote son assaut. Je me sers de mes tenailles comme d’un projectile et il les chope sur le museau. Bloinggg ! Il part en avant, glisse sur les marches humides. Je cramponne sa lance au passage et le laisse poursuivre sa coulée.

— En avant ! je hurle.

Une charge, retenez bien ça, mes frères, doit toujours s’accompagner de cris pour être efficace. L’oreille, c’est la faiblesse du combattant. C’est à cause d’elle qu’il s’écoute ! Donc, il convient d’user et d’abuser du bruit pour dérouter l’adversaire.

Je fonce. En me voyant et en m’entendant charger avec brusquerie, moi qui, jusqu’alors, occupais une position inférieure, ils ont un brusque mouvement de recul. Nous abusons de ce repli. Le flux les apporta, le reflux les emporte ! Ça réveille les ardeurs béruréennes un moment calfeutrées. Il reprend sa hache de guerre, Béru. On dirait le Grand Ferré, tel que le popularisait mon livre d’histoire cours élémentaire première année. Le Grand Ferré, célèbre anglophobe… Mort en 1358 ; mais vous vous en foutez, et lui aussi maintenant. Nous bousculons l’adversaire, le taillons en pièces. Vlan ! Plouf ! Boinggg ! Ouille ! Faut que ça passe ou que ça dise pourquoi !

Ça passe !

Nous voici dans une vaste pièce qui sert de resserre. Nos adversaires, refoulés, s’y réorganisent, l’espace leur redonnant de l’audace. Ils demi-cerclent pour nous cerner mais nous usons de subterfuges. Des barils de je ne sais quoi (mais pleins) étant empilés dans un angle du local, nous nous mettons à les dépiler afin qu’ils roulent et se propagent.

Ce flot roulant oblige les guerriers à s’écarter. Alors nous prenons la porte en vitesse. Manque de bol, elle ne comporte pas de verrous. Nous traversons les cuisines du palais où des femmes vêtues seulement de gants de caoutchouc (la reine est très à cheval sur l’hygiène) préparent déjà le repas du soir en mâchant du manioc pour en faire une soupe de tapioca.

Sans ralentir notre allure forcenée, nous faisons tomber tout ce qui se trouve sur notre passage, manière de freiner le rush de nos poursuivants. Les tabourets, les ustensiles de cuisine, les sacs de victuailles, tout un incroyable fourbi jonche le sol.

Le plus efficace, c’est le tonneau d’olives… Les frénétiques Matuvu dérapent dessus et se ramassent des bûches Denoël.

La cuisine passée, nous revoilà dans la salle à manger, déserte à cette heure, si l’on veut bien compter pour du beurre noir les trois paumés occupés à fourbir la vaisselle d’or en crachant dessus et en la frottant avec la peau de leurs vestibules (ce sont les fameux orchitiers-laveurs des Malotrus). Ils nous regardent passer d’un œil surpris, puis se tournent vers la horde salopante qui débouche à son tour.

Notre affaire ressemble à ces films muets basés sur des poursuites farfelues. II n’importe. Une poursuite continue de faire bien dans une histoire. Y’a des recettes éprouvées qui ne seront jamais réprouvées.

La salle à orgies est traversée. Nouvelle porte ! Maintenant c’est la salle du trône. Nous débouchons dans un tableau magnifiquement composé, style Sacre of Napoléon, le brandy de l’estomac.

La reine Kelbobaba sur son plantureux trône. Des esclaves l’éventent car elle a des digestions laborieuses.

Elle est entourée de sir Dezange, en jaquette et pantalon rayé, ayant à son cou l’ordre de la jarretelle et à sa droite, le général Mac Seynett de l’amirauté. De William, le secrétaire et du général Latumefey-Shier des services compris britannouilles. La converse doit être vachement serious, car ils arborent tous des mines un tant soit peu sinistres.

— Mes respects, Majesté ! crié-je, en traversant la salle au triple galop.

— Mon cœur ne bat que pour vous, ma beauté ! renchérit Béru.

Nous n’avons pas le temps de déguster la stupeur de ces messieurs-dames. Déjà une nouvelle porte. Tchao, tchao, bambino ! Heureusement, les guerriers stoppent devant leur reine. Ils ont trop de respect pour continuer de courir en sa présence. De plus, elle les interroge pour savoir ce qui se passe. Nous jouissons donc d’un certain répit.

Cette fois, nous v’là dans un couloir… Les lourdes s’y multiplient. Nous dubitativons de conserve, Béru et moi, ce qui nous permet de reprendre notre souffle.

— Qu’est-ce que ? demande le Gros Ferré.

À cet instant, une lourde s’ouvre et un gigantesque personnage passe la bouille dans le couloir. Il s’agit du chef eunuque chargé du service des esclaves blanches, un dénommé Latume-Lakoupe, brave garçon au demeurant malgré sa misogynie prononcée.

En un peu moins de très peu de temps, je mets une patate sur la nuque de l’eunuque et il va voir par terre si j’essuie. Nous le refoulons, pénétrons dans l’arène, relourdons.

Les demoiselles blondes qui furent nos compagnes de voyage s’exclament devant notre intrusion.

Je mets un doigt sur mes lèvres et je fais « chut ». Bien que je l’aie dit en français, elles comprennent qu’il y a danger et cessent de glapir.

L’une d’elles, la plus ravissante, celle qui a des yeux verts, un grain de beauté sur la cuisse droite et les seins en forme de poires-avocats, s’approche de nous.

— Que se passe-t-il ? me demande-t-elle en anglais, malgré qu’il ne s’agisse pas de sa langue d’origine.

— Nos vies sont entre vos mains (pour ne pas changer), réponds-je. Ces idiots de Malotrusiens nous ont condamnés à mort et veulent nous couper la tête…

— Qu’avez-vous fait ?

— Une bonne action, ma jolie.

— Quoi ?

— Nous sommes français et nous nous sommes fait passer pour anglais, vous voyez bien que c’était une bonne action dont le Royaume-Uni avait tout lieu de se féliciter.

Elle sourit.

— Well[24], dit-elle, qu’allez-vous faire ?

— Je vous le demande !

Elle se tourne vers ses potesses et leur jacte un truc rapide en scandinave moderne. Aussitôt, les belles enfants nous font cacher sous leurs plumards. Après quoi, elles s’activent pour réveiller Latume-Lakoupe de son K.O. Elles lui affirment que nous avons continué notre route dans le couloir. Sur ces entre-fesses, la garde surgit, renforcée.

Je me dis alors que si les archers ont pour deux ronds de chou, ils vont tout fouiller, mais comme ils n’en possèdent que pour cinquante centimes, ils continuent de galoper dans les couloirs et le calme revient.

Nous restons bloqués sous nos plumards, biscotte l’eunuque ne quitte pas l’appartement des toutes belles. Il a repris sa place dans un fauteuil Loulou XIII et se met à lire Malotrus-Dimanche histoire de se relaxer. Le dernier numéro est passionnant pour le sujet d’une monarchie absolue, puisqu’il relate les amours de la fille d’un président de république avec un marchand de fromages.

La lecture opérant son œuvre, l’eunuque ne tarde pas à s’assouplir, puis à s’assoupir. Lorsqu’il en écrase, la magnifique esclave blonde vient me rejoindre sous mon lit. Elle me dit son blaze : Vicky Hinegue. Comme elle est obligée de parler bas, elle approche ses lèvres de mon visage. Et je le déplore d’autant moins qu’elles sentent la fraise et la femme.

CHAPITRE QUATRE

Vous allez vous dire, avec ce cartésianisme qui vous pousse à demander des cartes chaque fois que vous vous asseyez à une table de jeux, vous allez vous dire, mes bons vilains, il déchoit un peu, notre San-A. Le v’là qui monte en mayonnaise avec une gonzesse dont le job consiste précisément à donner du bon temps à ceux pour qui le bon temps c’est de l’argent ! Honte à lui ! L’homme qui ne réserve pas ses ardeurs à d’honnêtes femmes adultères se ravale un rang du pigeon ! Vous vous dites tout ça parce que vous êtes jalminces, ça part d’un bon ressentiment, somme toute. Si j’essaie de me disculper à vos yeux, n’en déduisez pas que je me sente morveux. Simplement, j’ai des scrupules, mes frères. Je me crois concerné par votre bêtise, alors j’essaie de lutter contre pour en atténuer les conséquences. Mon ambition secrète, c’est pas les bicornes, les prix Duchenock et les merdailles, mais qu’au moment où je cannerai, si c’est pas trop furtif, un gus quelconque se penche sur mon cercueil-studio et dise quelque chose dans le genre de : « T’as bien bagarré contre la connerie, San-A. T’as essayé de montrer à tes temporains à quel point il est c… d’être c… quand on est c… et combien ça l’est davantage encore lorsqu’on joue au c… sans l’être[25]. » Voilà, c’est tout ce que j’aspire, mes lapins. Vous ne viendrez pas dire que j’exigeante ! Au besoin vous pouvez recopier la phrase et venir la ligoter le moment venu devant mon coffret à bijoux. Ainsi ça donnera peut-être envie de me lire aux assistants et les droits d’auteur continueront de vaser pour mes veuves et mes orphelins.

Vicky, pour vous en revenir à la pauvrette qui poireaute sous le plumard avec ses lèvres rivées z’aux miennes (car vous vous doutez bien que je n’ai pas perdu mon temps pendant que je dissertais), Vicky, disais-je, a choisi de faire sa carrière dans l’amour, comme d’autres s’engagent dans l’armée, chez les caramélites ou troupes théâtrales d’assaut de Jean-Louis Barrault. C’est une scientifique de l’acte de chair, comprenez-vous ? Une technicienne, une tacticienne, une patricienne plus qu’une péripatéticienne. Moi, une polka experte, je la retapisse à sa façon d’embrasser.

Tenez, on fait un concours si vous voulez. Vous sélectionnez douze bergères masquées, je les embrasse et leur donne une note. Eh bien ! je vous parie que ma cotation sera la même que celle qu’établira un jury spécialisé dans le grumage de radasses. Parole ! Le temps de compter jusqu’à quatre, et je vois à qui j’ai affaire. Vicky, sans charrier, c’est du grand art. Y’a tout qui participe. Une vraie femelle, faut qu’elle fasse l’amour avec ses cils, les ailes de son nez, les battements de son cœur, la sueur de ses tempes aussi bien qu’avec son compteur Geiger. Elle s’engage entièrement dans la cérémonie. C’est ça la ferveur. Les Sainte-Blandine de l’amour !

Au bout d’un moment, on oublie l’exiguïté de ma planque, le critique de l’instant, la menace de l’eunuque qui, dans son rêve, est en train de se demander pourquoi, diantre ! il est né sous le signe du taureau.

Je le vois, depuis mon dessous de pucier, le cher platonique, qui fut soustrait jadis à l’infection de ses parents (ils habitaient un bidonville) pour commencer sa dure carrière d’eunuque.

Tout en prouvant à Vicky que sa présence à mes côtés a retenu toute mon attention, je ne puis détacher mes yeux de ce pauvre Latume-Lakoupe. Ce qui me permet, tout en surveillant le dormeur, de remercier le ciel des performances qu’il m’aura permis de réaliser pendant mon passage terrestre.

Sous le pageot voisin, Béru essaie de héler une fille pour sa consommation personnelle mais ces demoiselles sont fourbues. Le banquet les a mises K.O. et, si j’ose m’exprimer de la sorte, elles ne sont pas pressées de remettre le couvert. Aussi font-elles la sourde oreille, ce qui file Alexandre-Benoît en renaud. À un moment donné, le frénétique personnage se permet des « pssst ! hep ! héééé ! hooo ! » si bruyants que l’eunuque se réveille. Je le vois qui soulève un store. Il ne remue pas… Il reste évasif, mais à l’intérieur de sa bouille, il prend lentement conscience d’une présence étrangère, je le pige à un papillotement de plus en plus précipité de ses paupières.

Alors là, mes amis, un dilemme se pose à votre cher San-A. « Ou bien il interrompt l’exercice éblouissant auquel il se livre pour neutraliser une fois de plus Latume-Lakoupe avant qu’il ne soit trop tard. Ou bien il va jusqu’au bout de son propos et accepte les risques susceptibles d’en découler. Ai-je le droit de risquer la vie du Gros en même temps que la mienne ? Oui, puisque c’est cette truffe immonde qui vient de créer le danger en sollicitant les pures jeunes filles. Et il continue, cette espèce de bouc en train ! Imaginez qu’il s’enhardit à leur parler, aux ravissantes esclaves blondes. Il leur dit des « Ho, les mômes, soyez pas vaches avec moi ! On se connaît, non ! Vous savez bien qu’avez mécolle c’est pas le travail à la chaîne, mais le bon vieux artisanat de papa ». Et puis, comme il se souvient qu’elles ne pigent pas le français, il mobilise toutes ses connaissances linguistiques. « Hello, bitte, señoritas ! Come vouize me, fräuleins. Béru il gode for you ! ».

Les mômes pouffent.

Béru pousse son pif.

Et moi je ne m’en fais paf outre mesure.

En attendant, l’eunuque, lui, se réveille tout à fait.

Drôle de conjoncture ! Faut que je me hâte d’atterrir, les gars ! Que je balise la piste en vitesse. Que je me sorte le train. Que je me branche sur le radar. C’est le moment d’attacher sa ceinture et de mouler le pilotage automatique pour prendre les commandes.

Se souvenant du crochet de tout à l’heure, et sachant qu’en aucun cas il ne saurait être remboursé par la Sécurité Sociale, Latume-Lakoupe bondit hors de son fauteuil et sort. Une fois dans le couloir, il relourde et rameute la garde. C’est à ce moment que je conclus mes entretiens privés avec Vicky. Elle ne perd pas le nord, la môme, et elle a d’autant plus de mérite que nous nous trouvons à la hauteur du tropique du Capricorne (d’abondance).

— C’est foutu, lui dis-je, mais je te remercie pour la partie d’extase, ma poule, comme dernière cigarette on ne peut pas souhaiter mieux !

Elle me saisit le bras :

— Attends ! fait-elle, tout n’est pas perdu !

— Penses-tu, avec ces pièces sans fenêtre on est marron !

En guise de réponse, elle se met sur le dos (nous avions manœuvré sur le côté), et je la vois passer sa main entre les lames du sommier de bois assez rudimentaire.

— Eh, dis donc, don Juan, m’interpelle le Gros, faudrait peut-être se mettre en position de châtaigne, m’est avis qu’on va voir débouler les lanciers.

— Ne t’en prends à personne, hé, Goret nauséabond, c’est toi qui as réveillé l’eunuque en hélant ces jeunes vierges.

Je me tais, abasourdi par la stupeur. Vicky retire des entrailles de son matelas éventré une sorte de bouteille thermos dont elle dévisse prestement le bouchon. Elle renverse la bouteille. Un tube d’environ quatre centimètres de diamètre, long de quinze, pointu du bout et pourvu d’un bouton rouge sur le côté gauche (lequel ne demande qu’à devenir un côté droit pour peu qu’on fasse pivoter le tube) lui tombe dans la main.

Elle me le présente.

— Prends ! dit-elle.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Un hypnovaporiso à bradabrant comprimé… Il y a là-dedans assez de gaz soporifique pour endormir tout le palais. Il suffit de braquer l’extrémité du tube sur les assaillants et de presser légèrement le bouchon.

— Et alors ?

— Tu verras…

— Comment se fait-il que tu possèdes un joujou de ce genre, Vicky ?

Elle sourit.

— Tu ne vas pas me reprocher de prendre des précautions lorsque je voyage !

Pas le temps de converser plus longtemps. La porte s’ouvre et les gardes se ruent dans la chambre. N’écoutant que le conseil de Vicky, je dirige la pointe du tube dans leur direction et j’appuie sur le bouton.

C’est de la magie, mes amis ! Vous m’esgourdez attentivement, hein ? De la magie ! Ces messieurs s’effondrent mollement et à qui mieux-mieux, ce qui n’est pas incompatible. À mesure qu’ils se pointent, voyez rez-de-chaussée ! Ils se retrouvent le nez sur le tapis. Et le plus formide, c’est que nous ne sommes pas incommodés le moins du monde.

J’en fais la remarque à Vicky. Elle me donne un cours de chimie gazandormante développé. Le gaz est projeté si fortement et il est si volatil, comme disait une poule qui disposait d’un e muet[26], qu’il n’a pas le temps de se disperser. Il paralyse le cerveau de ceux qui le respirent en une fraction de seconde et ce, pour une durée qui varie entre deux heures et six mois.

Nous sortons de sous nos plumards. Béru est interloqué bien que n’appartenant à aucun milieu interloque.

— Où que t’as piqué ça, San-A. ?

— Je l’ai trouvé dans une surprise de la catégorie « petite fille », Gros, expliqué-je en me redressant.

Je me rajuste, sans lâcher l’appareil.

— Il a beaucoup d’autonomie, ton extincteur à volonté, chérie ?

— Je t’ai dit que tu avais là-dedans de quoi endormir tout le palais !

— Je te jure que tu es la fée Marjolaine dans ton genre.

Et encore, entre nous, puisqu’on ne se cache rien, je peux vous avouer que la fée Marjolaine ne devait pas s’envoyer en l’air aussi bien que Vicky. Elle pouvait tricoter de la baguette magique, l’équivalent n’était pas réalisable, je m’en porte garant.

— Conservez-le, me dit Vicky. Et maintenant disparaissez !

Je refoule tout ce que j’ai à lui dire et surtout à lui demander. Un signe au Mastar, et nous enjambons (de Bayonne) cette nouvelle moisson d’allongés.

Comme nous gagnons le couloir, une nouvelle fournée d’alertés se pointe, en provenance de la salle du trône. Ils ont droit à la petite giclouille-maison et partent sans se faire prier pour le pays du L.S.D.

— En somme, remarque le Placide, c’est comme qui dirait l’arme absolue, mec. S’agit seulement de manœuvrer ton vaporisateur avant que l’ennemi défouraille sur toi. Heureusement que ces gardes n’ont que des armes blanches[27].

Il y a maintenant une bonne vingt-deuxaine de pèlerins étalés sur les dalles du couloir.

Je me dirige jusqu’à la lourde que j’écarte un tantinet pour filer un coup de robert sur les intérieurs de la salle.

La reine Kelbobaba est toujours en conversation animée avec les Anglais.

Le barbu, délivré, les a rejoints et vitupère comme un perdu. Il décrit des moulinets avec le sceptre royal, qui se met à ressembler au spectre solaire. Il est en train de prononcer un méchant anathème contre nous qu’il traite de pirates, de démons démoniaques et tout… Il conseille à sa souveraine de nous infliger une mort horrible. Il nous verrait assez avec des colonies de fourmis rouges dans le rectum, ou alors qu’on nous fasse de la grande acupuncture avec des aiguilles à tricoter frottées d’ail… La pauvre grosse reine paraît toute triste. Mais son conseiller insiste, il requiert le renchérissement des Rosbifs, et il l’obtient. Sir Dezange affirme qu’on devrait nous fusiller pour espionnage. Charmante attention, non ? Kelbobaba lui objecte que ses guerriers ne peuvent se servir de fusils, car ils ont peur des détonations. Le seul zig qu’on ait passé par les armes, Abba Lakalote, un farouche révolutionnaire, s’est vu introduire des balles dans le corps non pas à l’aide d’un fusil, mais par le truchement d’un vilebrequin.

À ce stade, cela cesse d’être une exécution capitale pour devenir un travail d’incrustation. Du coup, un général anglais suggère qu’on nous brûle vifs. V’là cinq cents ans que ça les obsède dans leur famille (il avait un aïeul qui servait comme pyroman-chef à Rouen en 1431). Cette fois, la moutarde commence à me dégouliner des naseaux. Je trouve qu’ils attigent un chouïa, les camarades de l’entente cordiale ! Qu’on se bricole des coups bas pour faire prévaloir nos missions, je veux bien ; mais de là à préconiser la mort de l’adversaire, y’a qu’un faux pas, qu’ils franchissent allègrement.

Je vous parie un lit à colonnes contre Œdipe à Colone que je vais me fâcher, que je me fâche, que ça y est : me voilà fâché.

J’écarte grande la lourde et je m’avance d’un pas lourd vers le trône.

Glapissement du devin Nikola qui nous aperçoit le premier et hurle aux gardiens du trône l’ordre de s’assurer de nos personnes ! C’est la ruée. Tchliiik ! Une petite prise surprise et ces bons guignols s’écroulent. Le sceptre du devin se met à pendre comme un lendemain de noces. Il n’en revient pas. Les Anglais, eux, ont illico réalisé la nature de ma seringue. Avec un ensemble touchant, ils portent la main à leurs vagues pour dégainer leurs rapières. Deux petites pressions sur le bouton et les représentants de la grande Albion rejoignent, sur les marches du trône, les endormis de frais.

C’est la panique dans la volière. Les vierges d’apparat, les valets de bains de pied de la reine, ses torche-miches, ses éventeurs, ses éventreurs, ses épousseteurs, ses dépisteurs, ses porte-bannières, ses mastiqueurs, ses taste-poisons, ses goûte-plats, ses gâte-sauces, ses biographes, ses gratteurs de luth, ses gratteurs de c…, ses lécheurs d’élite, ses bêcheurs spécialiés, sa brigade des rieurs serviles, ses lanceurs de pétales de rose, ses minimiseurs, ses bourreurs de mou, ses arrangeurs de faits divers, ses inventeurs de gloire, ses tisseurs d’auréoles, et ses sorciers-sourciers se débinent par tous les trous, comme rats affolés. Ils se ruent hors du palais. Pas un mot, la grande peur est muette ! Seulement un piétinement nombreux, un froufrou d’étoffe…

Nous ne sommes plus que quatre personnes lucides dans la salle du trône : la reine, le devin, Béru et votre serviteur. Grâce à la belle et mystérieuse Vicky, je contrôle la situation.

Vachement pâlichonne, la souveraine ; sa graisse devient verdâtre sous la peau bistre. Ça la faisande sacrement, la frousse.

Je m’empresse de la rassurer.

— N’ayez pas peur, Majesté, nous ne vous voulons aucun mal, à vous ni à vos sujets, pas même à ce vieux brigand qui prétend vous conseiller et qui trafique dans votre dos, ajoute-je en désignant le barbouzard. Car il va vous l’avouer lui-même qu’il négocie des pots de vin avec les Anglais. N’est-ce pas, cher devin ?

Il craquerait des dents s’il en avait encore, Nikola. Il va sûrement faire de la gingivite en tout cas.

Il regarde les bonshommes inanimés, les prend pour morts et bredouille :

— C’est vrai, c’est vrai, j’en demande très humblement pardon à sa gracieuse et puissante Majesté, que le Dieu Félakète la protège, que la déesse Onkonsemé étende sur son auguste tête…

— Auguste toi-même, hé, sac à poux, éclate Béru. Va te faire raser, vilain ! Alors môssieur chambrait ma belle jesté, en loucedé ? Môssieur Quinze-pour-moi se remplissait les fouilles en profitant de ce que sa gentille patronne qu’est le bon cœur incarné, n’y mordait que tchi ! Ah ! je me retiendrais pas, un presse-varices qu’a tort[28] de ce t’acabit, j’y morflerais la gogne jusqu’à ce qu’il existe plus !

Un rire argentin (bien qu’elle soit nordique) retentit et, comme ma parenthèse l’aura déjà fait comprendre aux moins ballots d’entre vous, Vicky paraît.

Elle est radieuse. Ses belles camarades l’escortent.

— Ce que votre ami est amusant dans sa colère, me dit-elle.

— Comprendriez-vous le français, par hasard ? sourcillé-je.

— Je parle couramment sept langues, mon cher ami, rétorque la belle donzelle. Quand quelqu’un parle sept langues, le français est fatalement inclus dans celles-ci !

Elle arrive à moi.

— Que pensez-vous de mon gadget ?

— Merveilleux, vous devriez le faire breveter.

Je m’arrête de plaisanter car un groupe de types viennent de faire irruption dans le palais. Ils sont armés de lances et de couteaux et ne portent pas d’uniformes. Ce sont des gars du peuple venus à la rescousse, je suppose. Je m’apprête à les vaporiser, mais Vicky intervient.

— Non ! Pas eux ! dit-elle, ce sont des amis à nous !

— Des amis ! sursauté-je.

— Je vous promets de vous raconter tout cela par le menu, déclare Vicky en tendant la main vers son ustensile. Vous permettez ?

Elle m’ôte d’un geste déterminé le tube magique des doigts.

— Excusez-moi, ajoute la fille, on continuera cette conversation plus tard. En attendant, je vous remercie d’avoir fait le plus gros du travail.

Elle braque son appareil contre moi. J’ai juste le temps de voir son pouce délicat presser le bouton rouge. Tout cesse immédiatement.

CHAPITRE CINQ

Un train rapide passe en sifflant et en tambourinant des traverses dans ma tête. Je suis sous un tunnel. Et puis, instantanément, c’est le jour et le train s’éloigne. Je rouvre les yeux, aussitôt lucide. Tout est très net. J’ai l’impression de voir le pouce manucure de la môme Vicky sur le bouton rouge, mais non. Je suis allongé sur une peau de tigre. Je n’ai pas du tout mal au crâne. Au contraire, je me sens éminemment dispos.

Mon cerveau émet la prétention de me lever, mais mes membres ne peuvent lui obéir du fait qu’ils sont entravés avec du gros fil de nylon. Je tourne la tête et j’aperçois Béru, encore endormi à mon côté. Au-delà de Béru, il y a un immense tas de couleurs : la reine Kelbobaba, envapée idem, et pareillement garrottée, et puis le devin Nikola. Je me trémousse dans le sens contraire, et c’est pour apercevoir sir Dezange sur ma droite, pleinement réveillé. Il n’est pas seul puisque ses collaborateurs gisent aussi sur les peaux jonchant la pièce où l’on nous a saucissonnés et qui doit être la chambre à coucher de Sa Majesté.

En remuant encore la tête, j’achève de considérer les lieux. Je vois un grand diable quasiment nu, au crâne bas, au nez complètement aplati, qui affûte un sabre, adossé à la porte.

Deux autres gus peu amènes sont assis sur le lit de Sa Majesté et y dégustent chacun un gigot de porc-épic en nous filant des regards sanguinolents.

— Well, il semblerait que les choses n’aient pas évolué comme vous le souhaitiez, depuis votre intervention ? remarque très calmement Harry Dezange.

— En effet, reconnais-je, il y a eu comme un défaut.

— C’est-à-dire ?

— Le personnel amoureux que vous avez recruté pour l’agrément de Sa Majesté, s’il fait montre d’une superbe conscience professionnelle, ne me paraît pas des plus dignes de confiance.

Et je lui relate ce qui s’est passé avec Vicky, comment la jeune fille nous a sauvé la mise, la manière dont elle m’a confié son lance-sommeil, et pour conclure celle dont elle l’a utilisé contre moi.

Sir Dezange, pour lequel j’ai moins de ressentiment depuis que nous sommes devenus compagnons d’infortune, hoche la tête autant que le lui permettent ses liens.

— Ces filles ont été recrutées dans une officine de Stockholm, dit-il, mais je crains, en effet, que nous ayons été joués par un troisième larron, my dear[29].

— Qui serait ?

— On ne peut que faire des suppositions…

Béru fait entendre un vagissement.

— Pour moi ça sera un petit Brouilly-framboise, articule le Savonneux, ça décrasse.

Puis il refait surface et gronde :

— Mais qu’est-ce qu’on fout là !

— On se repose, Gros. Tous allongés à la même enseigne !

— Il s’est passé quoi t’est-ce ?

— Une révolution de palais, les demoiselles de petite vertu se sont rendues maîtresses de la situation après s’être servies de nous comme de détonateurs.

Il tète sa langue desséchée et grogne :

— T’es en plein délirium, mon pote, qu’est-ce que ces souris ont à fiche du château !

— C’est ce que j’aimerais savoir !

Voilà que la reine reprend conscience à son tour. Elle s’offusque drôlement, la mère Kelbobaba. Ligoter une souveraine, elle trouve qu’il faut un certain toupet. C’est faire montre d’une témérité forcenée. Les auteurs d’un pareil forfait seront châtiés.

Bérurier, philosophe, tente de la calmer :

— Ma petite reine, dites-vous que c’est rien comparé à ce qui est arrivé à Louis XVI. Ce pauv’ monarque, lui, il a éternué dans les sciures de souches…

Sur ces paroles évocatrices d’un sanglant passé, la porte s’ouvre violemment pour permettre à une horde d’investir la chambre royale. Ces goujats ne respectent rien : pas plus les belles jardinières constituées par des pneus peints en blanc que la coiffeuse en provenance de la galerie des glaces Lafayette.

Ils renversent les meubles (en malotrusien : li meubles), ouvrent les tiroirs, s’emparent de leur contenu, crachent sur le portrait du feu roi qui fut offert à celui-ci par Pierre Lazareff et, sur lequel, en reconnaissance, le défunt monarque a tracé d’une écriture ferme : « J’élis toujou François ».

— C’est une indignité ! Une forfaiture ! Une infamie ! annonce sévèrement Kelbobaba. Vous serez tous pendus par les pieds sur la place, jusqu’à ce que les mouches laissent vos carcasses aussi blanches que si on les avait lavées avec OMO.[30]

En guise de réponse, les révolutionnaires se déculottent, ce qui est une façon sommaire, mais efficace d’exprimer à une personne le peu de cas que l’on fait de ses paroles.

Après avoir tout mis à sac et à sec et labouré comme des socs pour récupérer le suc (sic) ces malotrus de Malotrusiens s’emparent de nos personnes de la façon la plus déplaisante qui soit : en les saisissant par les pieds, et ils les traînent dans la salle du trône où l’atmosphère a bien changé. On a brisé le monumental fauteuil de la reine à coups de masse et les éléphants-accoudoirs, complètement détrompés, absolument sans défense, ne ressemblent pas plus à des pachydermes que la Vénus de Milo à Bouddha. Sur le dossier, ou plus exactement, sur ce qu’il en subsiste, on a placé le pavillon révolutionnaire, lequel est entièrement rouge, avec, écrit en travers, cette farouche devise : « Vive la raie biblique » !

Une table rudimentaire : simple planche de sycomore placée sur deux tréteaux de palissandre, a été dressée au beau mitan de l’immense local. Une flopée de gus bien farouches, qui se sont mis des lunettes pour faire intellectuels, mais qui en ont ôté les verres afin que leur vue ne soit pas perturbée, siègent derrière cette redou-table table. Il y a là l’ancien ministre des P.T.T.T. (postes et tam-tam-téléphones), l’ex-garde des Sceaux (à ordures), le ci-devant chef de la saison militaire (y’a pas d’armée pendant la saison des pluies), le secrétaire général du syndicat des sorciers, l’érecteur de la Faculté des grigris et totems et, dirigeant l’aréopage, Anar Chizan, le leader révolutionnaire proscrit, lequel depuis son exil à Levallois-Perret, dirigeait le groupement malotrusien libéré.

Derrière Anar, j’aperçois, se faisant toute petite, la môme Vicky.

Un mec qui se croit obligé de faire du foin, c’est le devin Nikola ! Il traite les révolutionnaires de félons et leur promet d’imminentes catastrophes. Une beigne dans la barbe l’oblige à stopper ses prédictions vengeresses. Alors, le calme s’étant rétabli, Anar Chizan sort sa pochette de soie pour s’en éventer d’un geste de dandy qui impressionne fortement ses compagnons.

Il regarde tous les « prévenus » avec une sombre obstination, achevant son examen par la reine. Puis il attaque d’une voix un peu snob :

— Dans sa première séance historique d’aujourd’hui, le Comité révolutionnaire malotrusien déclare par ma voix, ce qui suit :

Article premier, la monarchie est renversée.

« Article deux, la république est proclamée.

« Article trois, la ci-devant reine Kelbobaba, son âme damnée, le mage Nikola et tous les chiens d’étrangers qui l’aidaient à corrompre le pays seront exécutés sur la place du Peuple, ex-place du Parlement.

Les autres membres du Comité révolutionnaire se lèvent et applaudissent.

C’est impressionnant. Béru se tourne vers moi et murmure :

— Deux condamnations à mort dans la même journée, gars, tu trouves pas que ça commence à bien faire ?

Le mage Nikola éclate en sanglots, il demande pardon. Il veut participer à la révolution. Il connaît tous les petits secrets de la Cour, il ne demande qu’à en faire profiter les républicains. Il avait lu dans les astres, la chandelle fondue, la peau de banane, les chiures de mouche, les amulettes suédoises consumées, la poudre de capharnaüm, la diarrhée Moréno, la tignasse de chauve, la fiente de chauve-souris, la souris de jouvence, et dans Ici Paris la chute de la royauté. S’il rouscaillait, quelques minutes plus tôt, c’était uniquement pour s’assurer de la sincérité des insurgés. Il va les aider à établir une république de first quality.

Bref, il tient à sa vieille carcasse. Anar Chizan le fait taire d’un geste et annonce qu’il sera pendu le premier.

On nous coltine au-dehors.

La place est noire de monde (ce qui n’est pas une image !).

On a dressé huit potences en couronne (ultime rappel du régime renversé). La populace, contenue par un sévice d’ordre, est frénétique. Lorsque notre lamentable cortège paraît, elle qui, le matin même, criait : vive l’Angleterre, vive la bombe anatomique, vocifère, soit : vive la Republique, soit vive l’arrêt oblique, soit vive la raie biblique selon son degré d’instruction.

Des voix lancent même des : à mort la reine, ou des bourre la reine, selon leur degré de salacité. Le chahut est inouï.

Je cherche des yeux la môme Vicky. Je la trouve à mon côté, souriante. Elle m’escorte a l’échafaud fort discrètement.

Elle sait organiser les événements et les accompagner modestement. Elle se veut résolument rouage.

Je l’interpelle :

— Ohé, Vicky, alors, ma poule, ces explications ? C’est peut-être le moment de me les fournir.

Elle se rapproche de moi.

— La France et l’Angleterre n’étaient pas les seuls pays à avoir besoin des Malotrus comme champ d’expérience. La Chine a trouvé que l’archipel constituait une base idéale pour embêter l’Amérique.

— Et vous travaillez pour les rizmen, ma toute belle ?

— Exactement, mon cher ami. Tandis que vous vous faisiez une guerre secrète entre alliés, nous autres, tout bonnement, nous nous occupions à renverser le régime. C’était simple mais il fallait y penser.

— C’est vous qui avez liquidé le ministre des Affaires étrangères, à Orly ?

Elle acquiesce.

— Ça n’est pas moi personnellement, mais quelqu’un de ma section. Nous tenions à l’empêcher de s’engager au nom des Malotrus afin d’éviter des incidents diplomatiques par la suite.

— Et quand vous nous avez vus débarquer sur le bateau du Léman ?

— Nous avons compris, sachant — et pour cause — que votre ami n’était pas Tabobo-Hobibi et même ayant découvert qu’il n’était pas noir ; nous avons compris que vous étiez en train de pigeonner les Britanniques.

« La chose ne nous a pas déplu. Vous constituiez des auxiliaires possibles pour l’opération d’aujourd’hui…

Nouveau petit rire.

— Et la preuve en a été, mon bel idiot ! Lorsque le monde apprendra le coup d’Etat, notre rôle passera inaperçu. Officiellement, le peuple se sera soulevé contre l’ingérence des Occidentaux. Les errements de cette grosse reine grotesque, ballottée entre Londres et Paris, auront été fatals à la monarchie.

Le cortège s’arrête au pied des potences. Le bourreau (ce n’est pas le même que celui du torturorium), un gros ventru dont le nombril ressemble à une photographie aérienne de l’Etna s’avance, superbement et seulement vêtu d’un polo rouge et de bottes d’égoutier. Il s’empare du vieux barbu et le coltine sur ses épaules jusqu’au premier gibet.

— Comme à Mautfaucon, murmuré-je. Sacré Villon, va !

Vicky est encore près de moi.

— C’est maintenant qu’il faudrait utiliser votre merveilleux petit extincteur à consciences, lui dis-je.

— Mille regrets, riposte la jeune femme en tapotant la sacoche qui lui bat les flancs. Il a rempli sa mission. Je vous dis donc adieu, avec une pointe de nostalgie, car vous m’étiez plutôt sympathique…

— Charmé de vous l’entendre dire.

On nous dépose chacun verticalement contre nos potences respectives. Les gardes qui nous ont coltinés jusque-là nous encadrent, le visage ruisselant de sueur et le regard débordant d’allégresse car le spectacle les ravit.

Une puissante acclamation monte de la foule : le devin Nikola se balance au bout de sa ficelle, la langue pendante.

Le bourreau salue à la romaine. Il s’approche ensuite de l’infortuné William. Il exécute en rond, le bourreau. Après William, il y aura les deux : généraux, sir Dezange, Béru, moi et Sa Gracieuse ex-Majesté à qui on a tout de même laissé la vedette du spectacle. William reste imperturbable, magnifique de tranquillité.

— Sorry de passer devant vous, sirs, lance-t-il à ses compagnons tandis qu’on le cravetouze.

Son courage me file comme une sorte d’espèce de décharge dans toute la viande. Je me prends à part et je m’apostrophe ainsi : « Tu vas pas te laisser suspendre sans tirer ton baroud d’honneur, hé, San-A. C’est pas dans tes emplois, la passivité. »

Et je gamberge, mes gamins ! Et je me trémousse du cervelet ! Et je zyeute autour de moi, avec l’espoir d’une idée géniale !

L’ampleur de la scène est shakespearienne. Les néo-républicains sont transportés. C’est du délire collectif ! Un fade populaire monstre. Ils en suent d’enthousiasme.

Gling ! Bye-bye William ! À son tour de jouer les rosettes de Lyon[31] à quelques mètres de feu Nikola. Ballade des pendus ! Frères humains qui après nous vivez… Vanitas terminée, kaput ! Priez pour nous, pauvres bêcheurs !

L’orgasme du populo ressemble à un rugissement. Ça fait « vrraâoum ! » L’entrée d’Anquetil au Parc des Princes à l’issue de son triomphal Bordeaux-Paris.

Je tire sur mes ficelles, mais y’a rien de plus traître que le nylon. Plus vous faites d’effort, plus il vous cisaille l’habit d’Hoche. C’est alors que j’avise le sabre dabe hors d’âge d’un de mes gardes. Il l’a passé dans sa ceinture qui lui sert aussi d’uniforme et la lame rebique agressivement de mon côté. J’amorce un léger mouvement d’approche en pivotant sur mes talons. J’y vais molo, mais mes précautions sont superflues car il est trop fasciné par les prouesses de l’exécuteur des hautes œuvres.

On s’occupe d’un général pour l’instant, ce qui est moins affligeant. Lorsque j’ai bien pivoté, je me mets à frotter mes liens sur le tranchant du sabre. Et vous pouvez croire que je m’en paie une tranche, que je me passe au fil de l’épais, comme dirait our président. Cette pomme de garde ne prend même pas garde à mon manège. Je lime à l’envers. Ça pète… Je continue de me désaucissonner. Maintenant, lorsque je tire sur mes bras je sens que ça vient.

Encore un petit effort. Pour comble de chance, avant de se laisser haler, le général fait une déclaration. Il bonnit comme quoi le supplice qu’on lui inflige est indigne de sa qualité d’officier supérieur, et que l’histoire jugera sévèrement un tel acte. Les gus ne comprenant pas l’anglais s’entre-questionnent.

— Qu’est-ce qu’il dit ? me demande mon gardien au sabre en trompette.

Je lui traduis obligeamment, et à l’oreille, ce qui me permet de cramponner la poignée de son arme de ma main droite libérée. Je tire doucement, doucement. Lorsque je m’écarte de l’homme, ça y est j’ai son coupe-cigare bien à moi.

La suspension du général crée la bonne diversion. Je pige pourquoi, au moyen âge, les tire-laines opéraient au pied des estrades de bateleurs. Un zig qui, en extérieur surtout, a son attention accaparée devient un mannequin pour les détrousseurs de tous poils.

Je tranche les liens paralysant mes jambes. Ce que c’est bon de récupérer, ne fût-ce que pour quelques instants, la totale liberté de ses mouvements.

Mes deux gardes sont penchés en avant pour mieux voir hisser le pauvre officier. Moi, futé comme belette, je me coule en arrière, contourne ma potence, et passe derrière Bérurier.

— Bouge pas, mec, chuchoté-je. Et attends que je déclenche le patacaisse avant de nous jouer le retour de King-Kong.

Aucune réaction. Il se laisse couper les liens sans broncher, et même une fois que les fils de nylon gisent à ses pieds, il conserve farouchement la même position.

— Prépare-toi à piquer le sabre d’un de tes guignols, tu piges ?

Là-dessus, je recule dans le sein de la foule toujours hypnotisée. Mon propos : dénicher la môme Vicky avant que ça berzingue. La dernière fois que je l’ai située, cette douce panthère, elle se tenait près de l’échafaud de la reine. Faut que je fasse fissa. Dès que le général aura cessé de gambader dans le néant, il y aura ce relâchement qui succède à chaque numéro dans les music-halls, et alors, aussi pommes à l’huile qu’ils fussent, mes sbires s’apercevront que je viens de choisir la liberté.

Le sabre collé le long de ma jambe (pas celle-ci, l’autre !) je me glisse à travers la foule. Un incident amuse beaucoup cette dernière, un petit gavroche malotrusien vient de grimper à la potence du général comme à un mât de cocagne et a ôté la casquette de l’officier pour s’en coiffer. De là-haut, il adresse des grands signes à la foule et virgule des coups de pompe au corps pour le faire se balancer. L’intermède a beaucoup de succès. D’autres gosses, ne voulant pas être en reste, escaladent les premiers gibets. Ça plaît énormément. Je vois Anar Chizan, dressé sur un baril de peaux de bananes traitées qui applaudit et hurle « Mort aux pas noirs ! », ce qui n’est pas gentil pour les Chinois qui ont organisé cette révolution, ni pour les belles Scandinaves qui lui ont permis de la réaliser.

Docile, la foule reprend, « mort aux pas noirs ». Quand une populace vous clame ça dans les portugaises, vous rêvez d’être le cousin germain de M. Humphouët Boigny. Je me ratatine, me recroqueville. Je noircis sûrement à force de bonne volonté.

Enfin, j’avise Vicky, à trois mètres de là, pas tellement à son aise, elle non plus. C’est alors qu’un grand escogriffe s’interpose. Il m’a vu et reconnu ; il est tout à la fois surpris et courroucé. Il va pour, simultanément (car c’est un gars qui a une certaine ubiquité dans la pensée, l’expression et l’action) hurler et me sauter dessus. Mais San-Antonio, le petit intrépide, lui plonge confidentiellement sa rapière dans l’estomac. Vous devez bien penser, malgré votre inaptitude congénitale, que si j’ai chouravé un sabre, c’était pas pour m’en servir comme signet ! Du reste, de nos jours les bouquins sont massicotés, ce qui est la logique même. Car enfin, un livre ne peut servir que lorsqu’il est feuilletable, conclusion, il y a pas si longtemps, et même encore parfois, on est obligé de terminer soi-même la fabrication de ceux qu’on achète.

Pourquoi je vous parle de ça à un pareil moment, alors là, je suis bien incapable de vous l’expliquer. Simple enchaînement d’idées. Vous détraquez pas le grand zygomatique, je poursuis.

L’escogriffe pousse une grimace épouvantable et se plie en deux. Le gars bibi décide qu’il y a extrême urgence et, oubliant toute prudence, écarte les badauds à coups de coudes pour aller plus vite.

Je m’annonce enfin derrière Vicky. Elle a sa sacoche sous le bras, la sangle de celle-ci étant entortillée à son poignet.

Pas mèche de la lui arracher par surprise. Alors aux grands maux, les… etc… Je baisse le bras droit à fond afin de pouvoir tenir le sabre comme un coutelas. Puis j’abats la gauche sur la sacoche afin d’empêcher la gosse de l’ouvrir.

Elle sursaute, se détourne. Nous sommes visage à visage. Ses yeux s’agrandissent de stupeur, comme on le dit si joliment dans les bouquins d’action depuis bientôt un siècle.

Des cernes lui soulignent le regard.

— Lâche ta sacoche, môme, ou je t’étripe.

Et, joignant the geste to the parole, je lui pique le ventre avec mon instrument.

Elle s’est ressaisie, au lieu de devenir souple, son bras se crispe.

— Vite ! gronflé-je silencieusement, tu dois bien piger que l’époque des cadeaux est finie entre nous !

À cet instant, il y a une bousculade. Des cris. Je pige qu’on vient de s’apercevoir de ma fugue. Le remous me fait faire un faux mouvement et la lame bien affûtée s’enfonce dans le corps de la fille. J’ai beau essayer de contenir mon geste forcé, la pression de la foule m’en empêche et je sens pénétrer le sabre dans les chairs palpitantes. Les yeux de Vicky se révulsent.

À ce moment des paluches m’alpaguent. Je sens pleuvoir des coups dans mes reins, sur ma nuque. Le cadavre de Vicky m’entraîne. Je tombe. On m’assaisonne affreusement. La multitude se concentre. Tout le monde veut me piétiner.

Je n’ai qu’une idée. Ouvrir la sacoche, m’emparer du vaporisateur… Je suis étourdi. Endolori. En feu ! J’ai du sang dans la bouche. Je sais que je vais m’évanouir. Périr là, dévoré par ces jambes en furie comme par les dents d’un monstre. Je lutte, une main sur ma nuque, l’autre s’affolant sur le fermoir de la sacoche. Je ne vois même pas ce que je fais. J’ai des cloches plein la tronche. Je n’y vois plus clair. Il n’y a plus que ma main qui tâtonne. Elle est toute seule. Délivrée de moi, autonome ! Des mâchoires d’acier me coupent les chairs. Je perds conscience… Je retrouve conscience. J’entends des cris. Ça et là, un gnon plus douloureux m’est perceptible. Je me vide comme un tube de crème qu’on piétinerait. Je me réunis encore un coup. Un dernier. Je sens du froid, du lisse, du rond dans ma main.

Je me dis : « C’est le tube lance-sommeil ». Et je me dis également : s’il a son couvercle je suis marron parce qu’il me sera impossible de le dévisser. Je coule ma main droite sous mon autre bras et j’appuie sur toute la surface du tube dans l’espoir de trouver le bouton. Illico, les coups cessent. Des poids pesants s’abattent mollement sur moi. Je pense : « Ça y est, ça fonctionne ». Je rassemble ce qui demeure en moi de récupérable. Je finis mes propres restes, en somme. Je m’arc-boute. Alentour c’est la panique. Je la décèle à travers un brouillard sanglant. Je vois une traînée de gus inanimés devant moi. D’autres qui fuient en se bousculant sauvagement. Et puis, plus loin, une autre traînée de gus out mais pour ces derniers c’est plus grave. Béru se fraie un passage en moulinant de deux sabres à la fois. Ah ! il fait le détail, pépère ! Tzouim ! Floc ! Ça taille, ça crève, ça perce, ça estoque comme à Bouvine. Il marche droit vers le gibet de sa chère reine, le vaillant bretteur. Quelques téméraires essaient bien de se le payer par-derrière, à la sournoise, façon roquet, mais on dirait qu’il a des yeux dans le dos, Béru. Peut-être que sa bonne vierge a fait un miracle, qu’elle a donné le don de la vue à son dargeot. Il a l’anus en œil de Caïn, le Gros. Ça lui permet de voltefacer opportunément.

Dopé par ce fabuleux spectacle, je me dresse, tout sanguinolent, mon fly-tox braqué. Une giclée à droite, une giclée à gauche. Bouvine, que je vous dis ! Les récalcitrants s’endorment. Les gardes déguerpissent. Ça se vide. On fait place (du Peuple) nette. Y reste plus que le bourreau, les suppliciés en attente et ce bon Anar Chizan, toujours debout sur son baril qui hurle en nous désignant à ses chers absents :

« Emparez-vous de ces hommes ! Je vous ordonne de vous emparer de ces hommes ! »

Je lui cloque un coup de reniflette pour le faire taire. Il choit de son piédestal. Un petit coup au bourreau, lequel passait déjà sa cravate de cérémonie à sir Dezange, et nous voici maîtres de la situation.

Je laisse au bon Bérurier l’honneur et l’ineffable plaisir de délivrer la reine Kelbobaba.

Elle a dû maigrir d’une vingtaine de kilogrammes, la brave souveraine, pendant ces dernières heures. Vu son embonpoint, ça ne se remarque pas, mais ça se lit à la langueur de son regard. Un sacré coup de sauna qu’elle vient de se torchonner, Poupette.

Elle s’abat en sanglotant sur la poitrine de son Bayard.

— Allons, allons, ma gosse, essaie de la calmer Béru, faut pas vous détraquer les glandes lacrymogènes. Vous deviez bien vous douter que tant que nous fussions vivants, mon camarade San-A. et moi, personne ne pourrait toucher à un seul poil de votre barbe !

CHAPITRE CINQ bis[32]

Pendant que les ivoiriers de la Cour retapent le trône, et tandis que la foule se rassemble sur la place du Parlement (ex-place du Peuple) que l’on a débarrassée de ses gibets (les à fruits et les pas mûrs) aux cris de : « Vive la reine, vive la monarchie » ; je discute le bout de gras avec sir Harry Dezange, le miraculé du nœud coulant.

Nous sommes assis chacun sur une borne-tabouret. La mienne indique « Marlow 4 miles » et la sienne « Ouinville 2 km », c’est vous dire si nous faisons assaut de politesse. Celle-ci ne se limite pas au choix de nos sièges, mais elle fait de notre conversation, un pur joyau du XVIIe siècle.

— Mon cher[33], déclare Dezange, je ne souhaite qu’une chose : toujours rencontrer sur mon route des adversaires de votre trempe. Je vous dois la vie, comment pourrais-je vous revaloir cela ?

— Vous m’abonnerez à Life, plaisanté-je non sans finesse.

Il me présente la main.

— Et sorry pour ma conduite de midi. J’aurais pu intercéder en votre faveur, après vous avoir confondu…

— Bast, clémenté-je, les affaires étrangères sont les affaires étrangères. L’essentiel est que tout cela finisse bien pour nos os, n’est-ce pas ?

— Il ne nous reste plus qu’un point litigieux à trancher, fait Dezange de sa belle voix paresseuse en lissant les phalanges de sa main gauche.

Je le vois radiner, le sir, avec sa nonchalance et sa vue basse.

— Croyez-vous ? demandé-je.

— Voyons, my friend, l’affaire du Traité n’a toujours pas été réglée.

Il allume un cigare et poursuit :

— Malgré la dette de reconnaissance que j’ai envers vous, il me faut vous prévenir que je vais tout mettre en œuvre pour faire prévaloir la thèse britannique.

— … ?

Et d’ajouter, en riant à travers la fumaga bleue de son havane :

— Vous l’avez dit : « Les affaires étrangères sont les affaires étrangères ».

— Vous venez de perdre un solide atout en la personne du devin Nikola que vous aviez soudoyé…

— Bast, il m’en reste d’autres.

— On peut savoir ?

— La reine Kelbobaba n’est qu’une souveraine d’opérette. Si Sa Majesté Élisabeth II l’invite à lui rendre une visite officielle et qu’elle la lui promette triomphale, pensez-vous que Kelbobaba résistera à un tel argument ?

Je fais la grimace car, effectivement, le coup est rude.

— Reste à savoir, si votre reine…

— Mais je sais, sourit Dezange, et je suis autorisé à formuler l’invitation en dernier argument.

Ça me plaît pas, ce machin-là, mes frères. Mais alors, pas du tout.

— Après cette révolution avortée, continue le Talleyrand d’Outre-Manche, la monarchie malotrusienne va avoir besoin d’être consolidée. L’opération prestige, my dear, croyez-moi, il n’y a rien de tel. Kelbobaba cédera, d’abord parce que ça lui fera plaisir, ensuite parce qu’il y va de son trône !

— Je pourrais la faire inviter par notre Président, objecté-je.

— Hmmm, murmure le Diable goitreux, sans vouloir diminuer le prestige de votre grand homme, permettez-moi de vous faire remarquer qu’une Citroën ne vaut pas un carrosse et qu’il a reçu déjà tellement de dignitaires noirs que la chose manquerait de panache.

La carne ! Je commence à regretter d’être intervenu à temps pour lui sauver la mise. S’être donné tout ce mal pour se faire coiffer au poteau, avouez qu’il y a de quoi grincer des chailles !

Je dois arborer une moue de circonstance, car l’œil de Dezange frise.

— Allons, cher collègue, me dit-il, il faut savoir perdre avec le même brio que vous apportez à gagner.

Il a raison. Je lui rends son aimable sourire.

— Au fait, sir, comment avez-vous échappé à l’honorable gentleman suisse auquel je vous avais confié ?

Il hausse les épaules.

— Mon ami, ne prenez jamais pour complice un monsieur qui gobe une petite pilule toutes les cinq minutes. Lorsque vous avez été parti, il m’a suffi de lui affirmer que l’Intelligence Service serait chez lui avant vingt-quatre heures pour qu’il nous reconduise lui-même à Genève en se confondant en excuses…

Là-dessus, les portes s’ouvrent à deux battants. Le héraut annonce :

— Sa Puissante et Gracieuse Majesté, la Reine !

Nous nous levons.

Kelbobaba revient de ses appartements, flanquée de toute sa cohorte de lécheurs et pourlécheurs. Bérurier marche noblement à son côté, le front ondulé comme le toit d’une cabane à outils. Tiens, au fait, où était-il passé, le bougre ? Captivé par ma conversation avec Dezange, je ne m’étais pas gaffé de son absence.

Elle prend le bras du Gros pour gravir les marches de son trône rafistolé. Je remarque que leurs doigts sont emmêlés. Dites donc ! Est-ce que le gars Béru n’aurait pas aidé (à sa façon) la reine à se remettre de ses émotions ? Comme s’il devinait ma pensée, Alexandre-Benoît se retourne et me virgule un clin d’œil.

Au lieu de s’asseoir, la souveraine lève les bras en V.

— Vive la reine ! Vive la monarchie ! crie l’assistance.

Kelbobaba impose silence. Sa voix fluette retentit.

— Écoutez, vous tous, commence-t-elle, après m’être longuement recueillie…

Le Gros considère la pointe de ses groles d’un œil modeste. Un léger sourire satisfait donne de l’apaisement à son rude visage.

— Après avoir consulté le dieu Reféme le…

— Présent, gouaille Béru.

— Le dieu Cequélébate, poursuit la reine…

— C’est lui ! ajoute Béru en levant le bras.

— Et le dieu Tanhalonkomsa, termine Kelbobaba.

— C’est toujours lui, insère Béru.

— J’ai décidé ce qui suit, continue la grosse dame. À compter d’aujourd’hui, la monarchie est abolie aux îles Malotrus. Moi, votre reine, j’abdique afin que la nation malotrusienne poursuive plus librement sa marche triomphale vers le progrès.

C’est la stupeur ! Le silence ! L’hébétude !

Je me remets tant bien que mal pour filer un coup de coude à Dezange.

— Dites donc, vieux, familiarisé-je, j’ai idée que votre opération « consolidation du trône » est annulée !

Kelbobaba continue.

— À dater de cet instant, poursuit la citoyenne Kelbobaba (n’étant plus reine elle a droit à cette promotion), je deviens présidente de la nouvelle république. Ce faisant, j’ai les mêmes droits que mes sujets et je pourrais même me remarier s’il m’en prenait la fantaisie.

Ah ! petit monstre ! Ah ! sacré Béru !

— Une nouvelle constitution sera établie, à l’élaboration de laquelle le peuple participera par voie de référendum. En attendant, je nomme ministre des Affaires étrangères M. Alexandre-Benoît Bérurier, ici présent, dont le courage et la clairvoyance ont évité à notre bien-aimé pays de sombrer dans le chaos et l’anarchie.

— Et toc ! me fait le Gros. Une extraordinaire acclamation jaillit de toutes les poitrines :

— Vive la République ! Vive la Présidente ! Vive le ministre !

Des estafettes partent au galop pour annoncer au peuple la grande nouvelle. On se congratule.

Rapidement, je m’approche du Gros.

— Ça consiste en quoi, ton petit tour ? je lui demande.

Il bat des paupières.

— C’te femme, depuis des années qu’elle faisait roue libre du fouinozoff, les émotions édentes, j’ai eu qu’à me baisser pour lui ramasser la vertu. Tu penses bien que lorsque je lui eus fait ma grande séance parisienne : la cabriole d’Asnières, le mistifrisé de Pantin, la vipère lubrique du Kremlin-Bicêtre, le triple élan d’Aubervilliers, le ramoneur de la Bastille, l’arrosé du Petit-Clamart, l’inondé de la Butte, le Mimi de Pinson ; en continuant par mes célèbres tableaux vivants, style « Pose ta chique sur le radiateur », « Y a ton lacet qui se délasse » ou « Si t’aimes plus ça, n’en dégoûte pas les autres », elle était sous ma coupole, la majestueuse Majesté. Sa dynastie faisait des couacs, mon pote ! Sans compter que ça l’épouvantait, l’idée qu’on suce qu’elle venait de s’espédier chez Montgolfier. Le foutre m’a pris, et je lui dis tout de gauche : écoute, Germaine…

— Germaine ? m’étouné-je.

— C’est son deuxième prénom, je le trouve plus à ma portée. Donc, je lui dis : écoute, Germaine, avec ta royauté de mes choses, t’auras jamais que des zizanies, t’en as eu un exemple assez carabiné t’t’ à l’heure. Tu vas me virer ton trône à la gomme, ta majesté grassouillette, tes esclaves et tout le bigntz et te foutre en république à responsabilité limitée, que de cette façon, en prenant les devants, tu feinteras tous les pas contents. Si Louis XVI en aurait fait autant, il serait encore vivant, bien peinard à tirer le faisan à Rambouillet, au lieu de chercher sa tronche à quatre pattes.

Il baisse le ton.

— Elle a réfléchi un rien de temps : « Vendu ! » qu’elle m’a fait, Germaine. Et aussi sec, la v’là qui fout son affaire en société et qui me bombarde ministre des Affaires étrangères.

Revenant aux solennités de sa charge, le Gros m’écarte gentiment de son champ visuel et se frappe dans les mains.

— Dites donc, citoilliens ! crie-t-il. On va commencer par fout’ un peu d’ordre dans la crèche. Si la Présidente est d’accord pour me débloquer des crédits, emmenez-moi ce t’affreux Anglish et le révolutionnaire à l’ami de pain ainsi que les filles blondes à l’arrêt au port, et filez-leur un bifton pour London qu’on les revoie plus. Moi, ce que je veux, c’est la salubrissement du pays. Je ne suis Nègre que d’adoption, c’t’entendu, mais vous le voyez : le cœur y est !

— Vive le ministre ! lui est-il répondu.

CONCLUSION facultative[34]

Quelques semaines plus tard…

À l’ambassade malotrue de Paris, un deux-pièces sur cour rue du 29-Juin[35]. Sont réunis autour d’une table bancale recouverte d’une toile cirée verte : l’ambassadeur malotru en France (dans le privé il est poseur de rails à la R.A.T.P.), le ministre des Affaires étrangères français, son homologue malotru et leurs secrétaires, plus, un peu à l’écart et debout, le Vieux, de hautes personnalités si viles et pourtant militaires ainsi que votre serviteur.

Le ministre des A.É. français appose son paraphe sur un document et, toujours très gracieux, tend sa pointe bic au ministre des A.É. malotru.

— À votre tour, Excellence ! dit-il à son collègue.

L’interpellé s’essuie le nez d’un revers de manche, frotte la pointe du stylo sur le rêvers de son veston afin de lui refaire une virginité et écrit au bas du parchemin, en caractères délibérés :

« Pour la République malotrue : Alexandre-Benoît Bérurier.

Ainsi, par ce trait de plume, la France vient-elle d’acquérir cette fameuse île de Tanfédonpa, objet de tant de convoitises.

Un soupir de soulagement décoiffe l’assistance. Lors, la porte s’ouvre sur un Noir amaigri qui marche en s’aidant d’une canne. Je sursaute en reconnaissant Tabobo Hobibi.

— Comment, c’est vous ! balbutié-je.

Il me secoue énergiquement la main.

— C’est moi, grâce à vous, cher Monsieur. Sans le vin que vous m’avez fait boire alors que j’agonisais, je ne m’en serais sûrement pas tiré.

Béru fronce les sourcils, un bref moment dérouté. Puis, le côté bon bougre de son personnage reprend le dessus.

— Deux ministres des Affaires étrangères pour un même État, ça fait un peu beaucoup, mon pote, dit le Gros à Tabobo Hobibi. Je vais te rendre ton larfouillet, collègue. Et quand tu seras rentré au pays, dis à la Présidente, en lui remettant le pognon de la France, qu’elle l’utilise un peu mieux qu’elle !

FIN

Et, comme promis : résumé de la seconde partie

Après les péripéties que vous venez de ne pas lire, San-A. et Bérurier sont revenus de l’archipel des Malotrus après avoir obtenu que la Présidente Kelbobaba cède à la France, plutôt qu’à la Grande-Bretagne, l’île de Tanfédonpa où notre gouvernement va poursuivre ces fameux essais atomiques qui forcent l’appréhension de certaines peuplades primitives et des députés de la majorité.

Sans frais, ceux-ci étant à la charge de l’éditeur.
Ce qui est une façon de
J’sais
Bérurier a
On
J’écris ah, well au lieu de ah, bien,
Idem.
Laissez, y’en a que ça im
Un illustre lecteur m’écrivait récemment
En Suisse, comme dans beaucou
Comme son nom l’indique,
Le grand-
em
Je ne fais que
N’oublions
Je crois utile de donner quelques éclaircissements aux lecteurs concernant le salut au coureur en question. Les allumettes constituant, dans les Malotrus, une denrée extrêmement rare, le gouvernement malotrusien a décrété qu’on n’en utiliserait qu’une
Je voulais vous faire remarquer quelque chose, mais je ne me ra
Aux Malotrus on ne se sert
Le linoty
Dommage, y en avait trois cha
Vraisemblablement
Le Gros a voulu dire « sujets ».
Les
Ça fait
J’ai l’habitude d’a
Ne cherchez
L’arme blanche a la faveur des gens de couleur.
A
Toujours
Sim
Que je
La brièveté de ce dernier cha
Moi, je lui dis « my dear »
Mais attendue.
Jour anniversaire du commissaire San-Antonio.